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CHAPITRE I : LES ARCHÉTYPES

1.2 Trois archétypes dans la peinture de Sérusier

1.2.1 Mamm-gozh ou la Grand-mère

Le motif de la vieille femme telle que visible dans Les mangeurs de serpents, demeure relativement peu présente dans la peinture de Sérusier produite entre 1891 et 1893. Nous la trouvons explicitement sur seulement trois tableaux, auxquels s’ajoutent une étude préparatoire et une lithographie, parmi les soixante-quinze œuvres étudiées. Que cette figure y soit chaque fois reconnaissable, nonobstant quelques différences, tend à en faire un type. Celui-ci paraît revêtir une certaine importance aux yeux de Sérusier. C’est d’elle dont il se sert en 1893 pour annoncer ses œuvres, alors qu’il insère La vieille au panier (figure 13) dans le catalogue de la cinquième exposition des « Peintres impressionnistes et symbolistes » tenue à la Galerie Le Barc de Bouteville. Qui plus est, il lui accorde une place centrale dans les toiles, Dévotion à Saint-Herbot ou Le pardon80 et La marchande d’étoffes81

(figures 14 et 15). Dans le premier exemple, la vieille femme est même figurée au-devant des hommes, première en ligne devant la tombe de saint Herbot. La figure vue ici, celle de la Bretonne d’âge mûr, n’est pas très répandue à cette époque dans le milieu des arts à Paris. Elle l’est cependant auprès des artistes bretons, en particulier à l’École des Beaux-Arts de Rennes où elle triomphe.82 Les peintres rennais lui octroient le nom de Mamm-Gozh, ce qui 80 Cette toile a été exposée en 1892 chez Barc de Boutteville comme le confirme une caricature publiée dans Le

journal le 26 novembre de cette même année. La date inscrite par l’artiste sur la toile (1893) serait donc postérieure à son exécution.

81 Le titre original de cette œuvre est plus probablement La marchande de chiffons à en juger par l’entrée inscrite

au catalogue de la 5e exposition des peintres impressionnistes et symbolistes (1893). Voir Théodore Reff dir.,

Modern Art in Paris : Two-Hundred Catalogues of the Major Exhibitions Reproduced in Facsimile in Forty- Seven Volumes, Post-Impressionist Group Exhibitions, New York, Garland Publishing Inc, 1982, p. 15.

82 Musée des beaux-arts de Rennes, La muse bretonne, Catalogue d’exposition (Rennes, Musée des beaux-arts

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veut dire « Grand-mère ». Sans surprise, elle symbolise dans cet environnement l’attachement à la tradition83, l’élément à partir duquel le savoir ancestral se conserve et se

transmet. Sérusier paraît avoir accordé des valeurs semblables à ses propres « grands- mères ». Dans La marchande d’étoffes, nous le voyons situer exactement au centre de sa toile une femme au visage fripé comme les chiffons qu’elle vend. Son expression donne le sentiment qu’elle surveille les opérations ayant lieu autour d’elle. Elle domine la scène alors que ses mains sont occupées à coudre ou encore à tricoter. Plus à gauche, nous distinguons une seconde aïeule pousser d’un geste bienveillant une jeune fille à la mine renfrognée. Un sourire au coin des lèvres, elle lui indique par cette action la direction à suivre. Elle paraît inciter la fillette réticente à imiter les gestes ancestraux des femmes plus âgées positionnées devant elle, et qui mesurent la qualité des étoffes offertes au marché.

Dans cette scène, notons-le, la vieille femme de gauche est mise en étroit rapport avec l’enfant. Paul Sérusier « insiste sur la transmission de l’une à l’autre »84, comme l’observe

Virginie Foutel à propos de Naïk la fiancée (figure 16), datée de 1895, une autre production destinée à Gabriella Zapolska comportant une jeune fille songeuse et une grand-mère ; la dernière tressant un bouquet de fleurs pour la première. À l’appui de ce lien les unissant, citons une dernière toile plus tardive : Vieille femme ou Sorcière bretonne (figure 17) exécutée en 1909. Le peintre y illustre une vieille Bretonne en robe rouge, le dos voûté, et tenant entre ses mains trois livres. Détail à considérer : elle a sur la tête un bonnet d’enfant duquel s’échappent ses longs cheveux gris nattés. Un peu comme si la vieille femme et la jeune fille se combinaient à l’intérieur de cet unique personnage. L’âge vénérable de la femme, auquel s’ajoute ce couvre-chef peu anodin nous procure un indice important quant au contenu des trois ouvrages qu’elle protège. Ne serait-ce pas là une illustration des trois âges de la vie dûment complétés ? Sérusier met ainsi vieillesse et jeunesse en rapport dans sa production, un groupement qui se retrouve également au cœur de Les mangeurs de serpents où une vieille femme et une jeune fille sont mises en face à face. À quoi résulte au juste cette association ? Nous pensons que celle-ci est liée au cycle de la vie.

