• Aucun résultat trouvé

Considérations sur le possible rôle des plantes dans la peinture de Sérusier

CHAPITRE I : LES ARCHÉTYPES

1.3 Des femmes en harmonie avec la nature

1.3.2 Considérations sur le possible rôle des plantes dans la peinture de Sérusier

Si nous prenons en compte tout ce que nous venons d’aborder, d’une part l’adhésion de Sérusier à la théorie des correspondances, d’autre part sa représentation du bois en tant que temple, nous pouvons en conclure que la nature chez cet artiste possède forcément son lot de symboles. Les fleurs pourraient faire partie de ceux-là. Dans Les mangeurs de serpents, celles disposées près des femmes semblent être des iris blancs. Dans la mythologie grecque, Iris, pont entre le ciel et la terre, était réputée pour son rôle en tant que messagère des Dieux. Que ces plantes particulières soient visibles au cœur d’une image illustrant, selon toute vraisemblance, un rite en rapport avec la mort et la résurrection aurait par conséquent tout

100 « Les forêts de sapins semblent des cathédrales/Qu’ombrent d’immenses deuils. Infinis, sans espoir,/Montent

des noirs piliers se perdant en le noir,/Et l’ombre bleue emplit les voûtes colossales ! » in Albert Aurier, « Sous Bois », in Remy de Gourmont, Le IIe livre des masques : portraits symbolistes, gloses et documents sur les

écrivains d’hier et d’aujourd’hui, Mercure de France (Paris), mars 1896-1898, p. 296, Bibliothèque nationale de France, [En ligne], < http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k816026/f306.vertical>, (page consultée le 27 août 2014).

51

son sens. Elles confirmeraient la nature exceptionnelle de ces femmes rassemblées au bois. À l’instar de ces fleurs, elles intercéderaient auprès du divin.

Il n’existe bien sûr nulle preuve affirmant que Sérusier connaissait la symbolique des plantes. Nous savons seulement qu’il y avait accès au quotidien, grâce à son père, un manufacturier spécialisé dans la confection de parfums. Dans une lettre non publiée adressée à Chassé, il écrit ne pas se remémorer des événements marquants ayant pu annoncer, dans son enfance, sa future carrière de peintre. Son plus vif souvenir consiste en celui laissé par les différentes couleurs et fragrances des fleurs qui, chaque jour, étaient livrées à la demeure familiale.101

Cet attrait subsiste plus tard dans sa carrière alors qu’il conseille à ses élèves de conserver des fleurs afin d’en étudier les gris.102 Il agit en cela parfaitement en homme de son temps.

L’historien Pierre Miquel mentionne à ce sujet, dans son ouvrage Petite histoire des fleurs de l’histoire..., que loin de perdre en intérêt au XIXe siècle sous les interventions scientifiques

menées par la vie moderne, les fleurs deviennent, à l’opposé, « matière à recherche et à réflexion pour les hommes de science sur les origines de la végétation du monde. »103 Elles

entrent dans une nouvelle histoire, « celle des mythologies modernes de la connaissance »104,

tout en conservant un langage symbolique convenu. L’époque elle-même, combinée aux affinités personnelles de Sérusier envers les fleurs, se serait donc prêtée à ce qu’il s’intéressa à leur symbolique. Miquel ajoute que les fleurs, dans les sociétés primitives, ont longtemps été associées aux Dieux et aux héros. Elles étaient la manière choisie par eux pour se manifester auprès des humains. Leur floraison montrait que l’adorateur cheminait sur la bonne voie, « celle qui montre la lumière d’Éleusis105 et permet d’accéder à la vérité du fond

de la caverne.106 » Aussi, nous doutons grandement que ces trois fleurs offertes à l’œil par

Les mangeurs de serpents n’aient aucune signification. Elles semblent, au contraire, avoir

101 Caroline Boyle-Turner, op. cit., 1983, p. 5. 102 Paul Sérusier, op. cit., 2015, p. 7-8.

103 Pierre Miquel, Petite histoire des fleurs de l’histoire : des iris de Clovis aux cent fleurs de Mao, Paris, Albin

Michel, 1997, p. 26.

104 Ibid.

105 Schuré traite des Mystères d’Éleusis dans Les grands initiés, au cours de son chapitre consacré à Platon. Ce

culte célèbre les divinités féminines que sont Déméter, déesse grecque de l’agriculture, et sa fille Perséphone. Par l’apprentissage de leur histoire l’initié était amené à se rappeler le lieu d’où provenait son âme avant son incarnation sur Terre. Sa sortie de la caverne, un endroit simulant la mort, symbolisait la fin de l’épreuve, son retour métaphorique vers la lumière et la vérité oubliée avec elle.

52

tout à fait leur place auprès de ces femmes détenant entre leur main promesses de vie comme de mort.

À l’image de cette femme celte au pouvoir mystérieux connue du temps d’Arthur, une figure remise à la mode par le XIXe siècle à travers l’imagerie bretonne, les trois femmes de

Sérusier, sorte de sibylles, suggéreraient une communication avec le divin. Cette réalité se déduit à leur accord parfait avec le paysage, ainsi qu’à une panoplie d’éléments les entourant, tout autant de signes qui, une fois décortiqués, se révèlent en tant que symboles. Serpent, fleurs, faucilles, etc., servent à développer une réflexion à propos de la mort, du temps passé, de la vie, du cheminement humain et plus encore. À ce sujet, sans doute n’est-ce pas sans raison que ces trois figures rappellent les Moires, ces trois sœurs dont l’existence précéda celle des Dieux et dont la mission se résumait à veiller à l’accomplissement du destin. Comme elles, elles affichent trois âges différents. Comme elles, chacune dépend des deux autres et pourtant recèle sa propre raison d’être. Tout ceci tend à indiquer que l’artiste se serait abreuvé à la même source qui naguère nourrit les récits mythologiques. Ce qu’il exprimerait par ces trois figures féminines tiendrait d’un thème universel commun aux religions et aux mythologies du monde entier : celui des Origines de l’Homme. La présence du vieillard, sorte d’Œdipe roi auprès des trois sœurs bretonnes, illustration des temps passé, présent et futur ; amène ainsi à se poser cette question : qu’est-ce que l’Homme au sein du cosmos ?

53