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La Bretonne à la fin du XIX e siècle : portrait d’un type

CHAPITRE I : LES ARCHÉTYPES

1.1. Les mangeurs de serpents : un tableau synthèse

1.1.1 La Bretonne à la fin du XIX e siècle : portrait d’un type

Sérusier, au courant de sa période huelgoataine peint majoritairement des Bretonnes. Leur appartenance à la Bretagne se reconnaît chaque fois à leurs costumes noirs intemporels ainsi qu’à leurs coiffes, le plus souvent blanches, grises, ou multicolores. C’est le cas des trois personnages féminins présents dans Les mangeurs de serpents, qui arborent les robes et les capelines sombres de cette région. Grâce à cela, nous pouvons suivre le parcours réel de Sérusier à travers les terres et villages de Bretagne. Ses personnages ont les têtes ceintes tantôt par les neiges coiffes de dentelle en vogue à Pont-Aven, tantôt par la plus sévère penn kolvez mise en valeur à Huelgoat, ou encore par les quatre rubans, pareils à une auréole, exhibés à Châteauneuf-du-Faou. Devrait-on par conséquent distinguer dans ce tableau la simple réunion de quatre Bretons au bois ? Nous ne serions pas prête à affirmer, pour autant, que l’artiste agit de la sorte afin d’exprimer certaines particularités régionales.

Sérusier dans Les nabis et leur temps déclare à propos de ses paysannes « avoir voulu faire de l’allégorie tout en refus[ant] la grecque ». « J’étais en pays celtique ; j’imaginais les fées ». De déduction en déduction, il en vient donc à considérer la chose suivante : « le costume moderne change trop souvent ; j’adoptai pour mes figures un costume breton qui n’a pas d’âge ».54 C’est ce caractère intemporel du costume breton qui intéresse le peintre bien avant

son étrangeté pittoresque. À analyser quelques-uns de ses tableaux, il semblerait aussi que l’artiste en était parvenu à cette conclusion : la coiffe n’est pas un objet comme un autre, elle détient en elle un code particulier à la Bretagne. Grâce à ce détail, il avait la possibilité de véhiculer en un seul coup d’œil une quantité sérieuse d’informations à propos de l’âge, de l’occupation, de l’état matrimonial, de la provenance, et même du métier occupé par ses

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figures féminines. Pour cette raison entre autres, nous reconnaissons que la jeune fille tenant une faucille illustrée dans Les mangeurs de serpents est beaucoup moins âgée que les autres protagonistes de la scène. Ce couvre-chef confirme ce que les yeux repèrent aisément à ses traits. Le bonnet aux bords rouge vif qu’elle a sur la tête est un béguin, un type de bonnet réservé en Bretagne aux femmes n’ayant pas encore accompli leur communion. Elles le portaient par-dessus leurs cheveux laissés libres en attendant la permission d’endosser la parure de leurs mères.55 En conséquence, la jeune fille peinte dans la toile n’aurait pas même

douze ans. À ce seul élément, nous pouvons constater que Sérusier connaissait assez intimement la Bretagne dont il disait être « né de l’Esprit. »56 Cette dernière lui a bien rendu

cet amour en en faisant l’un de ses chantres les plus dévoués, l’un de ceux l’ayant touché au plus près de « son âme », selon un terme qui aurait paru évident à Sérusier. Aussi, combien n’avons-nous pas été surpris, alors que nous nous trouvions dans une de ces petites librairies de Bécherel57 (BZH), de réaliser que les ouvrages concernant cet artiste avaient été

soigneusement rangés non pas dans la section art, comme nous nous y étions attendus, mais bien dans celle ayant pour titre « Bretagne ». La mairie de Châteauneuf-du-Faou résume assez bien ce phénomène d’appropriation du peintre lorsqu’elle écrit sur son site Internet : « Paul Sérusier est le plus grand peintre de Bretagne et de la Bretagne. »58 Sérusier naît

pourtant à Paris ! Qui plus est, il ne constitue pas un cas unique à son époque en ce qui consiste à peindre la Bretagne.

Dans les dernières années du XIXe siècle, poussée en cela par un nationalisme accru hérité

de la Guerre franco-prussienne (1870-1871), la Bretagne devient un thème fort à la mode auprès du bon public parisien, de même qu’à l’étranger. La péninsule armoricaine, en particulier sa partie dite bretonnante59, est considérée comme à la fois familière et exotique. 55 Les fillettes pouvaient porter le bonnet jusqu’à environ quinze ans. La plupart choisissaient cependant

d’adopter la coiffe suivant leur première communion qui, à cette époque, avait lieu vers les douze ans. Voir Yann Guesdon, Costumes de Bretagne, Quimper, Éditions Palatines, 2009, p. 178.

56 Paul Sérusier, op. cit., 1950, p. 63.

57 Bécherel est une commune de Bretagne réputée pour ses multiples librairies, café-lectures, bouquineries, etc.

Elle se spécialise dans le commerce du livre.

58 Mairie de Châteauneuf du Faou, Copyright INPI, Paul Sérusier, Châteauneuf du Faou cité Finistère [En

ligne], <http://www.chateauneuf-du-faou.com/page.php?rubrique=5&section=97>, (page consultée le 17 janvier 2019).

59 La région dite « bretonnante » se situe à l’ouest d’une ligne imaginaire que nous pourrions dresser entre Saint-

Brieuc et Saint-Nazaire. Elle constitue la partie la plus ancienne de la Bretagne. Les terres localisées à l’est de cette « frontière » furent conquises seulement ensuite. Elles virent agrandir ce qui n’était alors qu’un duché.

