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2. Les Lumières comme émancipation et source des droits

2.1. Occultation des sources chrétiennes de la modernité

Ce n’est certainement pas un hasard si la civilisation chrétienne fut celle qui élabora une philosophie des droits de la personne. Son héritage religieux et ses valeurs issues de la Tradition judéo-chrétienne axée sur l’égalité de tous les hommes la prédisposaient naturellement à jouer ce rôle67. Comme le souligne adéquatement Jean Rivero, «la plupart des concepts qui sont à la base des droits de l’homme sont nés de la tradition judéo-chrétienne»68.

Pour Jean-Paul Willaime, la distinction du spirituel et du temporel, et donc l’une des sources de légitimation de la laïcité moderne, aurait un fondement scripturaire. Il écrit que «par le fameux ‘‘Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu’’ (Mt, 22,21), la séparation du politique et du religieux, et donc les germes de la laïcité, était posée dès les origines du christianisme»69.

Pour George Weigel, la vision laïciste de l’histoire européenne procèderait d’une double erreur. On imaginerait les Temps modernes comme

66 Ibid., p. 122-123.

67 Sur les sources chrétiennes de la modernité, cf. notamment, Phillipe Nemo, Qu’est-ce que l’Occident?, 2004, en particulier les chapitres 4 et 5 respectivement intitulés «La Révolution

papale des XIe-XIIIe siècles» et «L’Avènement des démocraties libérales», p. 45-91; Jean-Paul

Willaime, Europe et religions, 2004; Max Weber, L’Éthique protestante et l’esprit du

capitalisme, 2003; Martin Poëti, Le Christianisme a-t-il engendré la modernité? Interprétation de Marcel Gauchet, 2002, mémoire de maîtrise, Université de Montréal; Graham Maddox, Religion and the Rise of Democracy, 1996; Hervé Savon, «Présentation», dans Alain Dierkens

(éd.), Le Libéralisme religieux, 1992; Thomas Nipperdey, Réflexions sur l’histoire allemande, 1992; Ernst Troeltsch, Protestantisme et modernité, 1991; Jean Rivero, «Jean XXIII, 1881- 1963», dans Dictionnaire des œuvres politiques, 1995, p. 536-542; Actes du IXe colloque national des juristes catholiques tenu à Paris les 11-12 novembre 1988, Droits de Dieu et droits

de l’homme, Paris, Téqui, 1989; Louis Dumont, Essais sur l’individualisme, 1983; Peter L.

Berger, La Religion dans la conscience moderne, Paris, Centurion, 1971; Henri Bergson, Les

Deux Sources de la morale et de la religion, 1932.

68 Jean Rivero, «Pacem in Terris», Dictionnaire des œuvres politiques, p. 536. 69 Jean-Paul Willaime, Europe et religions, p. 123.

une tabula rasa, comme si la nouvelle époque n’était en aucune façon redevable aux idées et aux valeurs de la période historique antérieure. Enfin, on noircirait le Moyen Âge en insistant sur les dérapages des Croisades ou de l’Inquisition. L’intention manifeste de cette réécriture de l’histoire serait de discréditer le christianisme. Parallèlement, on enseignerait dans les pays anglo- saxons que la Glorious Revolution de 1688 soit à l’origine de la démocratie, alors que la Révolution de 1789 serait interprétée comme le point de départ de l’ère démocratique sur le continent. Ces lectures tendancieuses négligeraient délibérément l’indispensable contribution de la Tradition judéo-chrétienne dans la valorisation de la liberté, de l’égalité et de l’irréductible dignité de chaque personne devant Dieu. Approche que Jean-Paul Willaime qualifie avec une touche d’humour particulièrement bien indiquée d’«immaculée conception des droits de l’homme». Or, ajoute-il, «[c]ette façon de voir qui peine à reconnaître l’apport essentiel des religions dans la genèse de la modernité occidentale risque aussi d’avoir des conséquences négatives pour la démocratie elle- même»70.

Hervé Savon rappelle que la critique ultramontaine attribue une importance considérable à la Réforme comme l’une des sources idéologiques majeures de l’autonomie :

[L]’adjectif «libéral» n’ajoute rien au substantif «protestant»; l’expression n’est qu’une pure tautologie. À leurs yeux, le libéralisme ne commence ni avec les Lumières ni avec la Révolution française, mais bien avec la révolution religieuse du XVIe siècle, avec la Réforme, dont ni Luther ni Calvin n’ont discerné toutes les implications71.

