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Dans la forêt : le mur et l’arbre en tant que frontières entre le monde matériel et

CHAPITRE III : LA MORT

3.3 Une mystique en proie à des visions

3.3.2 Dans la forêt : le mur et l’arbre en tant que frontières entre le monde matériel et

Comme dans beaucoup de toiles du peintre, la nature peut encore une fois servir notre analyse. Pour Delouche, Solitude est beaucoup plus simple que certaines autres œuvres produites par Sérusier à la même période et s’inscrivant dans un contexte forestier. En comparaison avec des compositions comme Madeleine bretonne ou encore Incantation ou Le bois sacré, elle n’y décèle « aucun mystère apparent, aucune réminiscence légendaire. » Nous venons de voir, au contraire, que la toile posséderait une certaine dimension mystique. Son titre la rattache, semble-t-il, à un rite initiatique. La figure elle-même peut être interprétée comme une sorte de prophète en communion avec le divin. Delouche concède cependant qu’il y a là « une telle étroite intégration de la jeune paysanne à l’espace ambiant que tout le rapport romantique de l’être à la nature s’en trouve posé ». 246 Dans cette scène ayant lieu en

forêt, espace de correspondance chez Sérusier, deux éléments ressortent. Un arbre, à droite, ainsi qu’un chaos rocheux, au fond, enserrent la Bretonne. Les ramasseuses de fougères (figure 52) comporte au moins un de ces motifs.

Le titre même de cette œuvre semble suggérer un rapprochement à faire avec Solitude, originellement appelée La ramasseuse de fougères. L’artiste y peint quatre personnages entièrement couverts de noir et circulant sous la frondaison d’arbres. Leur coiffe, sorte de capeline, se confond avec le reste de leurs habits. Boyle-Turner se permet le commentaire suivant à cet égard : « Leurs coiffes noires, ressemblant à celles de tous les jours où à celles de deuil du Pouldu, suggèrent un thème sinistre, comme leurs visages mornes ombragés. »247

En effet, l’artiste a dessiné le nez et la bouche de chacune de ses figures, mais pas leurs yeux qu’il résume à des ombres. Phénomène étrange, leurs pieds n’apparaissent pas, donnant par- là l’impression que les femmes glissent à travers les bois. Elles tiennent toutes à la main une faucille, ce qui ajoute à leur aspect sombre. Elles ne paraissent pas pour autant travailler.

246 Denise Delouche, loc. cit., 1987, p. 81. 247 Caroline Boyle Turner, op. cit., 1988, p. 104.

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Deux fougères vertes seulement sont repérables à l’avant de l’image. Le fait que les plantes soient pleinement développées, moment à partir duquel elles deviennent toxiques, laisse penser qu’elles ne sont pas recueillies en vue d’être mangées. Leur quasi-absence signifie peut-être aussi que cet élément en lui-même est moins important que ne l’est l’idée lui étant liée, c’est-à-dire celle de récolter. Pierre Miquel, dans sa Petite histoire des fleurs de l’histoire, rappelle à cet égard que « les fleurs qui tuent sont aussi des fleurs qui sauvent ». Ceux qui connaissent leurs vertus sont considérés, en particulier dans les sociétés primitives, comme étant investis d’une connaissance supérieure.248 Sérusier identifierait par son titre ses

figures féminines comme étant initiées à quelque savoir primitif. Il en allait probablement de même à l’origine pour Solitude. Il se peut aussi que cette plante, pareille aux fleurs chez Maeterlinck, ne soit utilisée ici à des fins symboliques. La fougère, dans les légendes, est réputée produire une unique fleur blanche tous les cent ans, une floraison secrète observable seulement au clair de Lune.249 Cette fausse croyance est redevable au système de

reproduction de cette plante — par spores — qui longtemps demeura incompréhensible aux botanistes. La fougère dont les feuilles poussent à l’ombre des arbres symbolise ainsi, dans l’esprit populaire, l’âme, la femme sans enfant, la virginité, mais aussi, à l’instar de la mort chez les occultistes, la transformation invisible. L’allusion à cette plante ici pourrait être calculée. Il en va de même du mur de pierre visible en arrière-plan.

Dans Les ramasseuses de fougères, comme dans Solitude, un nombre important de rochers bloquent entièrement l’horizon. Huelgoat est un endroit réputé pour ses chaos rocheux, leur présence dans le paysage n’a pas conséquent rien d’étonnant. L’amoncellement de rochers dans cette toile apparaît cependant très peu naturel. Ceux-ci forment une sorte de muraille, comme si quelqu’un avait décidé d’ériger là ces pierres et d’en celer les moellons. Ceci donne lieu de penser qu’il s’agit d’un élément voulu par l’artiste et non pas d’un simple concours de circonstances. Gordon Rixon, professeur de théologie à l’université de Toronto, dans son article « The Wall and the Sacred Space » analyse la dimension symbolique du mur de pierre chez Gauguin. Selon lui, cet élément, sorte de barrière symbolique, sépare le monde spirituel

248 Pierre Miquel, op. cit., p. 99.

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de l’espace commun de tous les jours.250 L’auteur, pour illustrer son propos, traite du Christ

jaune (figure 53). Dans cette toile l’artiste transpose, au sein d’un paysage automnal, une statue polychrome du Christ aperçue auparavant dans une petite chapelle de Trémalo. Afin de souligner le caractère spirituel du lieu présenté, un petit personnage masculin est visible au loin, enjambant un mur bas afin de rejoindre ou encore d’esquiver, des femmes situées au- devant de la toile et contemplant ladite sculpture de bois. Son geste incite à croire qu’il brave là un interdit. Il ne se situe toutefois ni d’un côté ni de l’autre, mais bien entre les deux espaces, peut-être afin de bien marquer son hésitation. Gauguin se sert, dans son tableau, d’un élément commun, celui du muret dont l’usage est de diviser les terres en Bretagne, afin de créer une sorte d’enclos sacré, un lieu fermé où prend forme la vision mystique des femmes.

