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Les « belles au bois dormant » : un type en lien avec la Mort ?

CHAPITRE III : LA MORT

3.1 Le thème de la Mort chez Sérusier

3.1.1 Les « belles au bois dormant » : un type en lien avec la Mort ?

La production de Paul Sérusier, exécutée entre 1891 et 1893, comporte beaucoup de personnages féminins assis en pleine nature. Sur soixante-quinze œuvres étudiées, au moins dix-sept présentent une femme inscrite dans un cadre sylvestre, ce qui équivaut à vingt-deux pour cent de notre corpus. Celles-ci donnent l’impression d’être plongées dans une profonde réflexion. Une manière souvent employée par Sérusier pour rendre cette attitude pensive consiste à les peindre une main sous le menton. La « jeune fille à la faucille » visible dans Les mangeurs de serpents (figure 1) ou encore la Bretonne placée à gauche dans La cueillette de pommes (figure 32) constituent de bons exemples de cela. Cette façon de faire n’est cependant pas généralisée. Dans tous les cas, qu’elles soient seules ou accompagnées, les figures dont nous traitons ici, sortes de « belles au bois dormant » se distinguent par leur inactivité. Quelle raison justifie donc leur présence au creux de la forêt, cet espace sacré pour Sérusier ? Sans que cela soit forcément évident au premier regard, elles semblent vouloir évoquer la mort au sens spirituel du terme, c’est-à-dire en tant que lieu de passage douloureux, mais nécessaire vers une plus grande compréhension de l’existence.

La coiffe enlevée (figure 37) répond de belle façon à cette hypothèse. La toile se distingue par l’atmosphère a priori négative qui s’en dégage. Le tableau illustre une Bretonne assise en forêt, sous un sapin. Elle regarde vers la droite d’un air songeur. Ses mains sont levées au- devant de sa robe au col blanc empesé. Boyle-Turner suggère qu’elle défait peut-être son corsage ou encore lisse ses longs cheveux noirs laissés libres.182 Sur ses genoux est visible la

coiffe qu’elle vient sans doute tout juste de retirer. Ce geste, comme nous l’avons vu au chapitre II, peut être considéré comme provocateur. Faudrait-il voir dans ce retrait de la coiffe une certaine perte d’innocence, la mort de ce qui a été ? Les éléments amassés autour du personnage viennent renforcer ce sentiment. Champignons potentiellement vénéneux, fougères roussies, lierres envahissants et souche d’arbre s’inscrivent dans le décor. Ceux-ci suggèrent une nature plus hostile que clémente. Sérusier divise sa composition selon trois plans de couleur : rouge à l’avant, jaune en second et vert au fond. Une clairière se devine

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ainsi derrière la Bretonne alors que la nature sauvage reprend ses droits un peu plus loin. Le motif de la clairière est moins commun dans les travaux de Sérusier exécutés entre 1891 et 1893. L’artiste peint plus favorablement une étendue d’eau en arrière-plan de ses personnages.183 Cela est possiblement dû à la présence de la rivière d’Argent au Huelgoat,

un cours d’eau qu’il a l’occasion d’observer au quotidien. La Bretonne de La coiffe enlevée paraît cependant bien loin du torrent. Il se dégage de l’ensemble une impression de fixité, comme si la forêt avait décidé de demeurer figée pour de bon. À cela s’ajoute le conifère sous lequel la figure prend place et qui peut être interprété en tant que symbole d’éternité chez Sérusier. De la souche rendue au premier plan émergent cependant quelques jeunes pousses de végétation. Serait-ce là le signe que toute destruction n’est pas définitive, que la vie peut émerger même de l’arbre coupé en plein élan ?

Paysanne du Huelgoat sur un rocher (figure 38) semble aborder pareillement, de façon allusive, le thème de la mort. La composition illustre une paysanne bretonne en pleine forêt. Elle porte la coiffe du Huelgoat, la penn kolvez surnommée ainsi puisqu’elle rappelle par sa simplicité une boîte de Camembert.184 La femme est assise sur un rocher recouvert de mousse

rouge. Sérusier l’a revêtue d’un tablier bleu sur lequel repose à plat une de ses mains. Derrière la femme, le paysage est chaotique. Sur le sol rouge poussent en angle des arbres, dont s’aperçoit seulement l’extrémité la plus basse. L’horizon se voit complètement bloqué par la végétation. La femme apparaît plongée dans ses réflexions. Quel est l’objet de son recueillement ? Une esquisse au fusain intitulée Jeune Bretonne assise (figure 39) nous donne peut-être une piste de solution à ce sujet. Le personnage y est illustré cette fois de trois quarts plutôt que de profil, les mains jointes comme en prière. La paysanne du Huelgoat serait-elle en conversation intime avec Dieu ? Un second personnage, dessiné au bas et séparé du reste de la composition par une ligne, laisse envisager une telle hypothèse. La jeune femme couchée a appuyé le haut de son corps sur son coude. Elle rappelle en cela le tableau Madeleine au bois d’Amour (figure 40) réalisé en 1888 par Émile Bernard. Il s’agit d’un portrait de Madeleine Bernard, la sœur du peintre. Ce dernier l’exécute en atelier d’après des

183 Seulement trois œuvres de notre corpus illustrent une clairière. Il s’agit de La coiffe enlevée, de Jeune

Bretonne au pot vermillon ou Madeleine bretonne et de son étude préparatoire, Jeune Bretonne au pot vermillon et fillette agenouillée. Douze tableaux, en comparaison, comportent une étendue d’eau en arrière-plan.

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études réalisées lors du même séjour où il rencontre Sérusier à Pont-Aven.185 La jeune fille

y « apparaît plongée dans une rêverie, écoutant les voix divines de la nature ». L’artiste la représente telle une gisante, c’est-à-dire à l’image de ces effigies funéraires réalisées au courant du moyen-âge et figurant un défunt couché. Elle soutient sa tête d’une main alors que le reste de son corps est étendu bien droit. La figure jeune et envoûtante de Madeleine Bernard suggère aussi bien l’éveil à l’amour que la mort. L’un et l’autre se confondent si bien que l’historienne de l’art Bogomila Wlesh-Ovcharov y distingue une opposition entre amour charnel et amour spirituel.186 La jeune bretonne de Sérusier dont l’esprit, à en croire

l’esquisse initiale, serait tourné vers un ailleurs invisible, pourrait procéder d’une même ambiguïté.