• Aucun résultat trouvé

Une première tentative d’expression des Origines de l’Homme ?

CHAPITRE II : LES ORIGINES

2.1 Le Triptyque ou La Cueillette des pommes : au commencement d’une nouvelle ère

2.2.1 Une première tentative d’expression des Origines de l’Homme ?

Les deux historiennes s’entendent sur ce point : Sérusier use d’une symbolique biblique dans son tableau. Par de nombreux aspects, sa composition évoque indirectement la Genèse. Celles-ci observent, de même, une opposition entre les deux extrémités de l’œuvre. Tout ceci nous semble plausible ; or, ces interprétations nous apparaissent tout de même incomplètes. Ni l’une ni l’autre de ces auteures ne paraît considérer dans son analyse le fait que Sérusier dispose ses figures au sein d’un même paysage. L’océan s’étend au fond des trois images en une ligne continue parfaitement aisée à suivre du regard. Il faudrait par conséquent, selon nous, envisager le paravent comme un ensemble d’images se répondant plutôt qu’elles ne s’opposent.

Selon les deux historiennes de l’art, le panneau de droite figurerait la fin de la connaissance, si ce n’est la mort. La mer s’arrête effectivement contre un banc de sable à cet endroit, le ciel y est plus sombre et l’un des personnages a les mains vides ; tout autant de signes laissant entrevoir une symbolique négative. Toutefois, il se trouve dans cette section de l’œuvre un élément qu’elles ne justifient pas vraiment. Quel est l’objet de cette seconde figure féminine

57

au bonnet d’enfant ? Celle-ci détient plus de pommes en son tablier débordant que n’en ont même récoltées les femmes au centre de l’œuvre. Nous émettrons donc une supposition : les deux Bretonnes à droite du paravent ne pourraient-elles pas tout simplement être la version vieillie de cette mère en sabot et de ce bébé en bleu illustrés à gauche, leurs représentations futures ? Dans ce cas, il faudrait y distinguer non pas la fin d’une chose, mais plutôt sa poursuite dans le temps. C’est un cycle qui s’offre au regard. La Bretonne qui porte des fruits sur son ventre, nous pouvons le supposer, aura des enfants à son tour qui, eux-mêmes, en auront d’autres. Autant la femme de gauche que le personnage au bonnet à droite évoquent la maternité, seulement de façon différente : l’une de manière matérielle, l’autre de manière plus symbolique, en raison des pommes qui gonflent son tablier et lui octroient une forme arrondie. Tout comme le fruit porte en lui le germe de l’arbre qu’il deviendra — il est à la fois le début et la fin —, la « jeune » Bretonne aux traits déjà vieux enfantera un jour. Il nous importe, suivant cette remarque, de reporter l’attention de notre lecteur sur le panneau central de l’œuvre. S’il s’agit vraiment d’un triptyque et non d’un simple paravent, celui-ci, par son architectonique, devrait normalement résumer en son centre les idées exposées sur ses flans. Nous y retrouvons trois figures féminines. L’une, peinte en bleu, une coiffe blanche sur la tête, est inactive. Sa main posée sur sa taille renforce cette impression tandis qu’elle se contente d’observer ses autres compagnes. La seconde, en rouge, cueille une pomme. Sa position de profil ainsi que la disposition de ses pieds donnent l’impression qu’elle avance. Le capot de travail noir qui lui sert de couvre-chef finit d’indiquer qu’elle est au travail. La troisième, pour finir, possède une robe jaune. Ses cheveux sont laissés libres, un signe particulièrement mal vu en Bretagne. Les femmes de cette région, à l’époque où peint Sérusier, avaient interdiction d’être vues en public sans que leur chevelure fût entièrement couverte. Cette règle entrait en vigueur dès les environs de douze ans.118 Le personnage

croque dans une pomme, comme Ève jadis. Sa tête dénudée, en admettant que nous ayons raison dans cette association, suggérerait l’état de péché dans lequel elle se trouve.

Prises en tant que groupe et non pas en tant qu’individus séparés, ces femmes semblent familières. Ne serait-ce pas là une version simplifiée de nos trois personnages abordés au

