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La Petite trilogie de la mort : une nouvelle iconographie de la Mort

CHAPITRE III : LA MORT

3.1 Le thème de la Mort chez Sérusier

3.1.2 La Petite trilogie de la mort : une nouvelle iconographie de la Mort

Ces figures au bois, troublantes par leur désœuvrement, ressemblent, à vrai dire, par bien des aspects, à celles que le dramaturge Maurice Maeterlinck conçoit à la même époque. Elles ont quelque chose de Mélisande, héroïne du drame Pelléas et Mélisande (1893). La deuxième scène de cette pièce de théâtre s’ouvre sur une forêt. Le petit-fils du roi, Golaud, y découvre, selon ses propres paroles, « une petite fille qui pleure à la fontaine ».187 Il l’épousera peu

après. Dans l’intervalle, l’interrogatoire pressé auquel il la soumet ne lui en apprend guère plus à son sujet. Quelle est la cause de ses pleurs ? Quel est son âge ? D’où vient-elle ? Pour quelle raison est-elle venue se perdre dans les bois du royaume d’Allemonde ? : tout autant de questions qui ne trouvent aucune réponse. Comme en ce qui concerne Mélisande, nous ne savons pas d’où les êtres pensifs de Sérusier proviennent, ni ce qu’ils font à cet endroit. Ils paraissent marqués par une fatalité que nous ne comprenons pas. Il est évidemment trop tôt entre 1891 et 1893 pour parler d’une influence de cette pièce célèbre sur Sérusier. Il n’y prit

185 Musée d’Orsay, Copyright 2006, Émile Bernard : Madeleine au bois d’Amour, [En ligne],

<http://www.musee-orsay.fr/fr/collections/oeuvres-

commentees/recherche/commentaire/commentaire_id/madeleine-au-bois-damour-23.html?no_cache=1>, (page consultée le 29 janvier 2017).

186 Bogomila Wlesh-Ovcharov, « " Let Us Become Mystics of art " Van Gogh, Gauguin and the Nabis », in

Katharine Jordan Lochnan, ed., Mystical Landscapes: from Vincent van Gogh to Emily Carr, Munich, DelMonica Books Prestel, 2016, p. 101.

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aucune part, qui plus est.188 L’artiste aura cependant pu s’inspirer de La petite trilogie de la

mort du même écrivain, une compilation de trois pièces de théâtre en un acte (L’Intruse, Les Aveugles et Les Sept Princesses) ayant la mort pour thème principal. Selon Fabrice Van de Kerckhove, Maeterlinck ne fait que reprendre avec Pelléas et Mélisande là où se terminait, en 1891, Les Sept Princesses.189 La petite trilogie de la mort, jusqu’à un certain point, peut

donc être considérée comme une série d’antépisodes à cette pièce. Sérusier participe à la conception du programme de L’Intruse et la voit jouer le 21 mai 1891.190 Le 11 décembre de

la même année, il assiste à une représentation de Les Aveugles au théâtre Vaudeville.191 Pour

finir, il monte en compagnie des nabis Les Sept Princesses en théâtre de marionnette, ceci autour de 1892 ou 1893.192 Le peintre connaissait donc parfaitement l’entière trilogie.

Ceci nous semble important à mentionner puisque Maerterlinck développe non moins qu’une nouvelle iconographie du thème de la mort à travers sa Petite trilogie de la mort. Dans ce théâtre de l’intériorité, la mort n’est jamais personnifiée, jamais visible, elle n’est que suggérée par un ensemble d’effets scéniques — le son d’une faux que l’on aiguise dans un jardin, l’inclusion d’Asphodèles, la fleur des morts, dans une scène, etc. Le dramaturge laisse également entrevoir sa présence par l’usage de symboles. Il en expliquera par ailleurs quelques-uns dans son essai métaphysique intitulé tout simplement La mort (1913). Sérusier, à notre avis, ne reste pas complètement insensible à cette iconographie renouvelée puisqu’il insiste pour la mettre en scène. Une figure féminine, Ursule, occupe une large place dans La petite trilogie de la mort. Van de Kerckhove rapproche ce personnage de la légende de sainte Ursule, une princesse chrétienne de Bretagne condamnée à épouser un roi païen. Cette fille de roi aurait accepté l’accord à condition de pouvoir bénéficier d’un délai de trois ans durant lesquelles elle conduirait un pèlerinage de onze mille vierges à Rome.193 Elle et ses

compagnes sont capturées à leur retour par des brigands et, refusant de renier leur foi, sont

188 Maurice Denis écrit à ce sujet : « Je ne parlerai ni d’Antonia, d’Édouard Dujardin, ni de Pelléas (le Pelléas

sans musique d’avant Debussy) : Sérusier n’y eut aucune part. » Il est évidemment question, dans ce dernier extrait, du drame lyrique Pelléas et Mélisande, qui sera transposé en opéra. Voir Paul Sérusier, op. cit., 1942, p. 67.

