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1. Définitions conceptuelles

1.3. Libéralisme et droits de l’homme

Nous allons maintenant présenter différentes définitions du libéralisme avant de préciser celle que nous retiendrons.

Dans son célèbre discours de 1877 sur le libéralisme politique, Wilfrid Laurier définit en ces termes le libéralisme : «L’idée libérale […] n’est pas une idée nouvelle; c’est une idée vieille comme le monde, que l’on retrouve à chaque page de l’histoire du monde, mais ce n’est que de nos jours qu’on en connaît la force et les lois, et qu’on sait l’utiliser46.»

Macaulay, dans son ouvrage classique, Histoire d’Angleterre : De ce jour [la session du Long Parlement sous Charles Ier] date l’existence organique des deux grands partis qui, depuis, ont toujours alternativement gouverné le pays. À la vérité, la distinction qui alors devint évidente, a toujours existé. Car cette distinction a son origine

46 Wilfrid Laurier dans «Le Libéralisme politique», discours prononcé le 26 juin 1877, reproduit

dans Yvan Lamonde et Claude Corbo, Le Rouge et le bleu. Une anthologie de la pensée

politique au Québec de la Conquête à la Révolution tranquille, Montréal, Les Presses de

dans la diversité de tempéraments, d’intelligences, d’intérêts, qu’on retrouve dans toutes les sociétés, et qu’on y retrouvera aussi longtemps que l’esprit humain sera attiré dans des directions opposées, par le charme de l’habitude ou par le charme de la nouveauté. Cette distinction se retrouve, non pas seulement en politique, mais dans la littérature, dans les arts, dans les sciences, dans la chirurgie, dans la mécanique, dans l’agriculture, jusque dans les mathématiques. Partout il existe une classe d’hommes qui s’attachent avec amour à tout ce qui est ancien, et qui, même lorsqu’ils sont convaincus par des arguments péremptoires qu’un changement serait avantageux, n’y consentent cependant qu’avec regret et répugnance. Il se trouve aussi partout une autre classe d’hommes exubérants d’espérance, hardis dans leurs idées, allant toujours de l’avant, prompts à discerner les imperfections de tout ce qui existe, estimant peu les risques et les inconvénients qui accompagnent toujours les améliorations, et disposés à regarder tout changement comme une amélioration47.

Ainsi défini, le libéralisme est compris simplement, pour reprendre les termes de l’historien britannique, comme un «attribut de notre nature». Les libéraux sont «ceux qu’attire le charme de la nouveauté», «ceux qui sont toujours disposés à réformer», «ceux qui pensent que partout, dans les choses humaines, il y a des abus à réformer, de nouveaux horizons à ouvrir, de nouvelles forces à développer» par opposition aux conservateurs qui se définiraient comme «ceux qu’attire le charme de l’habitude» et «ceux qui s’attachent à tout ce qui est ancien»48.

Selon cette acception du libéralisme, Wilfrid Laurier a sans doute raison de soutenir que celui-ci est moralement indifférent :

Maintenant, je le demande; entre ces deux idées qui constituent la base des partis, peut-il y avoir une différence morale? L’une est-elle radicalement bonne et l’autre radicalement mauvaise? N’est-il pas manifeste que toutes deux sont ce qu’on appelle en morale, indifférentes, c’est-à-dire que toutes deux sont susceptibles d’appréciation, de pondération et de choix? Ne serait-il pas aussi injuste qu’absurde de condamner ou d’approuver, soit l’une soit l’autre, comme absolument mauvaise ou bonne49?

47 Thomas Babington Macaulay, Histoire d’Angleterre, cité dans Wilfrid Laurier, «Le

Libéralisme politique», discours prononcé le 26 juin 1877, reproduit dans Yvan Lamonde et Claude Corbo, Le Rouge et le bleu, p. 243-244.

48 Wilfrid Laurier, op. cit., p. 244-245. 49 Ibid., p. 245.

À cette étape de notre recherche, il convient donc de distinguer deux types de libéralisme. Un libéralisme anglais qui réduit le libéralisme à un mouvement politique relatif, synonyme d’ouverture au changement, et un libéralisme français ou continental qui n’a que peu à voir avec le libéralisme britannique, mais qui se rapporte à une philosophie politique précise, à une idée substantielle qui représente une idée en soi, en elle-même. Historiquement, le libéralisme français ou continental a prôné une interprétation de la liberté émancipée de la transcendance, que cette dernière prenne la forme de Dieu, du Cosmos ou de l’Histoire. Le libéralisme français est né dans un contexte de monopole social de l’Église et dans une configuration historique d’alliance du trône et de l’autel. Dès lors, la liberté devint synonyme de soustraction à l’emprise ecclésiale et monarchique. Cette conception de la liberté, c’est le sécularisme. C’est cette volonté émancipatrice, et non la liberté en elle-même, qui sera condamnée par le Magistère au XIXe siècle. Le libéralisme américain a, pour sa part, échappé à cette condamnation précisément parce que, contrairement au libéralisme français, il exprimait une idée de la liberté qui était non seulement compatible avec le droit à la liberté religieuse, mais qui se comprenait comme consubstantiel à l’idée même de Dieu. Le «Créateur les [aux hommes] a dotés de certains droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté et la recherche du bonheur», proclame le texte fondateur du pays. L’idée américaine de liberté s’enracine en Dieu qui la constitue. La liberté se retrouve voulue et légitimée par Dieu. Ce socle religieux judéo-chrétien lui donne une résonnance et une portée incomparable. Sa valeur n’est plus seulement d’ordre politique, voire philosophique, mais elle porte en elle une véritable valeur religieuse. La distinction des deux modernités, française et américaine, sera l’objet du chapitre cinq.

