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La triade sacrée : les sources d’influences possibles chez Sérusier

CHAPITRE II : LES ORIGINES

2.3 Sérusier : peintre théosophe

2.3.2 La triade sacrée : les sources d’influences possibles chez Sérusier

De nombreux indices nous laissent croire que non seulement Sérusier connaissait la trinité occulte dont nous venons d’énoncer les principes, mais qu’il l’aurait appliquée à son art. Dans son ABC de la peinture publié en 1921, nous retrouvons les informations suivantes dans son chapitre B portant sur les nombres :

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1 n’est pas un nombre : il contient et engendre tous les nombres. 2 exprime la lutte entre deux principes. La lutte est stérile si elle ne produit un résultat, qui, joint aux deux principes constitue le nombre 3. De là l’idée d’une Trinité dans plusieurs religions.165

Observées sans contexte, ces assertions à propos des chiffres 1, 2 et 3 paraissent on ne peut plus obscures. Analysées à la lumière de la triade sacrée, elles semblent évidentes. 1 dans le système de pensée que nous venons d’expliquer engendre bel et bien tous les nombres. De même sa lutte avec 2, son contraire, ne peut mener invariablement qu’à 3. Le peintre écrit par ailleurs dans un ensemble de notes rédigées à l’intention de ses élèves qu’il entendait « l’Art [comme] une construction par théorèmes, c’est-à-dire divine. »166 Le choix du mot

« théorème » au sens de proposition démontrable découlant d’autres propositions déjà posées, est important à notre avis. Il renvoie en règle générale à un vocabulaire davantage en usage dans les mathématiques qu’en peinture. En l’occurrence, il présuppose l’existence d’axiomes, de principes de bases desquels le reste de la proposition artistique découlerait. Puisque Sérusier associe le théorème à quelque chose de divin, vraisemblablement, il ne peut s’agir que des nombres premiers. Nombres et Dieu ne font qu’un dans son esprit. Si nous observons les lectures auxquelles s’adonnait l’artiste entre 1891 et 1893, nous nous apercevons de même que le concept de triade sacrée y est abondamment présent, quoique de manière parfois indirecte.

Selon Maurice Denis, Sérusier lisait peu, mais relisait beaucoup. La Bible occupait le sommet de son panthéon littéraire, mais aussi la Comédie humaine, les œuvres de Rabelais, etc.167

Vers la période qui nous intéresse, le nabi est plongé dans la lecture des Grands initiés d’Édouard Schuré. Cette étude de l’histoire secrète des religions traite d’une science ésotérique qui se serait transmise de génération en génération et qui formerait un fil liant l’humanité à travers ses différentes civilisations. Sérusier connaissait personnellement cet auteur pour avoir collaboré avec lui à la création de décors de théâtre.168 Nous savons qu’il

parcourt son livre alors qu’il se trouve au Huelgoat en compagnie de ses amis nabis Mogens

165 Paul Sérusier, op. cit., 1942, p. 15-16. 166 Paul Sérusier, op. cit., 2015, p. 54. 167 Paul Sérusier, op. cit., 1942, p. 114.

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Ballin et Jan Verkade. La découverte des Grands initiés aura un impact retentissant sur ces derniers, les deux hommes se convertissant au catholicisme à peine quelque temps après. Verkade indique la chose suivante à propos de l’effet que produisit son entrée dans les ordres sur Sérusier : « Le nabi s’en montra heureusement surpris et m’en félicita, mais cela l’embarrassa un peu, c’est lui qui avait posé les fondements de ma vie religieuse […] Sérusier s’est-il alors senti poussé vers l’Église ? ».169 Nous ne pouvons qu’imaginer les répercussions

qu’eut l’ouvrage sur ce dernier. Sans doute furent-elles grandes à en juger par la réaction qu’il entraîna sur ses deux compagnons.

Nous notons trois éléments en particulier à propos des Grands initiés. Premièrement, Schuré y mentionne l’existence d’une « Triade sacrée » dont les constituants peuvent se rapporter à la trinité occulte que nous avons déjà évoquée. Les effets de cette « clef du Kosmos » se feraient sentir à tous les paliers de l’existence. Pour cette même raison, elle donnerait lieu à l’existence de « trois mondes »170 : monde divin, monde intellectuel et monde physique.

