• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE I : LES ARCHÉTYPES

1.3 Des femmes en harmonie avec la nature

1.3.1 Le bois sacré : un espace de correspondance

Au XIXe siècle, une conception nouvelle de la forêt se fait jour avec le romantisme. Le poète

Baudelaire, dans son sonnet Correspondance, écrit que « la Nature est un temple où de vivants piliers/Laissent parfois sortir de confuses paroles ; /L’homme y passe à travers des forêts de symboles/Qui l’observent avec des regards familiers. »95 En rédigeant cela, il établit,

pour les générations à venir, la nature en tant que symbole avant-gardiste du mystère et de la pureté. La forêt, vers la seconde moitié du siècle,en vient ainsi, peu à peu, à être perçue comme un espace de correspondances et d’analogie, où la nature transcendantale du visible est susceptible d’être dévoilée.

Sérusier, en 1892, rend publique malgré lui son adhésion à cette théorie des correspondances popularisée par Baudelaire. Alors que Benjamin Guinaudeau lui demande une entrevue pour sa chronique « La réaction idéaliste » publiée régulièrement dans La justice, l’artiste refuse poliment. « Résumer [son] esthétique en quatre pages » seulement ! C’est là « trop difficile » et il estime que « ses œuvres parleront, si elles valent quelque chose », car « leur langage [est] supérieur à celui des mots. » Il ne peut malgré tout s’empêcher de glisser dans sa lettre de réponse quelques éléments de compréhension à l’adresse de « ceux qui n’y comprendraient rien ». Il écrit :

Faut-il expliquer qu’une correspondance entre le monde matériel et celui de la Pensée se répercute dans le monde de l’Immuable, que l’œuvre d’art fait apercevoir à travers l’harmonie de la matière et l’âme de l’artiste un monde de choses innommables, mais 95 Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, Paris, Librairie Gründ, 1957, p. 17.

48

plus réelles que ce que nous touchons et voyons ? Ils comprendraient encore moins. Ils nous traiteraient de sophistes ou de farceurs et nous renverraient à nos palettes. Permettez-mois de retourner à la mienne et agréez, etc....96

Cet extrait de texte peut être lu comme une mise en garde pour quiconque serait tenté de voir seulement de prosaïques représentations d’objets et d’êtres vivants dans l’œuvre du peintre. Il l’indique clairement : il existe un « monde de l’Immuable » autrement dit, un endroit où toute chose se trouve figée dans sa forme la plus parfaite. Or, le peintre nous apprend que celles-ci possèdent leur équivalent dans le monde matériel par un jeu de « correspondance ». En s’intéressant aux objets, le regardeur attentif aurait le pouvoir de remonter, par un exercice de « Pensée », jusqu’aux idées sublimes leur ayant donné naissance.

Certaines toiles de Sérusier confirment par ailleurs que le peintre, à l’image de plusieurs de ses confrères artistes, considérait le bois comme une sorte de temple, un espace sacré. Le meilleur exemple de cela est sans doute sa toile Bretonnes, réunion dans le bois sacré (figure 26), où l’artiste représente une série de Bretonnes assises en cercle dans un contexte sylvestre. Celles-ci forment différents groupes entre les troncs mauves des arbres. Ce tableau, par le positionnement de ses figures, évoque des compositions telles Bretonnes en prière (figure 27) d’Émile Bernard ou encore Femmes de Plougastel au pardon de Sainte-Anne-La- Palud (figure 28) de Charles Cottet. Ces deux œuvres ont la particularité de présenter sensiblement le même sujet. Les artistes donnent à voir des Bretonnes se reposant sur l’herbe après un Pardon. Il était fréquent pour les pèlerins se rendant à ces événements de se regrouper ensuite sur la lande, par paroisse et puis par sexe, afin de déjeuner.97 Cottet, en tant

que peintre extrêmement familier de la Bretagne — plus encore que Sérusier —, a pu en saisir certaines facettes plus intimes.98 Ceci explique sans doute la proximité palpable entre

le peintre et son sujet dans la toile. Celui-ci s’est invité au repas des femmes de Plougastel.

96 Benjamin Guinaudeau, « La réaction idéaliste : XXXVIII, Paul Sérusier », La justice (Paris), 31 mai 1892,

p. 2, Bibliothèque nationale de France, [En ligne], <http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k773766f/f2.item.zoom>, (page consultée le 2 février 2018).

