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Le thème des lavandières : une comparaison entre Sérusier et Pascal Dagnan-

CHAPITRE IV : LE TRAVAIL

4.2 L’exemple de Jeune Bretonne à la cruche

4.2.1 Le thème des lavandières : une comparaison entre Sérusier et Pascal Dagnan-

Une hypothèse acceptable, considérant le sujet du tableau, serait d’affirmer que l’artiste s’inscrit simplement dans cette tendance plus globale qui consiste, à la fin du XIXe siècle, à

faire du paysan breton le bénéficiaire d’un mode de vie simple, le dernier garant de valeurs ancestrales telles que la piété, le courage, l’ardeur à l’ouvrage et tutti quanti. Nous aurions là un exemple supplémentaire à ajouter aux représentations de la Bretagne-idée populaires en ces années-là. Pascal Adolphe Jean Dagnan-Bouveret, peintre français situé à mi-chemin entre naturalisme et symbolisme268, est un excellent promoteur de cette Bretagne pittoresque.

En témoigne le succès qu’il reçoit en 1887 et en 1889 alors qu’il triomphe au Salon officiel avec deux œuvres : Le pardon en Bretagne (figure 59) et Bretonnes au pardon (figure 60)269.

L’une et l’autre montrent des Bretons et des Bretonnes rendus dans leurs vêtements du dimanche et exécutées dans un souci de réalisme scrupuleux. Cette préoccupation de vraisemblance dans la représentation des rites, des habits et du cadre architectural régionaux pousse paradoxalement l’artiste à façonner ses compositions en atelier. Il les réalise d’après des dessins et des photographies effectués in situ. De même, les modèles illustrés ne sont pas des habitants locaux, mais ses amis parisiens qu’il affuble de costumes bretons et auxquels il

268 Lilas Sharifzadeh, Pascal Adolphe Jean Dagnan-Bouveret (Paris 1852 - 1929 Vesoul) Lavoir en Bretagne,

Hubert Duchemin, Copyright 2013, p. 63, [En ligne], <http://www.hubertduchemin.com/fichiers/DAGNAN_BOUVERET_CATALOGUE-1.pdf>, (page consultée le 29 mai 2018).

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demande de poser selon l’effet recherché.270 En raison de ce procédé, les compositions de

Dagnan-Bouveret exhibent une vision de l’Armorique qui, selon nos critères d’aujourd’hui, pourrait-être considérée comme passéiste si ce n’est caricaturale ; où les hommes apparaissent frustes et où les femmes idéalisées sont aussi belles que naïves. En Bretagne, les images répondant à de tels critères sont qualifiées, fort péjorativement, de « bretonneries ». Les œuvres de cet artiste peuvent toutefois être envisagées comme extrêmement représentatives du goût de l’époque, les contemporains de celui-ci étant allés jusqu’à louer sa capacité à « traduire le vrai caractère breton ».271 Ne serait-ce que pour cette

raison, il apparaît pertinent de les comparer avec celles de Sérusier. En effet, un artiste aussi apprécié et reconnu pour ses toiles à thématiques bretonnes, réalisées durant la dernière décennie du XIXe siècle et au-delà, est peut-être le mieux à même de laisser entrevoir la

singularité de la peinture de l’artiste nabi, qui s’inscrit pourtant dans un registre similaire. Dagnan-Bouveret met en image, plusieurs fois au cours de sa carrière, le thème populaire des lavandières, envisagé comme typique de la région armoricaine. C’est le cas dans Lavoir en Bretagne (figure 61), peint en 1907 et qui équivaut au point culminant de ses recherches sur ce motif. Nous avons tenu à visiter l’un des derniers lavoirs encore en service en Bretagne afin de bien comprendre de quoi il s’agissait. Il importe de savoir que celui-ci consiste en un petit courant d’eau ou encore en un grand réservoir creusé, généralement d’origine naturelle, et donc localisé en contrebas d’une source. Pour cette raison, il arrive que ce sujet soit amalgamé avec celui de la fontaine. Cela semble être le cas chez Sérusier dans Jeune Bretonne à la cruche (figure 7), où des lavandières apparaissent en second plan tandis qu’une Bretonne transportant une cruche est figurée à l’avant-plan. Contrairement à la croyance entretenue, le lavoir servait jadis non pas à laver le linge, mais à le rincer après l’avoir nettoyé. Le nettoyage était exécuté dans de grandes bassines. Le rinçage, pour sa part, nécessitait une plus grande quantité d’eau douce et était, par conséquent, exécuté directement au lavoir. Cette activité précédait le séchage des vêtements, dernière étape du processus. L’écrivain Pierre- Jakez Hélias, dans son roman Le cheval d’orgueil, un assemblage de ses souvenirs d’enfance en Bretagne présentés sous forme de tableaux, apprend au lecteur que cette activité de grande