Deuxièmement, l’écrivain consacre de longs passages aux nombres, en particulier lors de son chapitre portant sur le mathématicien antique Pythagore, qu’il définit en tant que prophète. Pour lui comme pour Papus, les principes essentiels sont contenus dans les quatre premiers nombres.171 Troisièmement, à un certain moment de son récit, l’auteur indique que la

question suivante était posée aux initiés antiques afin de mesurer l’étendue de leur compréhension : « que signifie le triangle inscrit dans le cercle ? ».172 Pour qui connaît la

trinité occulte et a bien suivi l’exposé de Schuré, la réponse à cette interrogation est simple. Cette dernière forme évoque l’univers infini, tandis que le triangle renvoie aux trois principes fondamentaux le régissant. Sérusier, entre 1891 et 1893, commence à travailler à l’élaboration d’une théorie des couleurs au sein de laquelle ces formes géométriques prennent une place essentielle. Il en expliquera le fonctionnement à son ami Jan Verkade en 1895, à l’aide de schémas comportant des triangles à l’intérieur d’un cercle (figure 35). Le cercle pourrait renvoyer tout simplement au cercle chromatique dans son cas, mais qu’en est-il du triangle ? Il est à noter que l’artiste parvient à cette théorie des couleurs par lui-même, ceci

169 Ibid., p. 75.

170 Édouard Schuré, op. cit., p. 422. 171 Ibid., p. 338.

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avant même qu’il ne rencontre le père Lenz en 1898 à Beuron et que ce dernier ne lui fasse part de ses considérations à propos d’art sacré. Sérusier écrira à Verkade au sujet des théories mathématiques de Beuron : « Toutes les idées que tu développes sur l’art furent toujours les miennes. Il y a des années que je pense à ces proportions d’après les nombres simples. »173

Nous voyons là que Sérusier avait un intérêt pour les mathématiques très tôt dans sa carrière et que celles-ci étaient envisagées dans une perspective divine. Sa découverte de l’art de Beuron ne fait que confirmer cette tendance.

Bien avant de collaborer avec Lenz, l’artiste lit depuis longtemps Balzac. Il y a une forte possibilité pour qu’il ait pris ses idées d’abord à cet endroit. Comme chez Schuré, une forme de « triade sacrée » apparaît chez cet auteur. À l’époque qui nous intéresse, Sérusier étudie avec attention deux des ouvrages métaphysiques de l’écrivain, Louis Lambert et Séraphîta.174

Ce dernier raconte l’histoire d’un être, perçu tantôt en tant que femme, Séraphîta, tantôt en tant qu’homme, Séraphîtus. Il est aimé d’un amour tendre par Minna et Wilfrid. Or, Séraphîta/Séraphîtus ne semble pas appartenir au commun des mortels, il se prépare déjà pour un amour plus grand. Vers la fin, Séraphîta s’élève vers les cieux et gratifie, dans un dernier geste, ses deux admirateurs d’un aperçu du royaume céleste. Nous retrouvons une nouvelle fois dans ce roman cette idée de transcendance associée à la femme au XIXe siècle

et partagée par ailleurs par Schuré. Louis Lambert offre un versant plus prosaïque de ce personnage. Le livre relate le parcours du héros éponyme, élève sensible, génial et incompris par la société de son époque. À la fin du récit, le narrateur retrouve le jeune homme dont il a suivi la lente chute dans le mysticisme. Il n’en obtient que quelques obscures paroles parmi lesquelles celles-ci :

Il existe trois mondes : le NATUREL, le SPIRITUEL, le DIVIN. L’humanité transite dans le Naturel, qui n’est fixe ni dans son essence ni dans ses facultés. Le Spirituel est fixe dans son essence et mobile dans ses facultés. Le Divin est fixe dans ses facultés et dans son essence. Il existe donc nécessairement un culte matériel, un culte spirituel, un

173 Paul Sérusier, op. cit., 2015, p. 32.

174 L’artiste Jan Verkade rapporte, dans son autobiographie, comment Sérusier lors de sa période Huelgoat lui

« parlait souvent d’un livre de Balzac, Séraphita ». Voir Dom Willibrord Verkade, Le tourment de Dieu : étapes d’un moine peintre, traduction de Marguerite Faure revue par l’auteur, préface et portrait par Maurice Denis, Paris, Librairie de l’art catholique, 1926, p. 107.