189 Fabrice Van de Kerckhove, loc. cit., p. 215. 190 Paul Sérusier, op. cit., 1942, p. 64-65. 191 Ibid., p. 65.

192 Ibid., p. 67.

193 Fernando Lanzi et Gioia Lanzi, Saints and their Symbols: Recognizing Saints in Art and in Popular Images,

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violentées jusqu’à ce qu’elles périssent. Sainte Ursule, pour cette raison, est invoquée par les croyants lors des mariages, mais aussi au moment de la mort afin d’apaiser les moribonds.194

Pour Van de Kerckhove, ce personnage duquel s’inspire Maeterlinck de façon récurrente appartient à un type, celui de l’éternelle fiancée.195 Nous pensons que Sérusier s’inspire de

ce modèle dans l’exécution de ses « belles au bois dormant ».

Dans L’Intruse, l’éternelle fiancée fait partie d’un groupe de trois personnages. Usurle y apparaît aux côtés de deux sœurs trait pour trait pareilles à elle. Elles forment ensemble « une entité générique, unanime et marchant main dans la main. »196 C’est précisément cette image

que choisit de retenir Sérusier alors qu’il travaille à l’illustration du programme de la pièce. Un dessin (figure 41) rappelant Les Mangeurs de serpents (figure 1) par ses personnages en fait état. De façon très schématique, l’artiste montre un vieil homme accompagné de trois figures féminines absolument identiques. Ce qui distingue Ursule du reste des personnages, autant chez Sérusier que chez Maeterlinck, ne s’applique donc pas à son physique. Dans la pièce, sa personnalité singulière se révèle surtout par son don d’écoute. D’un côté elle semble reliée à ce qui l’entoure, de l’autre, elle apparaît voir et entendre des choses invisibles aussi bien au spectateur qu’aux autres protagonistes de la pièce. Cette figure revient dans Les Aveugles où elle est désignée sous le nom de « La jeune aveugle ». Elle entend la mort venir, non seulement avant tous les autres aveugles, femmes et hommes plus âgés, mais également avec sérénité. Elle affirme vouloir aller à sa rencontre.197 Dans Les Sept Princesses pour finir,

sorte de Belle au bois dormant inversé, Ursule apparaît identique à ses six sœurs. Le dramaturge indique toutefois que ses cheveux sont détachés et que son visage semble déjà envahi par une ombre venue d’on ne sait où. De fait, le prince qui devait venir la tirer de son lourd sommeil pour l’épouser arrive trop tard. Alors que six jeunes filles s’éveillent d’un seul mouvement, la dernière reste endormie. Elle s’en est déjà allée se perdre dans le vaste océan de l’au-delà. En somme, dans chacune de ces pièces, la figure féminine d’Ursule sert de lien, de relais, entre le monde visible et le monde invisible.

194 Ibid., p.117.

195 Fabrice Van de Kerckhove, loc. cit., p. 134. 196 Ibid., p. 133.

197 Maurice Maeterlinck, Petite trilogie de la mort : L’Intruse, Les Aveugles, Les Sept Princesses, Bruxelles,

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Une lecture de La mort nous renseigne au sujet de cette Fiancée de la mort. Celle-ci constitue très probablement le reflet de la posture philosophique que Maeterlinck souhaiterait voir son lecteur endosser. L’auteur s’applique dès les premières pages de son essai métaphysique, à dépouiller la mort de ce qui, selon lui, ne lui appartient pas. Il supprime toutes les terreurs lui étant d’ordinaire reliées pour ne conserver que l’essentiel. La mort, laisse-t-il entendre, ouvre une porte vers un ailleurs, inconnu certes, mais sans doute plus grandiose et vrai que tout ce que nous avons connu auparavant. Cette idée est bien rendue dans ses pièces, L’Intruse et Les Aveugles, à travers la figure du bébé qu’il utilise en tant que symbole. Le nouveau-né sert à développer le récit des deux intrigues. Dans un même temps, il suggère la vision qu’entretient le spectateur ordinaire à l’égard de la mort. L’homme, à l’image du bébé, croit innocemment que ce qui l’entoure résume l’entièreté du monde. Il ne connaît rien d’autre que des sensations vagues. Maeterlinck laisse envisager que si le bébé savait qu’il devait naître et l’homme mourir, « c’est-à-dire abandonner sans retour [leur] existence captive et paisible, pour être précipités dans un monde entièrement différent, inimaginable et sans bornes »198,

ils seraient remplis d’épouvante. Or, pour lui, ces craintes qu’a le moribond devant l’inévitable sont aussi ridicules et injustifiées que le seraient celles d’un nourrisson attendant de voir le jour. La mort, pour Maeterlinck, est l’équivalent d’une naissance. Elle nous renseigne sur un mystère plus profond encore qu’elle-même, celui de la vie.

