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3. Une religion politique issue de la sécularisation?

3.3. Arguments contre la religion politique

3.3.2. Le débat sur la définition de la religion

La seconde ligne d’argumentation contre l’interprétation du nazisme comme religion politique met en cause la définition du phénomène religieux retenue par celle-ci. Elle serait trop vaste et approximative et, dès lors, pourrait inclure toute une série de phénomènes qui n’aurait à proprement parler rien en commun avec l’univers religieux, tout en constituant des réponses valables au besoin de sens. Comme l’écrit Philippe Burrin, qui est par ailleurs un partisan de la religion politique, «[…] the crux of the problem is how religion itself is defined»272. Même opinion chez Stanley Stowers: «Much of the difficulty with the idea of nazism as a political religion results from the lack of clarity about the concept of religion [...]273.»

À titre d’exemple, il nous semble que Richard J. Evans envisage une définition beaucoup trop restrictive du phénomène religieux :

Hitler’s insistence that nazism was about the here and now, about life on earth, and not about the future, or some possible other-wordly eternal life, effectively destroys the concept of nazism as a political religion, since religion is nothing unless it involves a belief in the supernatural and in an eternal, unchanging God or gods274.

270 Mark E. Ruff, op. cit., p. 267.

271 Manfred Gailus, «A Strange Obsession with Nazi Christianity», p. 38. 272 Philippe Burrin, «Political Religion: The Relevance of a Concept», p. 325.

273 Stanley Stowers, «The Concepts of “Religion”, “Political Religion” and the Study of

Nazism», p. 11-12.

Or, nous l’avons vu dans la précédente section, la représentation religieuse du nazisme s’inscrit dans l’immanentisme des Lumières, à la différence près que celui-ci est investi de religiosité. Selon la définition du religieux retenue par Richard J. Evans, le nazisme ne pourrait être appréhendé dans la catégorie des religions politiques précisément parce qu’il est fermé sur la transcendance.

L’historien des religions Stanley Stowers estime pour sa part que le concept de religion politique est irrecevable parce qu’il repose sur une fausse présupposition de l’illégitimité d’une confusion du temporel et du spirituel. En effet, la notion de religion politique implique pour ainsi dire une usurpation par le politique d’une zone religieuse qui lui serait interdite. Or, l’auteur soutient que la distinction des deux pouvoirs est un héritage de la modernité, alors que la fusion ou la solidarité des deux domaines représentent en fait la norme dans l’histoire de l’humanité. Il y a en somme, chez les tenants de l’école de pensée de la religion politique, un préjugé favorable à la distinction des pouvoirs, voire une sorte de mise en accusation implicite de la tentative de rapprochement du religieux et du politique. Comme si l’altérité du politique devait absolument être préservée de toute forme d’emprise du temporel. En d’autres termes, la théorie de religion politique pèche par occidentalo-centrisme :

In the many thousands of cultures that anthropologists and historians of religions have studied, politics and religion are, with the exception of recent western modernity, almost always intricately intertwined [...] From the perspective of the world’s history and cultures, it seems more reasonable to view post-Enlightenment attempts to separate religion and politics as contested departures from the historical norm275.

D’ailleurs, ce qui est vrai pour le politique l’est tout autant pour la science, affirme Stanley Stowers. La science moderne repose sur l’idée cartésienne d’une nature vidée de toute signification spirituelle et opérante selon des lois cycliques régulières. La dichotomie politique/religion recoupe celle opposant nature/spiritualité: «The so-called Cartesian split between a

275 Stanley Stowers, «The Concepts of “Religion”, “Political Religion” and the Study of

natural order of cause and effect by uniform physical laws acting on qualitatively uniform matter versus an entirely other realm of the spiritual is modern and western in origin276.»

Deuxième critique, la notion de religion politique présupposerait une référence à une orthodoxie religieuse à partir de laquelle la religion politique appréhendée puisse être dénoncée. Or, l’orthodoxie serait une illusion, un produit circonstanciel décidé arbitrairement par une autorité :

[V]enturing into the realm of determining what constitutes genuine Christian belief and piety is a tricky business. While those who operate from within Christian traditions often have normative conceptions of orthodoxy that posit a basically unchanging essence, it is widely agreed by historians of Christianity that what is considered acceptable has varied greatly over the course of time and depending upon who one asks within the tradition. Orthodoxy is always a matter of faith, authority or both. From a historical standpoint outside the tradition, it is a matter of who at the moment has won the struggle to define authoritatively what is genuine and pious. All of this is to suggest that one of the problems with the concept of political religion is that even against the intentions of many of those who use it, the concept is too enmeshed with religious assumptions that are normative for certain types of Christianity to be analytically helpful277.