Ainsi, contrairement à la lecture séculariste qui situe dans le Siècle des Lumières le moment du grand basculement inaugurant l’ère moderne, certains auteurs insistent sur la contribution du protestantisme à l’histoire des idées modernes. Tel est le cas de Peter L. Berger :

70 Ibid., p. 122.

Si on le compare à la «plénitude» de l’univers catholique, le protestantisme apparaît radicalement tronqué, une sorte de réduction à l’«essentiel» aux dépens d’une grande profusion de contenus religieux […] Si, pourtant, nous examinons de plus près ces deux complexes religieux, nous constatons que le protestantisme a extrêmement réduit l’extension du sacré dans la réalité si on le compare au catholicisme qui lui fait face. L’appareil sacramentel est réduit à un minimum et même ce qui en reste est dépouillé de ses attributs plus proprement sacrés. Le miracle de la messe disparaît totalement. Les miracles moins habituels, s’ils ne sont pas totalement niés, ont pourtant perdu toute signification réelle pour la vie religieuse. L’immense réseau d’intercession qui unit le catholique vivant ici-bas aux saints et aux âmes de tous les défunts, disparaît également. Le protestantisme ne prie plus pour les morts. Au risque de simplifier à l’excès, on peut dire que le protestantisme s’est dépouillé lui-même, dans la mesure du possible, des trois accessoires du sacré les plus anciens et plus puissants – le mystère, le miracle et la magie […] Le catholique, lui, vit dans un monde dans lequel de nombreux canaux servent de médiateurs au sacré – les sacrements de l’Église, l’intercession des saints, l’irruption fréquente du «surnaturel» dans ce monde, par les miracles – un vaste enchaînement d’êtres entre le visible et l’invisible. Le protestantisme a éliminé la plupart de ces médiations. Il a brisé l’enchaînement, détruit la continuité, coupé le cordon ombilical entre le ciel et la terre et il a ainsi renvoyé l’homme à lui-même, d’une façon radicale, sans précédent dans l’histoire […] On peut donc affirmer que le Protestantisme a servi historiquement de prélude décisif à la sécularisation, quelle que puisse être l’importance des autres facteurs72.

Comme nous pouvons le constater, la Réforme protestante s’accompagne, pour Peter L. Berger, d’une importante désacralisation. La fin du culte et de la communion des saints, l’abandon de la théologie de la présence réelle, la réduction des sacrements, etc., convergent vers un retrait du surnaturel dans la vie de la communauté ecclésiale protestante. Dans une certaine mesure, elle préfigure déjà la sécularisation.

Dans ses Réflexions sur l’histoire allemande, l’historien Thomas Nipperdey consacre tout un chapitre sur l’impact historique du luthéranisme. Ce dernier, intitulé «Luther et le monde moderne» s’ouvre sur la question centrale qui structure tout son développement, «quelle place Luther occupe dans le

cours de l’histoire mondiale, dans l’avènement du monde moderne»73. Sa conclusion prend la forme d’une formule particulièrement intéressante. Pour cet auteur, Luther n’est clairement pas le père de la modernité, car ses préoccupations et sa culture appartiennent définitivement au Moyen Âge tardif marqué par la crainte du péché et le souci du salut. Il serait par contre «le grand-père de la modernité»74. Il commence d’abord par définir la modernité en des termes qui correspondent aux nôtres, pour ensuite mettre en lumière l’apport spécifique du luthéranisme dans l’avènement de cette conception anthropologique :

Le monde moderne est individualiste : droits, liberté, bonheur, accomplissement de l’individu, voilà ce dont il s’agit, et la société est telle qu’elle configure les individus, libérés des anciennes attaches supra-individuelles, sur le modèle du contrat. La modernisation c’est l’individualisation, la modernité c’est le subjectivisme. Une histoire qui remonte fort loin, aux Grecs, aux juifs et surtout au premier christianisme; dans la religion chrétienne il s’agit bien du salut de l’âme individuelle. Or Luther, à ce grand tournant, porte d’un seul coup cette histoire plus avant. Ce n’est ni un individualiste moderne ni un subjectiviste, mais un personnaliste. C’est l’individu qui se tient seul face à Dieu, sans aucune assurance apportée par la tradition et l’institution, par la nature ou par l’action : il n’y a rien d’objectivable à quoi il puisse s’en remettre. Luther a conçu la foi de façon pleinement personnaliste, il ne s’appuie pas sur le sacrement naturel-surnaturel, il est spiritualiste, invisible, totalement «intérieur». L’individu ne croit plus ce que croit l’Église, mais il croit par lui-même […] Cette foi personnaliste, cette liberté intérieure ont fait de l’individu un être indépendant, elles ont mis en place le principe moderne de la détermination intérieure. Seule cette conviction religieuse […] était en mesure de promouvoir l’individualisme moderne au rang de fait historique d’importance mondiale75.