L’historienne de l’art Bogomila Wlesh-Ovcharov propose une interprétation similaire du même motif dans La lutte de Jacob avec l’ange (figure 54) de Denis. Ici, un homme et un ange sont encerclés par ce qui ressemble à un mur, sinon un chemin de pierre. Ce dernier crée un trait oblique dans l’œuvre. Au sommet de cette ligne, la composition est lumineuse, tandis que de l’autre, là où se déroule l’action, la toile est plus sombre. L’un et l’autre des personnages de Denis sont accoutrés de pareille manière si bien qu’il devient difficile de départager qui des deux est humain. D’après l’analyste, ce tableau exprime pour Denis la dualité entre les forces spirituelles et matérielles cohabitant chez l’homme.251 Le mur a pour

fonction d’indiquer cette division tout en délimitant le chemin parcouru par l’âme. Wlesh- Ovcharov note, de même, que Gauguin use de l’arbre en tant qu’élément symbolique, afin de marquer une frontière similaire. Celui-ci peut être apparenté à l’arbre primitif sacré dont découlerait, selon la Bible, toute l’histoire de l’humanité : l’arbre de la connaissance du bien et du mal.252 C’est celui-là que le peintre illustrerait dans sa célèbre Vision après le Sermon

dite aussi La lutte de Jacob avec l’ange (figure 3), afin de délimiter ce qui tient du réel et ce qui émane de l’imagination. Il en use également dans Le Christ au jardin des Oliviers

250 Gordon Rixon, « The Wall and the Sacred Space », in Katharine Jordan Lochnan, ed., Mystical Landscapes :

from Vincent van Gogh to Emily Carr, Munich, DelMonica Books Prestel, 2016, p. 108.

251 Bogomila Wlesh-Ovcharov, loc. cit., p. 99.

252 Claude Frontisi, « Bois et arbres sacrés en peinture : la reconversion des valeurs symboliques », in Les bois

sacrés, Actes du colloque international de Naples, Collection du Centre Jean Bérart, 10, 1993, p. 181-192, [En ligne], <http://books.openedition.org/pcjb/352>, (page consultée le 28 janvier 2017).

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(figure 55). Cette œuvre illustre le moment où le Christ se recueille avant d’être trahi, puis conduit à son supplice par des soldats romains. Un arbre y bloque le personnage, le contraint dans le coin inférieur gauche du paysage. Il le prive, par cet effet, de toute possibilité de fuite. Selon l’historienne de l’art, il s’agit là d’une frontière s’élevant entre le Christ, situé dans le monde physique, et le royaume des cieux.253 Placé devant cet obstacle, celui-ci n’a d’autre

choix que de parcourir le chemin de croix qui l’attend, jusqu’à atteindre la mort puis la résurrection.

L’un et l’autre de ces éléments symboliques, arbre et mur de pierre, se retrouvent dans Solitude. Nous supposons que leur signification est la même que chez ces artistes. L’arbre, dans le cas de cette œuvre, ne peut être identifié avec certitude à un pommier. Son tronc se divise toutefois en deux parties distinctes, peut-être pour signifier la lutte entre deux principes : le bien et le mal, le visible et l’invisible, la vie et la mort. Plus encore, le tableau est bâti de manière semblable à La lutte de Jacob et de l’ange (figure 54) de Denis. Comme nous l’avons déjà souligné, il est marqué par une diagonale nette. La tête de la jeune fille, son intellect, se situe d’un côté tandis que son corps est placé de l’autre, comme pour signaler leur divergence. Nous assistons, semble-t-il, au passage inéluctable d’un endroit à un autre de l’existence. En ce qui concerne la jeune fille, le rempart de pierre ne connaît cependant aucune brèche. Il s’élève jusqu’au sommet de la composition et apparaît de ce fait insurmontable. Il en va de même pour Les ramasseuses de fougères (figure 52). Contrairement aux personnages masculins de Denis et de Gauguin, elles ne peuvent aller de l’autre côté du « mur ». Comme Perséphone, elles sont les captives de leur milieu. La transition des petits mystères aux grands mystères, de l’ombre vers la lumière, s’accomplira vers l’avant et non pas par un retour vers l’arrière. Ou alors…

Emmanuel de Thubert dans un article paru en 1922 raconte avoir dit à Sérusier : « On croirait que vos tableaux nous ouvrent une porte sur la pureté d’après la mort. » À cela le peintre aurait répondu : « Pourquoi chercher si loin […] ils sont ouverts sur la pureté d’avant la Renaissance. »254 L’artiste, nous ramène à ce qu’il y a de plus primitif en l’homme, à ce 253 Bogomila Wlesh-Ovcharov, loc. cit., p. 94.

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sentiment de dualité dont nous trouvons l’expression dans plusieurs civilisations et religions anciennes : dualité entre le bien et le mal, le corps et l’esprit, le monde physique et le monde psychique, l’amour charnel et l’amour spirituel. Tout au long de notre analyse, cette dichotomie s’est révélée constante. Sans doute que sa paysanne prise entre deux mondes, à l’écoute de voix audibles seulement d’elle, arrive à saisir l’un et l’autre dans sa solitude ; le mystère de la mort, mais aussi celui de la vie. Le peintre rétablit, à travers elle, la mort dans toute son ambiguïté occulte. Il en fait le point pivot entre un état et un autre, une étape douloureuse, mais nécessaire à l’évolution.

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