97 Daniel Yonnet et André Cariou, Le Finistère des peintres, Rennes, Ouest-France, 1999, p. 73.

98 Si beaucoup d’artistes ont peint la Bretagne, peu d’entre eux ont eu l’occasion de pénétrer à l’intérieur des

foyers bretons. Charles Cottet, contrairement à la majorité, passait non seulement l’été dans le Finistère, mais y restait souvent à l’année. C’est ainsi qu’il a pu répertorier sur toile certaines coutumes bretonnes qu’un étranger n’aurait normalement pas dû être habilité à voir. Sa toile Gens d’Ouessant veillant un enfant mort (1899), où est exposé sur une table le cadavre d’un chérubin, en constitue un flagrant exemple.

49

Les Bretonnes données à voir chez Bernard se résument, en comparaison, à un motif décoratif animant le paysage, entités observables seulement de loin. La dimension spirituelle disparaît pratiquement ainsi — il n’y a pas d’église en fond pour la rappeler — au profil d’une scène de nature plus contemplative.

La toile de Sérusier ne serait pas loin de produire un effet similaire si le peintre n’avait eu l’idée d’illustrer sa scène au fond d’un bois, lui donnant, par la même occasion, un caractère étrange, voire inquiétant. Que font ces personnages à cet endroit ? L’horizon, obstrué par des troncs d’arbres, n’offre aucun indice quant au contexte de rassemblement. Ces figures féminines sont-elles venues célébrer Sainte-Anne, mamm-gozh ar Vretoned99 telle que la

surnomment les Bretons, à l’instar des femmes peintes par Charles Cottet ? S’agit-il de communiantes ? Sont-elles même réelles ? Les têtes des femmes recouvertes d’une capeline blanche laissent croire qu’il pourrait s’agir d’apparitions fantomatiques. Le lieu de rassemblement amène à songer à une cérémonie à caractère païen. Dans tous les cas, ce déplacement du sujet — celui de Bretonnes au repos après le pardon — d’un endroit désigné vers un autre moins propice à ce genre de manifestations laisse penser que le bois équivaut pour l’artiste à un lieu tout aussi empreint de spiritualité que ne l’est une église. Il est temple, lieu de rassemblement et puis de rituel. Incantation ou Le bois sacré (figure 10) en donne également une assez bonne idée. Une jeune fille y dépose une écuelle devant un rocher moussu dont la forme semble dissimuler un visage. Il en émane une flamme de même que de la fumée. La source du brasier n’est toutefois pas visible. Est-ce l’esprit de la roche qui se manifeste ainsi sous forme de feu ?

Le traitement réservé au paysage dans cette toile comme dans Bretonnes, réunion dans le bois sacré (figure 26), contribue de même à accentuer la sacralité de l’endroit. La forêt pour ce qui est des deux tableaux est coupée à intervalle régulier par des troncs d’arbres qui viennent jusqu’à bloquer l’horizon. Ceux-ci n’ont pratiquement ni feuillage ni branchages. Il crée dans l’image une suite de verticale de différentes largeurs. Ce procédé est sans doute emprunté à Puvis de Chavannes, figure tutélaire du symbolisme, qui agit de même dans sa toile Le bois sacré (figure 29). Il permet de donner un sentiment de perspective au tableau,

50

tout en conservant son aspect plat. Le bois, lorsque peint par Sérusier, apparaît cependant beaucoup plus sombre que ne l’est celui du maître. Ses troncs minces et sans feuilles, d’une couleur non naturelle, l’éloignent d’une vision idyllique du paysage. L’effet projeté est comparable à celui réalisé par la scénographe Chantal Thomas dans une représentation donnée au Theater an der Wien, en 2009, de l’opéra symboliste Pelléas et Mélisande. De façon très minimaliste, celle-ci use de colonnes afin de constituer son décor de scène. Ces fûts, entourés de panneaux dans le bas et garnis de quelques branches dans le haut, servent tantôt de piliers au château d’Allemonde, tantôt d’arbres à la forêt. Le tout est complété par un éclairage plus ou moins absent. Le bois gagne de cette façon non seulement en profondeur, mais en hauteur puisque le faîte de ses arbres demeure invisible au regard du spectateur. Il devient sans-âge, construction monstrueuse et éternelle, « cathédrale » vivante pour réemployer l’image utilisée par Aurier dans son poème Sous Bois.100 Ce sentiment est

conforté par les personnages de la pièce, parlant de s’en aller sans jamais vraiment le faire comme si la forêt, monde de l’immuable, les faisait prisonniers de ses enchantements.