270 Ibid., p. 63. 271 Ibid.

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lessive, kouez en pays bretonnant272, se déroulait seulement deux fois par an, soit au

printemps et à l’automne.273 Qu’elle ait attiré l’œil des peintres en quête d’éléments

pittoresques n’étonne guère. L’auteur met également en lumière le cadre dans lequel se déroulait cette occupation particulière, celui d’une entraide féminine entre villages. Le lavoir en Bretagne, à la fin du XIXe siècle, est le lieu privilégié de solidarité entre femmes, avec la

fontaine274 — en admettant que les deux ne soient pas imbriqués. Il s’agit de leur domaine

réservé, l’endroit où elles sont maîtresses et où elles peuvent discuter à l’écart des hommes. Qu’un artiste comme Sérusier, dont l’art est essentiellement gynophile, choisisse de représenter ce sujet n’a donc, en soi, rien d’étonnant. Une comparaison entre sa vision et celle que conçoit Dagnan-Bouveret du même sujet remet toutefois en cause les intentions prêtées à cet artiste, selon lesquelles il chercherait à rendre le travail manuel pour lui-même. Les différences entre leurs deux manières d’appréhender un même thème dépassent de loin la simple facture des toiles ; elles sont plus fondamentales.

Premièrement, les peintures de Dagnan-Bouveret sur le thème du lavoir ou de la fontaine présentent toutes une composition frontale. Le basin contenant de l’eau y apparaît au premier plan, bien visible, avant même les personnages. Dans Lavoir en Bretagne, il se trouve devant des bâtiments et entouré d’un muret ; tache particulièrement claire au sein d’une composition aux tons grisâtres. Il est impossible de l’ignorer. Ce choix compositionnel permet d’identifier avec certitude l’endroit travaillé au pinceau. Non seulement s’agit-il d’un lavoir, mais certains indices visuels font que nous ne pouvons le confondre avec aucun autre. Dagnan- Bouveret rend sur toile le lavoir de Gourveau, un lieu ayant servi autrefois à blanchir les fibres issues d’une manufacture de textile localisée à Saint-Pol-de-Léon. La silhouette d’un clocher, celui de la chapelle Notre-Dame-du-Kreisker, reconnu comme le plus haut monument gothique de Bretagne avec sa flèche de soixante-dix-huit mètres275, s’élève au loin

et achève de confirmer cette localisation. Chez Sérusier, dans Jeune bretonne à la cruche,

272 Daniel Giraudon, « Lavandières de jour, Lavandières de nuit : Bretagne et pays celtiques, Centre de

recherches bretonnes et celtiques », 6 décembre 1996, [En ligne], <http://www.riwalig.net/spip/IMG/pdf/Lavandieres.pdf >, (page consultée le 31 mai 2018).

273 Pierre-Jakez Hélias, Le cheval d’orgueil : mémoire d’un breton du pays bigouden, Paris, Édition France

Loisirs, Terre humaine civilisations et sociétés : collection d’études et de témoignages dirigée par Jean Malaurie, 1975, p. 14.

274Alain Croix et Christel Douar, op. cit., p. 78. 275 Lilas Sharifzadeh, op. cit., p. 61.

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l’horizon, au contraire, est bloqué par une pierre ce qui rend difficile d’évaluer où se déroule la scène ; est-il question d’une forêt ? Les environs d’Huelgoat possédaient, en 1892, plusieurs lavoirs reliés à une fontaine, dont certains dans les bois. La difficulté ici est qu’il n’y a pas d’habitations visibles, pas de dalles ou de pavés aux abords du bassin susceptibles d’indiquer que le lieu fréquenté par ces Bretonnes est d’ordinaire investi par une présence humaine. L’eau elle-même est peinte de façon peu apparente, masse fuligineuse parmi des rochers recouverts de mousse sombre. Elle occupe, qui plus est, l’extrême gauche du tableau et apparaît, de ce fait, presque entièrement coupée par le cadre. Il faut être attentif pour la distinguer, sa présence étant surtout déclarée par le biais des deux femmes se tenant au-dessus d’elle dans une position suggérant deux lavandières au travail.

Deuxièmement, Dagnan-Bouveret, autant que Sérusier, peint des Bretonnes en costumes noirs. Ces lavandières accomplissent différentes étapes du travail à exécuter. L’une d’elles, à l’avant, semble se perdre dans ses pensées, une main sous le menton, l’autre posée sur un panier rempli de linge. Elle ouvre sur le décor où des femmes représentées avec précision, qu’il soit question de leurs visages ou de leurs costumes, s’activent au rinçage des tissus tandis que d’autres les étendent non loin. Le rendu flou des mouvements de certaines confère à l’action une sensibilité quasi photographique. Au second plan, à droite, l’une d’entre elles tend devant ses bras un drap blanc : une allusion à sainte Véronique, patronne des blanchisseuses.276 Il faut entrevoir, là aussi, un moyen pour l’artiste d’ajouter une touche de

spiritualité à son portrait de la Bretagne qui sans cela aurait sans doute été jugé incomplet par ses contemporains. En résumé, Dagnan-Bouveret offre, dans une atmosphère bucolique propre à la rêverie et à la nostalgie des temps anciens, la pleine représentation d’un sujet profane : celle d’une activité de rinçage montrée dans le détail et à laquelle il superpose une subtile dimension spirituelle. Sérusier de son côté, dans Jeune Bretonne à la cruche, dépeint deux de ses personnages de profil. L’un d’eux est penché vers le sol, empêchant par-là de saisir les traits de son visage. Les gestes que les deux femmes accomplissent demeurent en raison de cela assez vagues : rincent-elles le linge, le frappent-elles de leur battoir ? Travaillent-elles seulement ou se sont-elles arrêtées pour reprendre leur souffle ? La seconde