Avec la méthodologie qui est la sienne, Stanley Stowers est conduit à cautionner les conclusions de l’œuvre de Steigmann-Gall sur un Troisième Reich chrétien ou minimalement dominé par une élite dirigeante majoritairement adepte du christianisme :

Steigmann-Gall’s The Holy Reich provides a clear alternative to vague ideas about an incoherent religion of National Socialism that arose due to the spiritual vacuum of modernity and tried to replace Christianity. Instead of symbols and rituals that work in mysterious ways and language that does not mean what it seems to mean, The Holy Reich shows that the dominant portion of the nazi leadership held familiar Christian beliefs with their own distinctive interpretations of some points278.

276 Ibid., p. 13.

277 Ibid., p. 10-11. 278 Ibid., p. 24.

C’est donc à un complet renversement des conclusions du nazisme comme religion politique auxquelles nous invitent Steigmann-Gall et Stanley Stowers. De leur point de vue, le Troisième Reich n’apparaît plus comme un régime païen alternatif à l’effondrement de la Chrétienté, mais bien comme un prolongement conséquent de la culture chrétienne – en véhiculant par ailleurs un christianisme sans doute très modifié, mais qui porte par ailleurs toujours le nom de chrétien puisque l’orthodoxie religieuse relève uniquement d’une appréciation subjective.

Pour Stanley Stowers, il y aurait deux façons de conceptualiser le religieux. La première serait la méthode symboliste; la seconde favoriserait une approche intellectualiste ou rationnelle-cognitive. Stowers ne cache pas sa préférence pour la seconde. La première école de pensée analyse le fait religieux du point de vue des symboles, de l’expérience, de l’attribution du sens, notamment du sacré. Cette première définition serait trop imprécise, elle souffrirait d’un manque de contenu clair de ce qui est décrit comme religieux. Par contre, la seconde méthodologie serait beaucoup plus fiable puisque qu’elle procéderait d’une définition précise du religieux. En vertu de celle-ci, «[r]eligious practices distinguish themselves from other categories of practices by referring to a class or agents and beings, e.g. gods, ancestors and other ordinarily non-observable entities»279. Selon cette définition, le nazisme ne serait pas une religion puisqu’il ne se réfère pas à un monde supranaturel peuplé d’êtres divins.

Stanley Stowers récuse la tradition de la religion politique parce qu’il ne retient qu’une définition très restrictive du fait religieux. De notre point de vue, sa démonstration n’est guère convaincante, car elle en dit davantage sur les limites intrinsèques de sa méthodologie que sur la réalité d’un phénomène comme le nazisme. Son souci louable de précision le conduit à occulter la dimension proprement religieuse du nazisme. Avant même qu’elle s’applique sur l’objet appréhendé, l’approche rationnelle-cognitive, du moins telle qu’il l’a

décrite, procède à une sélection préalable de ce qui peut ou non être considéré comme objet d’étude. Le danger est alors clair, il consiste à ne retenir comme objet légitime d’étude que des phénomènes aisément ou clairement identifiables pour pouvoir être en mesure par la suite de les théoriser, les universaliser, les objectiver pour les réintroduire finalement à l’intérieur d’un discours rationnel intelligible pour tous. Dans le tri consciemment ou inconsciemment opéré, on risque d’abandonner des phénomènes importants uniquement parce qu’ils ne seraient intellectuellement préhensibles dans une transparence parfaite. Ainsi, à titre d’exemple, le sens du sacré. L’auteur mentionne que la notion du sacré ne conduit à rien, notamment parce qu’il est difficilement saisissable et conceptualisable280. Il serait par conséquent hasardeux de l’appliquer au nazisme : «It seems to me that when scholars speak of National Socialists sacralizing and worshipping the Volk, the state and the leader, the move hinders rather than aids historical explanation281.» Finalement, qu’il nous soit permis de souligner ce qui nous semble être une contradiction dans l’approche de Stowers. Celle-ci procède, dans la distinction entre ce qui doit ou ne pas être retenu, du positivisme, c’est-à-dire de la distinction entre faits et valeurs, qui est l’une de ces dualités – telles que politique/religion et mythes/nature – dénoncées par l’auteur comme marquées par un préjugé typique de la modernité occidentale.