En ce sens, on pourrait dire que le libéralisme anglais est relatif à l’évolution historique, le libéralisme français philosophique et le libéralisme américain, religieux. Hervé Savon définit le libéralisme religieux comme suit :

Relève du libéralisme religieux tout courant de pensée et d’action qui, sans rompre avec la société religieuse où il a pris naissance, s’applique à la rendre compatible avec le monde moderne, que ce soit dans l’ordre politique, dans l’ordre de la science et de la recherche, ou dans l’ordre des institutions religieuses elles-mêmes. À la limite, cette réconciliation établit une sorte de continuité entre l’idéal religieux et les valeurs profanes, entre l’espérance du salut et la croyance au progrès50.

Selon Hervé Savon, la modernité est antérieure au libéralisme religieux. Ce dernier chercherait à s’adapter à la modernité, il serait une réponse à celle- ci : «Le libéralisme religieux n’est pas une espèce du genre libéralisme, mais plutôt une réaction, un essai de réponse à ce moment d’idées que l’on a appelé le ‘‘libéralisme moderne’’51.» Il précise qu’il y a «un trait qui est commun aux libéraux, tant catholiques que protestants : un optimisme décidé à l’égard du monde»52. L’auteur a proposé une typologie des libéralismes religieux en trois catégories.

1. Un libéralisme religieux, version politique, représenté par Montalembert. Ce type de libéralisme «reste, en effet, extrinsèque. Il concerne essentiellement le rapport de l’Église avec le pouvoir politique. Dans ses œuvres historiques, Montalembert est un romantique et non un critique. En ecclésiologie, c’est un ultramontain résolu»53.

2. Un libéralisme religieux pour répondre au défi lancé par la science moderne : «Un divorce au moins aussi grave continuait à séparer l’Église de la culture vivante en tout ce qui concernait les études, la recherche, les sciences, l’histoire54.» L’Église a donc dû assimiler les sciences critiques les plus modernes.

3. Un libéralisme religieux revendiquant une réforme au sein même de l’Église afin qu’elle se démocratise :

Mais cet effort pour rendre l’Église «compatible» avec le monde moderne ne pouvait se borner aux domaines de la science et de la

50 Hervé Savon, «Présentation», p. 12. 51 Ibid., p. 7.

52 Ibid., p. 11. 53 Ibid., p. 8. 54 Ibid., p. 9.

politique […] comment prôner sans embarras les régimes politiques d’inspiration libérale ou démocratique au nom d’une Église dont les structures restent foncièrement hiérarchiques et autoritaires? Certains en viennent à penser que l’Église ne sera vraiment compatible avec le monde moderne que dans la mesure où sa constitution interne empruntera aux mécanismes et aux structures de la démocratie politique55.

Ce qui est intéressant dans cette approche, c’est qu’elle est typiquement continentale. Le libéralisme religieux, dans la définition d’Hervé Savon, se veut une modification du sécularisme. Ce qu’il désigne par «libéralisme», c’est le libéralisme français, c’est-à-dire le sécularisme. Le libéralisme religieux américain se retrouve exclu à la fois de sa définition générale du libéralisme religieux et dans ses trois catégories.

Le libéralisme américain n’est ni une réaction ni une adaptation au monde moderne : il est sa propre modernité. Le religieux et le moderne sont consubstantiels.

La pensée libérale a historiquement échoué à intégrer dans ses paramètres de réflexion les dimensions religieuse et nationale. C’est ce que nous appelons la verticalité et l’horizontalité du libéralisme. C’est l’une des ambitions de cette thèse que de contribuer à une prise en compte éclairée de la composante transcendante des droits.

Enfin, les droits de l’homme doivent être compris comme le langage contemporain, et donc historiquement situé, de la dignité humaine. Il est synonyme de libéralisme au sens de la philosophie politique moderne sur les droits. Même si cela nous semble impensable à notre époque où les droits de l’homme apparaissent dans tous les débats de société comme la réponse dernière de l’idéal à poursuivre, il n’est pas interdit de penser qu’un jour l’humanité trouvera un autre langage, encore plus adéquat, et lui aussi passager, pour exprimer l’insigne dignité de la personne humaine. Ce serait une erreur de croire que la dignité de l’homme, sa conception ou sa représentation, naîtrait avec les droits de l’homme. Le christianisme n’a pas attendu la modernité pour

élaborer une conception de la dignité humaine qui va au-delà des représentations modernes axées sur les droits fondamentaux. C’est ce que nous verrons au chapitre huit consacré à la Révélation comprise comme dévoilement de la dignité humaine et à la réflexion qu’elle comportera sur les concepts théologiques d’Imago Dei et de divinisation.