58

chapitre I ? Elles donnent le sentiment de représenter comme trois temps d’une même action : la réflexion précédant le geste, le geste lui-même et, pour finir, son résultat. Ces mêmes étapes paraissent représentées à plus grande échelle lorsque nous considérons les trois panneaux. La mère et l’enfant n’ont encore rien commis de répréhensible, ils sont innocents, le péché n’est encore chez eux qu’un désir inassouvi. Les Bretonnes du centre cueillent le suc de la vie. Quant aux deux dernières, elles offrent un portrait de l’acte accompli. Les vagues viennent se briser sur les rochers au large. C’est la fin d’un cycle, mais aussi, peut- être, son recommencement sous une autre forme. À cette interprétation s’ajoutent les couleurs dont Sérusier a revêtu ses figures centrales. Il s’agit des mêmes dont l’artiste peint son triangle flottant dans Les Origines : bleu, rouge et jaune, les trois couleurs primaires. Ce pourrait être là une simple coïncidence ou alors, si nous considérons que l’artiste ne réalise rien sans raison, une marque supplémentaire du rôle fondamental occupé par les trois représentations féminines au centre. D’elles découlerait tout le reste de l’œuvre. À cet égard, nous notons que les couleurs de chacune de leurs robes trouvent leur écho au bas du paravent. De gauche à droite dans les panneaux, le regardeur peut déceler des fleurs : rouges pour le premier, jaunes pour le second et puis une bleue pour le dernier. Ce détail — est-ce là simple souci d’harmonie ou alors symbolique ? —, nous conforte dans notre opinion : les femmes de l’image centrale doivent être mises en relation avec le « début » et la « fin » de l’œuvre. Une autre représentation semble appuyer cette interprétation. Sérusier produit en 1895 une seconde œuvre portant le même titre : La cueillette de pommes (figure 32). Comme pour le panneau central du Triptyque, le tableau représente trois Bretonnes. À gauche, une figure féminine observe un arbre, une main sur la hanche, l’autre appuyée sur son menton, comme pour mieux réfléchir. À droite, une femme est penchée et paraît ramasser un fruit tombé dans l’herbe. Contrairement à sa précédente compagne, elle a replié un coin de son tablier pour ce faire. En face d’elle une troisième Bretonne courbe le dos vers un tas de pommes érigées en monticule devant elle. Leurs positions respectives, lorsque reliées par un trait invisible, forment un triangle au sein de la composition. Deux sont disposées à la même hauteur tandis qu’une autre leur fait face. Pour Boyle-Turner, qui effectue un lien entre cette scène et les panneaux décoratifs exécutés par Sérusier vers 1891, l’intérêt du peintre irait vers l’agencement harmonieux des formes et des zones de couleurs au sein de l’image, dans un

59

but décoratif. Son objectif aurait été de créer par-là, une « scène charmante sans guère de contenu symboliste apparent. »119 Foutel, de son côté, ne l’entend pas ainsi. Dans son livre

Paul Sérusier : un prophète… elle consacre un passage complet à l’analyse du motif de l’arbre chez Paul Sérusier. À son avis, celui-ci constitue souvent le véritable sujet des toiles de Paul Sérusier, qui utilise ce type de végétation pour signifier « une osmose entre l’Homme et la nature ».120 Cette analogie nous apparaît valable. Comme l’homme, l’arbre possède trois

parties : une partie souterraine, ses racines, qui évoquent l’inconscient, une partie visible, le tronc dans lequel circule la sève et qui suggère le corps et ses veines et puis, une partie céleste, ses branches, qui peuvent renvoyer à l’esprit humain. Foutel ajoute que chez Sérusier, le respect de la réalité n’est pas essentiel puisqu’il est question pour lui de « créer une harmonie entre l’arbre et l’acte »121 mis en scène. Conséquemment, elle relève le détail suivant dans La

cueillette de pommes (1895), si étrange et en même temps tellement évident qu’il en devient presque invisible : l’arbre aux fruits rouges et jaunes peint dans cette seconde cueillette de pommes n’est pas un pommier, ni même un feuillu, mais bien un conifère. Toujours d’après Foutel, la pomme représenterait la maternité,122 tandis que le sapin par sa nature pérenne —

ses épines demeurent attachées à ses branches, même durant l’hiver — serait une illustration efficace de l’éternité. Elle rappelle que pour une raison analogue, il était de coutume en Allemagne de placer des pommes dans un arbre de cette sorte au moment de Noël. Le but de cette tradition était de célébrer la naissance du Christ et, avec elle, sa résurrection future par l’emploi de deux symboles : sapin et pommes. Bien qu’il y ait là hypothèse discutable, l’étude comparative que nous avons menée au courant de notre mémoire nous entraîne à y adhérer. Nous avons pu constater que le sapin est souvent affilié chez Sérusier avec la pierre, ou encore avec d’autres objets inertes et sans vie de ce type. Il ne serait pas étonnant considérant cela, qu’il en soit venu à signifier pour le peintre quelque chose s’apparentant à la pérennité. La cueillette de pommes, dans sa version la plus tardive, nous renseigne quant aux intentions de l’artiste. Comme pour le Triptyque, il s’y mêle symboliquement des notions complexes :

119 Ibid., p. 116.

120 Virginie Foutel, op. cit., p. 92. 121 Ibid.

122 Édouard Schuré dans un passage sur le culte féminin d’Éleusis nous apprend que trois objets en or étaient

renfermés dans le ciste du Temple : un œuf, un serpent et puis une pomme de pin. Cette dernière devait symboliser la fécondité, la génération. Nous trouvons là une signification similaire à celle proposée par Foutel. Voir Édouard Schuré, Les grands initiés : esquisse de l’histoire secrète des religions, Paris, Perrin et Cie,

60

maternité, vie, mort et aussi, peut-être, éternité ? Le panneau central du paravent — c’est ce que nous croyons après analyse de cette seconde représentation — évoquerait une sorte d’âge d’or signifié par la présence de l’arbre aux fruits dorés. Sérusier montrerait dans cette vision arcadienne, une scène de récolte, une possible allégorie de la connaissance, mais aussi, peut- être, un mythe ; celui des tout premiers instants de l’humanité, de cette époque d’innocence et d’abondance bénie, avant que ne survienne le commencement des âges. Bref, il y aurait là, figée dans un éternel printemps, une interprétation personnelle des Origines de l’Homme. Le peintre en abordant ce thème s’inscrirait à vrai dire parfaitement dans la lignée de ces artistes de la fin du XIXe siècle dits symbolistes.

2.2. D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? : le symbolisme et la