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Le lavage du linge en Bretagne : une métaphore du voyage de l’âme

CHAPITRE IV : LE TRAVAIL

4.3 La femme au travail Pour le salut de tous

4.3.1 Le lavage du linge en Bretagne : une métaphore du voyage de l’âme

Sérusier, nous le pensons, avait peut-être compris intuitivement que le lavage du linge en Bretagne était plus qu’une activité physique ; il revêtait également une valeur symbolique. Hélias, dans Le cheval d’orgueil, met en évidence le caractère cérémoniel de la lessive en Bretagne. Il s’agit d’un rituel annuel parfaitement réglé au même titre que Pâques, ou encore la Pentecôte. Preuve supplémentaire de cela : ces grandes lessives sont succédées, à l’époque, par de grandes fêtes où tous sont invités.291 La corvée de lessive elle-même était cependant

laissée exclusivement aux femmes, accentuant par là son caractère mystérieux, réservé seulement aux initiés. L’auteur affirme assez bien ce côté « caché » du rite lorsqu’il écrit :

290 Virginie Foutel, op. cit., p. 60. 291 Daniel Giraudon, loc. cit.

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« En avril on entendait retentir les battoirs dans les vallons. Quand les enfants demandaient quels étaient ces bruits, on leur disait que c’était le Cavalier du printemps qui arrivait sur son cheval pour ouvrir les fleurs. »292 Ce court extrait marque une association particulière entre

cette tâche et le cycle des saisons. La grande lessive coïncide en l’occurrence, avec l’arrivée du printemps. La nature est croissante à cette époque de l’année, comme en témoignent les fleurs roses poussant dans l’arbre en arrière-plan de Jeune bretonne à la cruche. Peut-être aussi est-ce pour souligner ce fait que Sérusier inclut des buissons parsemés de jaune dans sa toile, probablement de l’ajonc. Les Bretonnes usaient de cet arbuste à l’époque pour sécher le linge. Les lavandières de Sérusier, célébreraient ainsi, indirectement, par leurs gestes chronométrés, l’arrivée du printemps. Elles évolueraient au rythme de la Terre. Hélias, dans le même texte, révèle également que « la grande lessive était une corvée d’importance pour les femmes », que « comme toutes les besognes sérieuses, elle durait trois jours. » Ceux-ci « correspondaient, dans l’ordre, au Purgatoire, à l’Enfer et au Paradis. »293 Cette symbolique

est justifiée par les différents stades nécessaires à l’accomplissement de cette corvée. Le premier jour, le linge était entassé dans des baquets dans le but d’en libérer la plus grande souillure. Cette étape rappelle le lieu où, dans la tradition chrétienne, les âmes expient leurs péchés. Le deuxième jour les vêtements étaient battus, tordus puis placés sur des buissons épineux d’ajonc. Ces gestes évoquent les supplices infernaux de l’Enfer. Le troisième jour, les vêtements ayant retrouvé leur blancheur d’antan étaient simplement surveillés, puis retournés si nécessaire. Cette dernière étape du processus suggère assez bien le Paradis, car ponctuée par le repos. Le linge, comme pour les âmes auxquelles il renvoie, retourne à ce moment à son état de pureté originelle.

Sans doute Sérusier était-il au courant de ce lien tacite reliant lavandières et purification des âmes. Chassé, dans Gauguin et son temps, souvenirs et documents, rapporte une anecdote à propos du séjour de Gauguin au Pouldu. Il indique que les artistes installés là en compagnie du maître avaient cette lubie parfois de s’envelopper la nuit de draps blancs. Ainsi déguisés, ils « vagabondaient autour du lavoir de la route de Clohars-Canoë en prétendant être des lavandières-fantômes, celles qui jettent des mauvais sorts aux passants. »294 Sérusier, nous le 292 Pierre-Jakez Hélias, op. cit., p. 15.

293 Ibid.,

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savons, résidait en compagnie de Gauguin à ce moment. Dans cet extrait, Chassé se réfère, visiblement sans le savoir, à la légende bretonne. Ces « lavandières-fantômes » ont pour nom en Basse-Bretagne « kannerez-noz », c’est-à-dire les « lavandières de nuit ». Elles font partie d’histoires racontant comment des âmes frottent leurs linceuls au lavoir lors de certains soirs sans lune et sans étoiles. Il leur arrive de supplier les passants qui s’attarderaient négligemment. Elles leur demandent de les aider dans leur corvée de nettoyage. Le malheureux qui répondrait à cet appel devrait cependant se méfier, car sitôt qu’il aura empoigné le linge, les femmes se mettront à torde le tissu tant et si bien qu’elles lui rompront les os. Les lavandières de la nuit sont présentes également dans d’autres folklores européens. L’écrivaine Georges Sand en fait état dans ses Légendes rustiques.295 Ces femmes

symbolisent l’expiation des péchés. Elles sont associées d’ordinaire avec la mort. Cela pourrait également être vrai chez Sérusier où elles prennent part à une équation bipartite opposant action et contemplation. Dans certaines toiles elles apparaissent complètement désœuvrées. C’est le cas dans Deux lavandières à Huelgoat (figure 68) où Sérusier figure deux Bretonnes, leurs ballots de linge sur la tête, comme en attente devant un chaos de pierre qui bloque leur chemin. Inaction et mur de pierre sont deux éléments que nous avons vus au chapitre précédent et qui, chez Sérusier, semblent évoquer la mort. Les figures au haut du tableau Les Danaïdes ou Femmes à la fontaine ne paraissent pas moins immobiles lorsque comparées avec les porteuses d’eau au bas. Placées devant une grande bassine, elles procéderaient au nettoyage du linge, une étape de la corvée qui, à en croire Hélias, renvoie au purgatoire. Est-ce donc que les porteuses d’eau, leur contrepoids, illustreraient la seconde phase de cette activité : la descente en Enfer, suivie d’une remontée vers le Paradis ?