Le même genre de symbolisme à propos de la Mort, à envisager avec un grand « M », se retrouve chez les occultistes. Papus dans son Tarot des Bohémiens désigne la lame XIII (figure 42), qui par ailleurs n’a pas de nom normalement, comme étant l’une des trois « mères ».199 Elle constitue par conséquent l’une des trois parties de la triade sacrée. Pour

cette raison, elle s’inscrit de façon majeure sur le chemin de vie que représentent les différents arcanes. Elle traite directement des Origines de l’Homme. Cette carte illustre un squelette fauchant des têtes dans un champ d’où sortent des pieds et des mains. Nous retrouvons là, sans équivoque, une iconographie plus traditionnelle de la Mort. Afin de bien comprendre la signification de cette lame, il importe cependant de considérer les arcanes venant avant et

198 Maurice Maeterlinck, La mort, Paris, Bibliothèque-Charpentier, 1913, p. 190. 199 Gérard Encausse dit Papus, op. cit., p. 116.

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après elle. La carte XIII suit le Pendu (figure 43) et précède la Tempérance (figure 44). Le Pendu, figuré par un homme la tête en bas et le pied accroché à une potence, signifie, entre autres, que la réalité est désormais observée sous un autre angle. Grâce à l’expérience acquise, ce qui n’apparaissait pas devient visible désormais. La Tempérance, symbolise, en résumé, la vie qui prend tranquillement chair.200 Nous aurons l’occasion de la revoir au

chapitre IV. L’arcane XIII se situe donc entre le monde invisible et le monde visible.201

L’Homme transite avec elle vers un registre de conscience plus élevé, il passe des « petits mystères » aux « grands mystères ».202 Or, quel est le grand mystère par excellente, si ce n’est

celui de la vie ?

Édouard Schuré, dans son chapitre intitulé « Les mystères d’Éleusis », met en scène une symbolique du même ordre à propos de la Mort. Perséphone, souveraine du royaume des morts, marque une étape de transition dans l’apprentissage de l’initié. Pendant cinq ans, il est demandé au postulant de réfléchir à son enlèvement, ce sont « Les petits Mystères ».203 Le

néophyte doit se souvenir qu’il fut jadis une âme et que, subjugué par le corps, il chuta dans l’abîme terrestre. Ce qu’il vit au quotidien n’est qu’un songe fatal.204 Après cette période de

gestation d’idées, le postulant peut accéder aux « grands Mystères ». Il est invité à entrer dans une caverne où il revoit Perséphone, désormais « mélancolique », connaissant la « science du Bien et du Mal. »205 L’épreuve le confronte également à des ombres dont l’objectif est de

simuler les tourments de la mort. Le postulant ressort de ce périple souterrain purifié tandis que ses yeux s’adaptent de nouveau à la lumière. Métaphoriquement parlant, il retourne grandi à sa condition d’avant, alors qu’il n’était encore qu’une âme sans tache et sans la moindre connaissance du monde. Dans le tarot, ce symbolisme est renforcé par le nombre même qui figure sur la lame. 13 en réduction théosophique équivaut à 1 +3, donc 4. Ce chiffre renvoie à 1 à condition d’employer l’addition théosophique.206 L’arcane 13 indique par

conséquent un nouveau départ, une renaissance sous une forme améliorée. Sérusier, dans son

200 Ibid., p. 190. 201 Ibid., p. 186.

202 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op. cit., p. 651. 203 Édouard Schuré, op. cit., p. 428.

204 Selon Schuré, nous trouvons là la version hellénistique de la chute d’Adam et Ève racontée dans la Genèse. 205 Édouard Schuré, op. cit., p. 439.

206 Si nous nous en rappelons bien, 4 est constitué de 1+2 +3 +4, ce qui donne 10. Si nous prenons ces chiffres,

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œuvre, donne l’impression d’exprimer cette même idée d’un passage s’effectuant d’un point à un autre de l’évolution humaine. La coiffe enlevée (figure 37), avec son personnage aux cheveux détachés, signe d’une perte d’innocence, génère cette idée. Ses figures pensives, sorte de « fiancées de la mort », semblent pareillement être à l’écoute des voix audibles seulement d’elles. L’exemple de Paysanne du Huelgoat sur un rocher (figure 38) est révélateur à cet égard. Tout se déroule comme si ces Bretonnes en apparence banale avaient accès à une réalité qui nous échappe. C’est en cela qu’elles renverraient, selon nous, à la Mort, dans son acceptation occulte.