En supprimant la médiation de l’Église et en répudiant la loi naturelle, le luthéranisme aurait ouvert la voie à la modernité en plaçant la personne seule face à Dieu, dans une sorte de relation directe entre Dieu et sa créature. Les intermédiaires et le cosmos porteur de Sens auraient été abolis par la Réforme

73 Thomas Nipperdey, Réflexions sur l’histoire allemande, p. 41. 74 Ibid., p. 45 et passim.

luthérienne. Par la suite, la révolution moderne se serait distinguée en franchissant une nouvelle étape cruciale, en revanche inconcevable pour Luther et donc en rupture complète avec lui, la fin de la relation avec Dieu. L’homme initialement libéré de l’Église par la Réforme l’est désormais de Dieu. Il est désormais parfaitement autonome, il devient la source unique du Sens.

Reprenant en partie la thèse wébérienne sur le désenchantement du monde, l’historien munichois écrit :

Le monde moderne est un monde séculier, profane, il n’est plus sous la tutelle de l’Église et de la foi, l’histoire moderne est une histoire de la sécularisation. Ce monde a de nombreuses racines, depuis Machiavel jusqu’à l’Aufklärung, mais la religion chrétienne est l’une des plus puissantes. Elle a dédivinisé et désacralisé, elle a ruiné la représentation magique, elle a désenchanté le monde. Luther intervient de façon marquante dans ce processus et lui fait subir une avancée considérable. Dès lors que moines et prêtres n’occupent plus aucune position particulière, le travail, la famille, l’État sont désormais la sphère véritable de la vie chrétienne. S’il n’y a plus de saints, ni de bénédiction des champs avec des prêtres et sacrements, le ciel et la terre sont définitivement séparés […] Luther a fait la distinction entre les deux règnes ou les deux gouvernements, le spirituel et le profane. Le monde n’est pas confié à l’Église, mais à la raison naturelle de l’homme et à l’amour pratique des chrétiens. C’est le refus du cléricalisme et de la théocratie, c’est par là qu’on accède à la majorité de l’homme raisonnable dans son rapport pratique au monde76.

Nous partageons cette lecture de Nipperdey, son analyse de la contribution du luthéranisme au monde moderne. Elle offre le double mérite de souligner l’apport involontaire de Luther dans l’histoire des idées, mais aussi ce en quoi celui-ci se distingue de la modernité proprement dite. Luther n’est pas un moderne. Toute sa vision du monde est axée sur Dieu; celle-ci est inconcevable sans lui. Il serait donc erroné de voir en lui le père de la modernité plutôt que son grand-père.

Par contre, nous nous démarquons de la thèse de Thomas Nipperdey sur un point important. Il définit, comme cela est fréquent en Europe continentale, la modernité au singulier, comme s’il n’existait qu’une seule expression

historique et contemporaine de celle-ci. Ainsi comprise, en termes exclusivement de subjectivisme, les chrétiens ne peuvent être des modernes. Cette définition reviendrait à faire d’eux des résidus d’une époque antérieure, des réactionnaires d’une période de l’histoire à jamais révolue. Telle est, nous y reviendrons, en particulier dans la seconde partie, l’une des contributions majeures de cette thèse au progrès des connaissances : ce lieu commun d’une modernité exclusivement appréhendée dans une interprétation unidirectionnelle ne permet pas une analyse conforme et fidèle à la réalité historique, sociologique et contemporaine du monde moderne. Elle est fermée à sa diversité. Cette définition conduit à une impasse dans la compréhension des mouvements religieux contemporains et demeure empreinte des préjugés d’une époque séculariste et laïciste convaincue de l’épuisement progressif et inéluctable du religieux. Bien que cette lecture de l’histoire moderne se soit révélée invalidée et démentie par les courants contemporains, et bien que cette nouvelle réalité ait conduit à une réévaluation plus équitable largement partagée par la communauté universitaire, la définition du concept de modernité n’a paradoxalement guère évolué. La présente thèse milite en faveur d’une redéfinition qui fasse place à une interprétation double, à partir des sources historiques des deux paradigmes offerts par les États-Unis et la France.

À la lumière des diverses contributions les plus opposées dans le cadre du débat sur les sources de la modernité, il nous semble raisonnable de conclure que le christianisme a joué un rôle considérable dans son avènement. Est-il pour autant la source unique? On peut légitimement en douter. Si les partisans inconditionnels des Lumières négligent l’importance de la matrice culturelle chrétienne, il serait sans doute tout aussi erroné que de ne pas intégrer la philosophie gréco-romaine et divers courants du XVIIIe siècle. Ces trois foyers d’idées ont convergé pour que naisse la modernité occidentale.