La limite de la méthodologie privilégiée par Stanley Stowers se révèle inadéquate, nous semble-t-il, lorsqu’elle tente de comprendre le discours hitlérien sur Dieu. Selon l’école intellectualiste dont Stowers se réclame,

religious language is rational in the basic sense of involving normal propositional content and patterns of inference. Thus, when Hitler and other nazi leaders spoke of «the Creator» and «God’s creation», there is every reason to believe that they were talking about the Christian deity [...]282.

280 Ibid., p. 19-20.

281 Ibid., p. 20. 282 Ibid., p. 13.

Ce qui est en cause ici, c’est le statut du discours hitlérien et la façon dont il sera interprété par l’historien ou le théologien. Par confort intellectuel, sinon par naïveté, peut-on se contenter d’une lecture littérale au premier degré?

Prenons pour exemple la pièce maîtresse du discours hitlérien, soit sa théorie pseudo-scientifique d’un racisme biologique et son antisémitisme. Dans Mein Kampf, Hitler écrit que «[l]es peuples qui se métissent ou se laissent métisser pèchent contre la volonté de l’éternelle Providence […]»283. Par voie de conséquence, il est impératif selon lui qu’

[u]n État raciste doit donc, avant tout, faire sortir le mariage de l’abaissement où l’a plongé une continuelle adultération de la race et lui rendre la sainteté d’une institution, destinée à créer des êtres à l’image du Seigneur et non des monstres qui tiennent le milieu entre l’homme et le singe284.

De même, il se prononce en faveur d’un «avertissement solennel invitant les hommes à mettre enfin un terme au vrai péché originel, aux conséquences si durables, et à donner au Créateur tout-puissant des êtres tels que lui-même les a d’abord créés […]»285. Le «péché originel» dont il est ici question est le mélange des «races». Enfin, Hitler offre la conduite du Christ en exemple pour justifier son antisémitisme :

Il faut reconnaître que celui-ci [le Christ] n’a jamais fait mystère de l’opinion qu’il avait du peuple juif, qu’il a usé, lorsqu’il le fallut, même du fouet pour chasser du temple du Seigneur cet adversaire de toute humanité, qui, alors comme il le fit toujours, ne voyait dans la religion qu’un moyen de faire des affaires. Mais aussi le Christ fut pour cela mis en croix […]286.

Le vocabulaire employé – «la volonté de l’éternelle Providence», «la sainteté d’une institution», «créer des êtres à l’image du Seigneur», «péché originel», «Créateur tout-puissant», etc., – est clairement d’origine chrétienne. Éduqué dans la religion catholique et s’adressant à un lectorat germanophone pétri de culture chrétienne, cela ne doit pas surprendre. Sommes-nous pour

283 Adolf Hitler, Mein Kampf, p. 327. 284 Ibid., p. 400.

285 Ibid., p. 404. 286 Ibid., p. 306-307.

autant en présence d’un discours authentiquement chrétien? La divinité à laquelle se réfère Hitler est-elle celle de la Bible? Selon Stanley Stowers, nous l’avons vu plus haut, il faudrait répondre positivement à ces questions.

Selon nous, la position de Stanley Stowers est intenable, et ce, pour au moins deux raisons. D’abord, la référence à une orthodoxie doctrinale minimale s’impose. Il est très clair que le discours hitlérien se livre à une œuvre de dénaturation du contenu chrétien. À la suite de la critique de Mark E. Ruff de The Holy Reich, nous avons exposé notre point de vue dans la section précédente. D’ailleurs, le Magistère de l’époque n’a pas été dupe, comme en fait foi sa dénonciation du panthéisme nazi dans Mit Brennender Sorge en 1937. L’encyclique critiquait «the abuse shown in speech and in writing of using the thrice holy name of God as a meaningless label»287. Les prétentions de l’hitlérisme sont clairement dénoncées :

Whoever with pantheistic vagueness identifies God with the universe, and materializes God in the world and deifies the world in God, cannot be reckoned a believer in God [...] Whoever transposes Race or People, the State or Constitution, the executive or other fundamental elements of human society... from the scale of earthly values and makes them the ultimate norm of all things, even religious values, and defies them with idolatrous cult, perverts and falsifies the divinely created and appointed order of things288.

