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Sérusier et les scènes de travail : le dur labeur des femmes de Bretagne

CHAPITRE IV : LE TRAVAIL

4.1 Sérusier et les scènes de travail : le dur labeur des femmes de Bretagne

Sérusier durant sa période huelgoataine, illustre un nombre assez substantiel de scènes de travail256 : femmes au marché, à la cueillette, portant de l’eau, remontant ou descendant des

chemins escarpés les bras chargés de vêtements, ou encore s’employant à l’écriture d’un livre comme dans La grammaire (L’étude) (figure 23) vu précédemment. Boyle-Turner dans Sérusier et la Bretagne remarque à ce sujet que les visages de la période Huelgoat « représentent souvent le dur labeur et la morne existence des femmes bretonnes. » Ils contrastent « avec les toiles du Pouldu qui montraient des femmes heureuses, en parfaite symbiose avec la nature généreuse et nourricière. »257 Sérusier, une fois installé en Bretagne

intérieure, loin des principaux sites touristiques de la région, aurait développé « un regard plus dur sur la vie quotidienne de ces femmes »258, une vision plus objective des difficiles

conditions d’existence qui étaient les leurs. Les jeux autant que le repos disparaissent de la peinture du nabi au profit de la représentation de dures tâches quotidiennes. Les protagonistes de ses toiles, à la mine désormais patibulaire, vendent leurs produits sous la pluie au marché ou encore reviennent harassés du lavoir.

255 « Je crois en l’Esprit-Saint, à la sainte Église universelle, à la communion des saints, à la rémission des

péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle. » Extrait du « Symbole des apôtres », in Nouveau paroissien romain très complet à l’usage du diocèse de Quimper et de Léon contenant les offices de tous les jours de l’année en latin et en français : édition nouvelle en harmonie avec les réformes pontificales, Quimper, Librairie Le Goaziou, 1922, p. 2.

256 Nous en comptons au moins dix-neuf sur soixante-quinze œuvres étudiées, ce qui équivaut à vingt-cinq pour

cent du corpus.

257 Caroline Boyle-Turner, op. cit., 1995, p. 68. 258 Ibid.

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Nous sommes convaincue qu’il y a davantage à percevoir derrière ces figures besogneuses. Le Travail, loin d’être une activité seulement prosaïque, doit aussi être envisagé dans son sens métaphysique. Il demande dès lors l’emploi d’un grand « T ». L’auteur Khalil Gibran, un écrivain ayant fréquenté, tout comme Sérusier, l’Académie Julian ainsi que le milieu des beaux-arts à Paris, nous aide à comprendre la définition universelle de ce mot. Dans son livre Le prophète, il écrit : « Vous travaillez pour pouvoir aller au rythme de la terre et de l’âme de la terre. Car être oisif c’est devenir étranger aux saisons, et s’écarter de la procession de la vie, qui avance majestueusement et en fière soumission vers l’infini. »259 L’auteur signifie

là que le Travail n’est pas qu’une simple besogne à laquelle l’homme s’astreint par nécessité. Travailler signifie évoluer au même tempo que les saisons, que la Terre elle-même, ce grand vaisseau tournant au sein d’un circuit encore plus immense ; c’est aller au rythme de l’univers. En d’autres termes, le Travail est ce qui permet à l’homme d’entrer dans le mouvement des planètes, il est la clef ouvrant vers l’infini. Les Bretonnes à l’ouvrage de Sérusier, à notre avis, permettent d’envisager cette vaste idée.

4.1.1 La Madeleine bretonne ou l’Épouse

Parmi les scènes de travail de l’artiste, nous constatons que plusieurs d’entre elles illustrent des lavandières. Ces femmes se reconnaissent, pour la plupart, aux ballots qu’elles transportent sur leur dos ou bien sur leurs têtes. Il arrive souvent qu’elles soient mises en parallèle avec des porteuses d’eau. Nous avons nommé celles-là « Bretonnes à la cruche » puisque c’est ce que la majorité d’entre elles tiennent au bout de leurs bras tendus : un récipient pansu, avec ou sans anse, de couleur orangée ou rouge. Dans la production plus tardive de l’artiste, celles-ci se multiplient. Il arrive qu’un large groupe de ces figures prennent place à la fontaine. Elles sont alors disposées en une longue file. Toutes ces images entrent dans la catégorie des scènes de travail. Au sein de notre corpus, nous avons découvert une seule exception à cette règle : Jeune Bretonne au pot vermillon ou Madeleine bretonne (figure 24). Cette œuvre montre une jeune fille debout, absolument inactive. Elle tient entre ses mains un pot correspondant aux caractéristiques décrites. C’est son analyse poussée qui,

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en définitive, nous a permis de mieux comprendre les « Bretonnes à la cruche ». Elle a ouvert notre champ d’interprétation en nous permettant de considérer qu’il y avait peut-être une signification spirituelle associée à ces femmes à l’ouvrage. Nous reproduisons ici le même cheminement déductif afin que notre lecteur puisse mieux saisir les notions en jeu derrière ces personnages et ainsi ce que Sérusier implique dans ses scènes de travail.

