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Une spiritualisation de la matière héritée de Van Gogh

CHAPITRE IV : LE TRAVAIL

4.2 L’exemple de Jeune Bretonne à la cruche

4.2.2 Une spiritualisation de la matière héritée de Van Gogh

Si représentation du travail il y a chez Sérusier, celle-ci s’inspire plus probablement, selon nous, de l’idée que s’en fait Vincent Van Gogh ; il l’envisage dans une perspective religieuse. En 1892, l’artiste nabi réalise une huile sur toile intitulée Le faneur ou Le travail (figure 4).280

Cette dernière illustre un homme, objet d’attention plus rare chez Sérusier, durant la fenaison. Celui-ci, habillé d’une chemise jaune et chaussé de sabots de bois, appartient de toute évidence à la classe paysanne. Une faneuse à la main, il retourne devant un ciel bleu limpide, le foin qui a séché et qui attend désormais épars sur l’herbe verte. L’œuvre est en réalité un hommage à Van Gogh, mort l’année précédente et dont Paul Sérusier connaissait la peinture grâce à son frère, le marchand d’art Théo Van Gogh.281 Cette reconnaissance rendue est 279 Bellangenêt est une plage localisée près du Pouldu.

280 Marcel Guicheteau et Paule Henriette Boutaric, op. cit., p. 71. 281 Virginie Foutel, op. cit., p. 81.

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perceptible à la fois dans le traitement de la toile, mais aussi dans son sujet. Le faneur peut s’apparenter à certains tableaux de nature symbolistes produits par le peintre hollandais. Le meilleur exemple parmi ceux-ci est probablement Le Semeur (figure 65). Il nous apparaît nécessaire d’en éclairer les dispositifs de fonctionnement afin de bien comprendre la composition de Sérusier.

En 1888, Van Gogh se prépare à rejoindre Arles afin d’y travailler en étroite collaboration avec Gauguin. Tous deux entreprennent alors des essais picturaux distincts qu’ils jugent

« particulièrement captivants, résolument modernes » et surtout

« singulièrement “symbolistes” » ; un mot qu’ils emploient pour la première fois afin de mieux qualifier ces tentatives révolutionnaires en art.282 L’une d’elles est Le Semeur, une

peinture montrant un paysan avançant sous le soleil au milieu d’un champ labouré et dispersant sur la terre meuble des grains tirés de son sac. Van Gogh s’inspire de l’artiste réaliste français Jean-François Millet dans le choix de son thème et présente de ce fait un travailleur paysan d’avant la révolution industrielle. L’activité à laquelle celui-ci s’adonne sous le soleil de plomb du midi est éreintante. Le peintre hollandais ne se satisfait pas d’ennoblir son personnage, de magnifier son geste comme pour Jean-François Millet. Il lui confère également une dimension supérieure, pour ne pas dire mystique. Il importe de savoir que pour Van Gogh, le travail est une source de grâce. Chez lui, les tâches humbles sont sacrées, une conception qu’il tire du calvinisme ayant marqué son enfance aux Pays-Bas.283

Dans une lettre à son frère Théo, il précise vouloir créer « le cœur même de l’art moderne », à savoir « le personnage paysan en action. »284 Dans cet objectif, il insiste sur le pas du semeur

dans sa composition de même que sur le geste de son bras. Le travailleur illustre par son mouvement et selon les mots de Van Gogh, une « aspiration vers l’infini. 285» Le passé, le

présent — suggéré par le semeur en action — et l’avenir se confondent dans cette toile où des blés apparaissent miraculeusement au bout du champ, annonçant déjà la récolte prochaine. Les croyances théologiques de l’artiste le poussent en effet à envisager la nature

282 Debora Silverman, « Au seuil du symbolisme : Le Semeur de Van Gogh et La Vision après le sermon ou la

Lutte de Jacob avec l’ange de Gauguin », in Jean Clair, dir., op. cit., p. 104.

283 Ibid., p. 106. 284 Ibid.

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comme la médiatrice du divin, l’intermédiaire le plus sûr pour lui accéder. Afin de bien rendre cette doctrine, Van Gogh s’exerce à spiritualiser la matière par l’emploi de divers moyens plastiques. Dans Le semeur, le champ labouré est peint selon une suite de touches horizontales. Celles-ci s’imbriquent dans les épis en arrière-plan, eux-mêmes rendus par de petits coups de pinceau verticaux. Pour Debora Silverman, professeure d’histoire de l’art européen moderne, le peintre marque ainsi une distinction entre le domaine de l’action terrestre et celui du pouvoir céleste286. Le royaume des cieux est dominé par un soleil

rayonnant et rappelant un nimbe doré. Cet effet transcendant est renforcé par la juxtaposition de couleurs vives, non naturelles, dans le tableau. Le peintre s’inspire de l’art sacré pour ce faire ainsi que des expérimentations chromatiques présentes dans les œuvres religieuses de l’artiste romantique Eugène Delacroix. Tout ceci est indicateur des intentions de Van Gogh. Par l’intermédiaire d’un sujet en apparence banal, celui d’un paysan semant du blé, il traite de l’union du monde matériel et du monde céleste. Cette réconciliation ne serait pas possible sans l’accomplissement d’un travail rédempteur, celui du semeur, mais aussi celui du peintre qui le met en image.