Ensuite, comment concilier d’autres extraits d’Hitler où celui-ci exprime son mépris pour le christianisme et exprime sa volonté d’éradiquer le patrimoine judéo-chrétien? Deux citations substantiellement opposées ne peuvent être vraies. Une lecture littérale au premier degré échoue à rendre compte adéquatement du discours hitlérien. Sans compter qu’elle ne prend pas en considération la duplicité potentielle qu’il peut renfermer.

Enfin, comme l’observe Mark E. Ruff, nous ne devrions pas être surpris outre mesure qu’Hitler ou les chefs de file du parti nazi puissent parfois avoir

287 Pie XI, Mit Brennender Sorge, n. 9, cité dans Stanley Stowers, op. cit., p. 23. 288 Ibid., n. 7-8.

recours à un langage chrétien ou puissent présenter des relents de christianisme puisque tel était leur environnement culturel :

Historians have often viewed Communism and Nazism as ersatz- religions that bore many similarities to Christianity. It should hardly be surprising that the Nazis held on to pre-existing Christian mental frameworks. Those steeped in values and upbringings very rarely escape these structures altogether, even when they otherwise abandon the faith. Here, one might see the Nazis as a step on the way toward a post-Christian world, a (mostly) secularized world, in which a general Christian framework became filled with an anti-Christian content289.

Si nous ne pouvons souscrire à la méthodologie et aux conclusions de Stanley Stowers, son analyse a cependant le mérite de mettre en relief des éléments importants sous-jacents à la lecture du nazisme comme religion politique qui sont souvent occultés ou dont les défenseurs sont plus ou moins conscients. Trois exemples suffiront.

Premièrement, Stowers observe que cette interprétation historique véhicule implicitement une certaine conception de la personne comme homo religious. L’aspiration au religieux représenterait un constat irrépressible de la nature humaine :

Another assumption important to the logic of political religion is the idea of homo religious. According to this view, religiousness is a central part of human nature. Religion or the sacred is somehow the ground of human existence. If true religion is lost, the human need remains and it must find new objects of worship. If Germany turned away from traditional Christianity, some simulacrum of true religion had to fill the void290.

C’est exactement notre position, tant du point de vue de l’anthropologie que de l’historiographie, à une nuance près toutefois : la question n’est pas que la religion visée soit vraie ou fausse, mais qu’il y en est une pour répondre au besoin de Sens de la personne. L’interprétation de Voegelin procédait aussi de cette compréhension de l’homme. Celui-ci «regards the religious as an anthropological constant, rooted in the desire for completion innate in human

289 Mark E. Ruff, op. cit., p. 265. 290 Stanley Stowers, op. cit., p. 19.

beings, despite or because of their finite condition, a desire that can be expressed in all spheres of reality»291. Le mérite d’une telle analyse est de mettre en lumière les présupposés implicites des tenants de la religion politique. Il ne signifie pas que ceux-ci soient pour autant invalides.

Deuxièmement, Stowers a raison lorsqu’il affirme que cette interprétation du nazisme présuppose la distinction des sphères spirituelle et temporelle.

Troisièmement, Stowers a sans doute raison de soutenir que le Saint- Siège a lui-même utilisé cette interprétation du nazisme comme religion politique sans pour autant en utiliser le vocable : «The political religion argument, for example, had already been made against nazism by Pope Pius XI’s Mit Brennender Sorge in 1937292.» Dans cet ouvrage, le pape dénonçait les éléments néo-païens de l’idéologie national-socialiste et cherchait à les dissocier du christianisme. Selon Stowers, «the document casts nazism as a counterfeit religion and an attempt to deify the political, and to falsely use Christian symbols and concepts»293. Cette description du nazisme par Pie XI nous apparaît tout à fait juste. Elle présuppose évidemment une vision chrétienne du monde. Néanmoins, l’origine de la critique ne la délégitime pas pour autant. Toute critique ou analyse procède d’une posture philosophique ou théologique plus ou moins bien établie. On ne juge jamais à partir du vide ou d’un point d’Archimède. L’important est de connaître la tradition à partir de laquelle la critique est énoncée. Dans le cas du souverain pontife, cela devrait être on ne peut plus clair.