Pour bien comprendre Jeune Bretonne au pot vermillon ou Madeleine bretonne, il est nécessaire de posséder au préalable quelques notions d’iconographie. Le personnage biblique de Marie-Madeleine est une figure ayant pris plusieurs formes au cours de l’histoire chrétienne. Elle doit avant tout sa postérité au fait qu’elle se soit trouvée, lors d’une certaine journée des années trente de notre ère, devant le tombeau vide d’un homme mort deux jours plus tôt. Venue de bon matin avec deux autres femmes260 pour enduire le défunt de myrrhe,

elle trouve le corps disparu. Emplies de frayeur, les trois servantes du mort se dispersent afin de chercher secours. Au sortir des lieux, Marie-Madeleine rencontre cependant un jardinier, bien vivant, qu’elle reconnaît comme celui qu’elle cherche. Cet événement sera traduit du latin sous le terme de « résurrection ».261 Cette compagne du Christ qui était à l’origine

représentée au sein d’un groupe de trois personnages devient, au VIe siècle, avec le décret du

pape Grégoire le grand, une figure centrale en iconographie. Afin de répondre à des besoins hagiographiques et pour rendre plus clair l’important enjeu de la conversion du personnage, celui-ci décide d’insister sur son statut de pécheresse repentante. L’Église l’assimile, dans cette lignée, à plusieurs récits visant à amplifier ce trait caractéristique. Parmi eux, nous trouvons celui de « Marthe et Marie » de Béthanie.262 Deux versants de Marie-Madeleine se

perçoivent à travers ces deux figures : sa vie d’abandon avant sa rencontre avec Jésus et puis celle, plus sage, venue après. Elle en vient ainsi à représenter, au fil des siècles, une forme d’opposition entre vie active et vie contemplative.

260 Isabelle Renaud-Chamska, Marie Madeleine en tous ses états : typologie d’une figure dans les arts et la

littérature (IVe – XXIe siècle), Paris, Les éditions du cerf, 2008, p. 15. 261 Ibid.

262 L’évangile selon Luc raconte qu’après la résurrection de Lazare, Jésus fut invité à dîner dans sa maison à

Béthanie. Tandis que Marthe s’activait, Marie restait aux pieds du seigneur à écouter sa parole. La première femme se fâcha de devoir s’occuper de tout toute seule. Le Christ lui répondit « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour bien des choses, alors qu’il n’est besoin que de peu ou même d’une seule ! Marie, en effet, a choisi la bonne part qui ne lui sera pas enlevée. » Voir Luc 10 : 38-42.

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L’histoire de Marthe et Marie, nous le savons, était connue du groupe d’artistes dirigé par Sérusier, comme le démontre une toile signée par le nabi Denis et intitulée Allégorie mystique (figure 56), datée de 1892. L’artiste y reprend à son compte le récit biblique. Il y fait s’affronter deux visions de sa femme Marthe. La première est représentée sous un jour laborieux, le bras tendu formant une diagonale dynamique et tenant un plateau sur lequel repose un service à thé. La seconde, au bas, est dessinée dans une attitude pensive, la main posée sur deux livres. Elles portent chacune la même robe rose à rayures crème. Ce que Denis met en scène suggère tout à la fois la confrontation et la réconciliation de deux idées : celle de l’action, proposée à travers la figure du haut, et celle de la contemplation, comprise par l’intermédiaire de la figure du bas. De façon subtile, le peintre remet le récit biblique de Marthe et Marie au goût du jour.