83 Ibid.

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C’est à tout le moins ce que laisse deviner la toile ci-haut nommée, ainsi qu’un tableau prenant pour titre Vieille Bretonne sous un arbre (figure 18), réalisé en 1892. Dans cette œuvre, l’artiste illustre, comme l’indique son titre, une vieille femme au visage semblable à un masque. Un bâton l’aide à se soutenir. Comme dans Naïk la fiancée, elle tient mollement une gerbe de fleurs dans son autre main. L’artiste l’a plantée debout devant deux collines sombres et quelques arbres stylisés. Le soleil disparaît à l’horizon et l’ombre s’étend sur les troncs tachetés de trois arbres dont seulement trois feuilles s’aperçoivent à leur sommet. Pour Boyle-Turner, la vieille Bretonne aurait entre ses doigts un bouquet de digitales.85 Cette

plante se reconnaît ici à ses fleurs tubulaires de couleur blanche. La digitale pousse en chandelle dans les sous-bois de Bretagne. Elle contient la digitaline, une substance toxique qui agit directement sur le cœur et peut facilement se transformer en poisson aussi violent que létal. Selon Boyle-Turner, cette femme âgée évoquerait par conséquent la mort.86 Cette

interprétation apparaît quelque peu hâtive et certains éléments du tableau nous incitent à l’observer avec davantage de prudence. Premièrement, le soleil ne s’est pas encore éteint dans le ciel derrière le personnage. Deuxièmement, les arbres ne sont pas nus, il leur reste du moins trois feuilles visibles. Troisièmement, la femme âgée, avec ses vêtements bleu nuit agrémentés de touches jaunes, évoque plutôt le soir de la vie, que les lueurs de l’au-delà à notre avis. Il importe également de considérer les étapes d’élaboration et de réflexion entreprises par Sérusier avant d’en arriver à cette composition finale. Guicheteau, dans le deuxième volume de son catalogue raisonné, attribue à Vieille Bretonne sous un arbre, une première étude : Vieille Bretonne87 (figure 19), une œuvre non datée exécutée sur papier

cartonné. Le personnage de cette dernière image possède une posture assez différente de celle du premier tableau : présentée les mains jointes, la tête recouverte d’une capeline blanche et non pas noire. Ces éléments l’assimilent à l’image rassurante d’une bonne grand-mère bretonne en prière ; elle n’a plus rien de menaçant. Derrière elle, Sérusier a peint en vert des collines devant un ciel jaune, à l’instar du paysage de Vieille Bretonne sous un arbre ; or, en lieu et place du soleil, passent deux silhouettes à visages rouges, revêtues de longues tuniques

85 Caroline Boyle-Turner, dir. op. cit., 2019, (page consultée le 19 juin 2018).

86 Musée départemental Maurice Denis, Sérusier, Vieille Bretonne sous un arbre, v.1898, [En

ligne],< http://www.musee-mauricedenis.fr/les-collections/galerie-des-oeuvres/article/vieille-bretonne-sous- un-arbre>, (page consultée le 19 juin 2018).

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noires. Ce détail nous indique que Sérusier avait pensé initialement intégrer trois personnages à son tableau comme pour Les mangeurs de serpents. Les trois feuilles visibles au sommet des arbres dans Vieille Bretonne sous un arbre sont peut-être là pour rappeler ce nombre initial et hautement symbolique. À la place des deux silhouettes encapuchonnées présentes au départ, nous trouvons deux objets dans la composition finale : bâton et bouquet de fleurs. Nous croyons pour cette raison que la figure archétypale que nous désignons ici sous l’appellation de Mamm-gozh ne représentait pas la mort directement, elle n’en serait que l’annonciatrice. Dans la logique chrétienne, avec un peu d’audace, nous pourrions peut-être parler de Dieu pour la désigner. Dans la mythologie, elle évoquerait la destinée, entité plus ancienne encore que les dieux.