Denis, dans son Étude sur la vie et l’œuvre de Paul Sérusier, raconte comment son ami, à partir de 1889, amenait les nabis dans les galeries d’art, chez le frère de Van Gogh ou chez le père Tanguy, afin qu’ils se nourrissent des œuvres de cette nouvelle « école de Gauguin. »287 Paul Sérusier était celui chargé par le groupe qui l’accompagnait d’observer

les nouvelles solutions plastiques développées par ces artistes et d’en expliquer les enseignements à voix haute. Cela en fait l’un des premiers théoriciens des principes formulés en peinture par les maîtres de la génération avant lui : ceux de Gauguin, de Van Gogh, de Paul Cézanne et d’autres. Ainsi, bien qu’il n’ait couché sa pensée sur papier qu’en fin de carrière, il peut être considéré selon Denis comme « le principal auteur des théories de Pont- Aven. 288» Le critique met en évidence ce fait dans sa toile datée de 1900, Hommage à

Cézanne (figure 66). Cette œuvre monumentale montre Sérusier en compagnie de plusieurs acteurs du milieu artistique parisien. Lui et Redon y apparaissent à l’avant-plan, visiblement en pleine discussion à propos du tableau de Cézanne disposé entre eux deux. Denis lui-même

286 Ibid., p. 108.

287 Paul Sérusier, op. cit., 1942, p. 56. 288 Ibid., p. 39.

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se positionne dans l’ombre du nabi. Son visage émerge juste derrière l’épaule de Sérusier comme une seconde tête greffée à celle de son ami. Leurs deux corps se fondent en une même masse noire. Le message semble clair : bien que Denis ait écrit davantage, il reconnaît à son confrère ses mérites. Une large part des théories que lui-même a rédigées sont redevables à l’influence de Sérusier. Aussi, y a-t-il de fortes probabilités pour que ce dernier ait réussi à appréhender et à faire siennes certaines idées sous-jacentes au Semeur. Comme Van Gogh, il se serait essayé à proposer une union entre le visible et l’invisible s’opérant à travers le mouvement de ses personnages, les couleurs et les lignes de ses tableaux. Le faneur en constitue une preuve.

Dans cette toile, les coups de pinceau sont visibles, comme dans celle de Van Gogh. Le peintre marque l’herbe par de petites touches horizontales tandis que dans le ciel une série de lignes obliques se dessinent. L’artiste crée par cet effet une sorte de rayonnement céleste à l’intérieur de la surface bleue. Ses couleurs sont, de même, trop saturées pour être naturelles. Sérusier travaille celles-ci par zones. Il va jusqu’à cerner certaines d’entre elles d’un contour noir. Le peintre ne concède par ailleurs que très peu au modelé. La figure du faneur apparaît, de ce fait, figée dans une attitude hiératique. Sérusier réduit cette impression de fixité en contorsionnant le corps de son paysan dont les jambes suivent un angle différent de celui des bras. Par cette flexion du torse, il rend le travailleur dynamique, comme prêt à avancer, en dépit de ses formes parfaitement circonscrites rappelant l’art de la fresque. Le peintre inscrit, qui plus est, sa composition au sein d’un cadre semi-circulaire évoquant l’architecture et augmentant par-là sa dimension décorative. L’horizon du paysage représenté suit cette courbe et laisse penser que l’homme travaille non pas à prévenir les temps froids à venir, mais au renouvellement futur de la Terre elle-même. L’état des foins présents dans cette toile, arrivés à leur dernière étape de vie, semble aussi devoir être mis en rapport avec le personnage. Plutôt âgé, à en juger par ses cheveux gris et son crâne dégarni à l’avant, celui- ci se trouve en harmonie avec la nature environnante. L’un et l’autre expriment à leur façon la vieillesse. Le nabi universalise grâce à tous ces divers procédés la figure du faneur. En ce sens, il propose une conception du travail similaire à celle que soumet Van Gogh dans Le Semeur. En s’attachant à sa besogne, l’homme accède au divin. Ce n’est ainsi pas seulement qu’une scène de travail qui est représenté, mais bien le Travail dans toute sa transcendance.

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Le jeune semeur de Van Gogh comme le vieux faneur de Sérusier s’inscrivent dans le cycle des saisons. Le fruit de leur effort est déjà visible devant leurs yeux. Travail rime avec mouvement vers Dieu, selon cette perception du monde. C’est ce qui explique peut-être que Van Gogh accorde autant d’importance au pas de son paysan de même qu’au geste de son bras. Ceci pourrait également justifier que Sérusier s’intéresse si peu à rendre les gestes anecdotiques accomplis par ses personnages pour nettoyer leurs vêtements ou pour puiser de l’eau. Il les illustre plutôt remontant des chemins souvent escarpés, comme déjà en route vers la vie éternelle.