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culte divin ; trois formes qui s’expriment par l’Action, par la Parole, par la Prière : le Fait, l’Entendement et l’Amour.175

Ces paroles de Louis Lambert n’ont guère de sens à moins d’admettre qu’elles s’inscrivent au sein d’une tendance mystique plus vaste : celle de l’occultisme peut-être ? Nous y retrouvons une nouvelle fois trois principes fondamentaux que Balzac énonce sous différents aspects afin de mieux les faire comprendre. L’Action, la Parole et la Prière, ou encore le Fait, l’Entendement et l’Amour, sont des expressions diversifiées des trois axiomes principaux — divin (1), spirituel (2) et naturel (3) — énumérés par l’auteur. Le tarot des Bohémiens de Papus avec ses multiples cartes fonctionne de manière similaire. Trois principes sont exposés, mais aussi représentés sous de multiples facettes à travers tout le jeu. Les trois mondes de l’écrivain se rapportent à la trinité occulte selon nous. Le naturel, qui n’est pas fixe, renvoie au troisième élément de la triade sacrée, le spirituel, « fixe dans son essence et mobile dans ses facultés », suggère le Non-Être et le divin, « fixe à la fois dans son essence et dans ses facultés », se réfère à l’Être, semble-t-il. Sérusier n’aurait pas pu saisir la teneur de ce passage de Balzac à moins de comprendre ces principes.

Enfin, après Schuré et Balzac, l’artiste aurait également pu s’inspirer d’un autre auteur dont il côtoie les travaux entre 1891 et 1893 : le dramaturge Maurice Maeterlinck. Fabrice Van de Kerckhove, attaché scientifique au Musée de la littérature en Belgique, explique que l’auteur s’était détaché de tout crédo particulier afin de rendre la religion à ses racines profondes, instinctives et inconscientes.176 Son but consistait à révéler de façon sensible la situation de

l’homme dans l’univers. Ainsi, une phrase revient constamment sous la plume de Maeterlinck afin d’évoquer les relations vitales de l’homme avec le cosmos : la nécessité d’une « irradiation dans les trois mondes ».177 Pour cette raison, il se serait efforcé de donner

trois significations à chacune des pièces de sa Petite trilogie de la mort, une matérielle, une spirituelle et pour finir, une divine. Nous pouvons déduire, suivant tout cela, que les sources ne manquaient pas, entre 1891 et 1893, afin que Sérusier s’approprie certains préceptes issus

175 Honoré de Balzac, Louis Lambert suivi de Séraphîta, nouvelles éditions revues et corrigées, Paris,

Charpentier, libraire-éditeur, 1842, p. 133-134.

176 Fabrice Van de Kerckhove, « Une typologie de la mort » in Maurice Maeterlinck, Petite trilogie de la mort :

L’Intruse, Les Aveugles, Les Sept Princesses, Bruxelles, Éditions Luc Pire, 2009, p. 218

177 Ibid., p. 219.

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de théories occultes, si ce n’est directement, du moins indirectement. Le peintre fréquentait non seulement les symbolistes de sa génération, mais possédait également un attrait personnel pour les religions du monde. Il était considéré par les personnes les plus proches de son entourage comme un théosophe à la recherche de principes fondamentaux, d’une vérité primordiale.

Considérant tous ces facteurs, il ne serait pas étonnant que La Cueillette des pommes, une œuvre en trois volets, possède trois significations distinctes. Comme pour les pièces de Maeterlinck écrites au courant des mêmes années, nous pourrions y déceler une « irradiation dans les trois mondes » : une dimension matérielle, spirituelle et puis divine. Le paravent illustre une cueillette de pommes, c’est là un fait indéniable. En poussant plus loin, il est possible d’y voir une allégorie de la connaissance proche, par certains aspects, de la Genèse. L’emploi de couleurs primaires, l’opposition entre les panneaux de droite et de gauche, sa similitude de composition avec D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ?, la présence de trois figures au centre sont autant d’éléments qui nous incitent à pousser la réflexion encore plus loin. Et si Sérusier le théosophe, dans sa lecture attentive de la Bible, en était parvenu à une réflexion similaire à celle des occultistes ? Ne faudrait-il pas saisir alors, à travers cette banale cueillette de pommes, une illustration des trois principes à l’Origine de l’Homme ?

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