Sérusier, peut-être pour illustrer une compréhension similaire de son personnage, avait pensé ajouter au départ une seconde représentation féminine à sa toile. Jeune Bretonne au pot vermillon et fillette agenouillée (figure 57), est une ébauche à en juger pas son rendu et ses couleurs moins travaillées. La similitude entre cette composition et Jeune Bretonne au pot vermillon indique qu’elle fut sans doute réalisée en préparation de cette dernière toile. Le regardeur peut y distinguer une enfant agenouillée, assez semblable dans son attitude pensive à cette figure que nous avons abordée précédemment avec Solitude. À sa droite se trouve une Bretonne tenant un pot vermillon. À notre avis, cette dernière figure constitue le pendant de la première, son versant à la fois complémentaire et opposé. La « Madeleine Bretonne » rendue ici par Sérusier représenterait un type bien à elle. En effet, pour Isabelle Renaud- Chamska, diplômée en théologie et auteur de l’étude typologique Marie Madeleine en tous ses états…, si la liturgie romaine a réussi à synthétiser aussi facilement en une seule figure les traits d’autant de femmes de l’évangile c’est que Marie-Madeleine, avant d’être une sainte, est d’abord et avant tout un type : celui de l’Épouse.263 Elle est la nouvelle Ève qui

répond au nouvel Adam, Jésus. Marie-Madeleine représente celle qui, après une vie consacrée aux plaisirs des sens, choisit de se vouer à une vie spirituelle. À ce titre, le fait que

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sa rencontre avec le sauveur se déroule dans un jardin, symbole de la conscience ordonnée264,

et que celui-ci lui demande de ne pas le toucher constitue un bon indicateur. La scène aurait lieu entièrement dans la tête de Marie-Madeleine et non pas dans un quelconque espace physique. Ce qu’elle épouse avant tout est la parole du Christ. L’épisode de la résurrection nous apprend que la mort n’est pas une fin ; il existe un univers au-delà, un espace de vie éternelle. Le flacon de nard qu’elle transporte contiendrait ce message d’amour qu’elle a pour vocation de transmettre. Comme pour ce qui est du parfum, le monde divin se voile à l’œil. Il n’en demeure pas moins perceptible dans l’air. Sérusier, nous le pensons, tenterait de véhiculer, à travers ses propres « Madeleines bretonnes », ses « Bretonnes à la cruche », cette même croyance en un rachat possible de l’humanité. À force de s’investir dans un travail honnête, l’Homme trouverait finalement le moyen de transcender sa condition, de se rapprocher de Dieu.

4.1.2 Le Travail, son rapport aux Origines

Cette idée que nous venons d’exposer, celle d’un chemin menant vers le divin, est primordiale dans les théories occultes. Nous la retrouvons chez Papus à la 21e lame de son

Tarot des Bohémiens. Cette carte prend pour titre le Fou ou le Mat (figure 58). Elle illustre un homme en habits de fou, un baluchon sur l’épaule. Celui-ci chemine de manière insouciante au bord d’un précipice. Accomplir ne serait-ce qu’un seul pas de plus vers l’avant l’amènerait inévitablement à sombrer vers le fond du gouffre. Un crocodile attend en contrebas qu’il commette cet impair fatal afin de pouvoir le dévorer. L’homme est retenu dans sa chute par un chien qui agrippe fermement son bâton de marche. Papus identifie cet arcane comme étant l’une des trois forces mères à l’origine de l’univers. Cette affirmation se voit réaffirmée par la 21e position que cette lame occupe au sein du jeu. 21 en addition

théosophique équivaut à 3 (2 +1). Là où la lame XIII — celle figurant la Mort — n’avait pas de nom, le Fou n’a cependant pas réellement de nombre. Il apparaît officiellement sous le chiffre 0, symbole d’infini. Cette carte symbolise le mouvement de « Durée relative »

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s’opposant au mouvement cyclique.265 Comme pour ce qui est de la Mort à laquelle il se

confronte, nous nous trouvons avec le Mat à un point de jonction. Un équilibre instable s’installe. L’homme à l’air insouciant est arrivé à la fin de son parcours. Il a atteint le maximum d’expérience qu’il pouvait acquérir sur le plan matériel. Il est par conséquent soumis à un choix. Il peut retomber sur le chemin des passions qu’il a suivi jusqu’ici ou alors amorcer un retour actif vers le monde divin. Papus use des vers d’un autre occultiste, Éliphas Lévi, afin de mieux résumer cette notion complexe :

Souffrir c’est travailler, c’est accomplir sa tâche. Malheur au paresseux qui dort sur le chemin ;

La douleur, comme un chien, mord les talons du lâche Qui, d’un seul jour perdu, surcharge un lendemain.266

Nous pouvons saisir à cela que Le Mat, principe fondamental de la triade sacrée, s’arrime avec l’idée du Travail. L’homme, s’il entend retrouver un jour l’unité première auquel il appartient n’a pas de temps à perdre avec de vains prurits. Il lui importe dès aujourd’hui d’acquérir le savoir et l’expérience nécessaires à sa remontée vers le lieu de son origine. Cette lame répond à la question « où allons-nous ». En s’activant avec bonne volonté, l’homme dépassera son statut d’être limité. Il se rapprochera de l’infini auquel il a jadis appartenu.