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femme au fond du tableau, les mains sur les genoux, le dos droit, n’a pas l’air d’être active. La Bretonne à la cruche, quant à elle, n’est pas non plus montrée directement à l’ouvrage. Elle ne récupère pas de l’eau, mais s’éloigne, selon toute logique, d’une fontaine que le spectateur ne peut concevoir qu’en esprit. À l’opposé de Lavoir en Bretagne, tout se passe comme si l’activité elle-même n’intéressait pas Sérusier.

Cette impression est renforcée par d’autres tableaux. Dans Jeunes lavandières remontant de la rivière (figure 62), daté de 1891, l’artiste illustre, dans une composition aux tons grisâtres, deux figures féminines s’avançant sur un sentier escarpé. En amont de la route chemine une jeune fille, un sceau pendu au bout de son bras tendu. Ses yeux sont clos ou encore rivés au sol. Elle a retroussé ses manches au-dessus de son tablier bleu. Elle porte un bonnet, non pas une coiffe, d’où émergent des cheveux roux. Ce dernier détail combiné à la jeunesse de ses traits indique qu’elle est probablement encore une enfant. À ses pieds le peintre a placé des bouquets de fleurs jaunes figurant quelque bosquet de genêt ou encore d’ajonc. Plus bas se trouve une autre femme dont seule la partie haute du corps est apparente. Ses paupières très peu marquées sont closes, pareillement à celles de la jeune fille. Elle laisse une impression de recueillement. Elle a sur l’épaule un linge de couleur jaune qu’elle agrippe. Un paysage vallonneux est figuré en aval, divisé en deux par une rivière ou un fleuve. Cette composition rappelle beaucoup, par ce qu’elle comporte, Les laveuses au bord de la Laïta277 (figure 63),

une toile antérieure, où, encore une fois, deux personnages féminins sont figurés ; un transportant un contenant, un autre tenant un tissu sur son épaule. Selon Foutel, Sérusier reprend à travers Jeunes lavandières remontant de la rivière, « ce thème des lavandières largement évoqué au Pouldu » dans une composition « moins synthétique et plus personnelle ».278 L’image, comme pour Jeune Bretonne à la cruche (figure 7), semble être

une représentation du travail. Le titre de l’œuvre identifie cette fois correctement ses protagonistes comme étant des lavandières. Or, celles-ci, contrairement aux Laveuses de la Laïta, ne se trouvent pas près de l’eau, mais à grande distance d’elle. De même, elles ne sont pas illustrées en pleine activité de rinçage. À vrai dire, elles pourraient être davantage qualifiées de « porteuses » que de lavandière. En effet, si la rivière visible en arrière-plan

277 La Laïta est le nom donné au cours d’eau fruit de la rencontre de l’Ellé et de l’Isolde. Il mène jusqu’au

Pouldu situé à son embouchure.

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constitue le lavoir de ces femmes, alors force est de constater qu’elles s’en éloignent. Elles reviennent du lieu, elles ne s’y rendent pas. Le plus gros du travail serait-il donc terminé ? Cela est tout aussi vrai dans Les lavandières de Bellangenêt (figure 64)279, une huile sur toile

réalisée en 1891, illustrant trois Bretonnes. Dans ce tableau, deux figures féminines sont peintes côte à côte portant deux ballots probablement remplis de linge. L’une disparaît presque entièrement derrière l’autre. Elle se distingue par ses vêtements de couleur rougeâtre et par sa coiffe blanche s’opposant aux habits bleus et au couvre-chef noir de sa compagne. Une troisième Bretonne les précède, coupée par un cadrage arbitraire ne laissant voir qu’une de ses jambes, sa robe ainsi qu’une partie du fardeau qu’elle transporte. Un bassin s’étend aux pieds des Bretonnes, lui aussi largement tronqué par le cadre. Son eau jaune est teintée par une ombre bleue que rien n’explique, si ce n’est peut-être un souci d’harmonie chromatique. Par cet effet, Sérusier répond aux champs et au ciel en arrière-plan. Nous remarquons qu’une fois de plus, le lavoir n’est pas figuré frontalement ni même en entier, mais relégué à un détail secondaire. Les trois lavandières ont, de toute évidence, terminé leur ouvrage et s’éloignent du lieu. Le peintre, dans son rendu des lavandières, montre, semble-t- il, surtout un intérêt pour leur déplacement d’un lieu à un autre.