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De nombreux artistes se rendent en été dans cette section du territoire français afin d’y croquer quelques-uns de ces sujets inusités dont la population de la capitale et de ses alentours est si friande. La Bretonne, en réponse à cette vague, endosse rapidement un rôle majeur au sein de ces « bretonneries » — clichés pittoresques —, populaires dans les Salons. Il en résulte une figuration stéréotypée de cette figure, en peinture comme en littérature. Elle devient littéralement un type. Selon Delouche celle-ci est représentée le plus souvent sous les traits d’une jolie et naïve jeune femme. Un fort bel exemple pictural de cela nous est fourni par le symboliste Edgar Maxence qui à l’aube du XXe siècle continue à propager cette

imagerie issue du siècle passé. Dans La légende bretonne (figure 2), il illustre une Bretonne, les mains liées et la bouche grande ouverte, dans une attitude de peur, devant quelque fantasmagorie issue de son imagination. Même Aurier, aussi juste soit-il dans son analyse de la peinture nouvelle au début des années 1890, cède à cette tendance lorsqu’il décrit les Bretonnes peintes par Gauguin dans Vision après le sermon ou La lutte de Jacob et de l’ange (figure 3). Pour lui, les femmes situées au bas de l’image ont « les faces écarquillées des créatures simples », elles sont « intéressées et naïves, ne comprenant point trop, sans doute ce qui se passe. »60 Le critique extrapole peut-être ici afin de mieux exagérer la vision de ses

contemporains, qu’il s’empresse de moquer à grands traits de plume et d’épigramme. Les Bretonnes de Gauguin, au même titre que celles de Sérusier, n’ont rien d’aussi caricatural lorsque comparées avec celle de La légende bretonne de Maxence. C’est à peine si Gauguin rend l’expression de ses personnages dans La lutte de Jacob et de l’ange. Leur attitude suggère le recueillement sincère bien avant l’hébétude.

Ces Bretonnes pontaveniennes pourraient en revanche tenir de leur époque par un autre aspect. Si certains auteurs du siècle dépouillent la Bretonne en matière d’intelligence, elle devient malgré cela la garante de valeurs anciennes comme la religion, la chasteté, la noblesse, etc. Elle incarne littéralement la Bretagne perçue non pas en tant que simple décor, mais en tant qu’idée. Pour Delouche, il s’agit non moins que du réceptacle des meilleures

Malgré cette conquête, les gens localisés à l’est de cette ligne continuèrent à user majoritairement des langues d’origine romanes dans leurs interactions de tous les jours, tandis qu’à l’ouest la population parlait le breton. Le Pouldu et Huelgoat se trouvent en région bretonnante.

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valeurs d’antan.61 L’écrivain Pierre Loti, par exemple, fait subir pareil traitement à son

héroïne dans son célèbre roman Pêcheurs d’Islande (1886), un ouvrage à thématique bretonne assez près chronologiquement des années où Sérusier dépeint la Bretagne. Ainsi, il écrit à propos de son personnage :

C’est que, chez ces simples [le peuple breton], il y a le sentiment, le respect inné de la majesté de l’épouse ; un abîme la sépare de l’amante, chose de plaisir, à qui, dans un sourire de dédain, on a l’air ensuite de rejeter les baisers de la nuit. Gaud était l’épouse, elle, et, dans le jour, il ne se souvenait plus de leurs caresses, qui semblaient ne pas compter tant ils étaient une même chair tous deux et pour toute la vie. 62

Gaud, dont le nom breton signifie Marguerite en français, est associée ici à la simplicité rustique de la fleur dont elle porte le nom. Plus encore, les plaisirs des sens et de l’amour ne l’atteignent pas. Elle reste chaste et pure, même au plus intense des caresses de la nuit. Elle n’est pas amante, mais bien « épouse », un mot mis en italique afin de bien en souligner le caractère primordial. Elle forme « une même chair » avec l’homme qu’elle a épousé, pareille en cela à Ève au temps d’avant la chute. Loti, sans se moquer le moins du monde, inscrit malgré tout sa Bretonne au sein d’une tendance plus large, celle de la Bretagne-idée. Selon Delouche, cette manière d’idéaliser la Bretonne63 serait due aux écrivains romantiques

bretons64, qui, plutôt que de contredire cette image éculée, y auraient ajouté leur propre

nostalgie du « pays » breton. L’historien Alain Croix abonde dans le même sens dans Femmes de Bretagne : images et histoire. Pour lui, le romantisme est à l’origine de cette surabondance de portraits de Bretonnes à l’attitude virginale. Il émet cependant une autre supposition à leur sujet. Selon lui, il se serait opéré un amalgame entre la femme réelle de Bretagne65 et

« l’image de la femme celte aux pouvoirs mystérieux »66 redécouverte par les artistes

romantiques au XIXesiècle. C’est ce qui aurait conféré aux Bretonnes peintes à la fin de cette

61 Denise Delouche, Les peintres et le paysan breton, Douarnenez, URSA : La Chasse-Marée, 1988, p. 40. 62 Pierre Loti, Pêcheur d’Islande, Clermont-Ferrand, Bleu autour, 2015, p. 165.

63 Denise Delouche, op. cit., 1988, p. 37. 64 Ibid., p. 55.

65 Alain Croix et Christel Douar, Femmes de Bretagne : images et histoire, Rennes, Presses Universitaires de

Rennes, 1998, p. 102.

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période leur caractère fantastique, cet aspect hors du monde qui leur est commun. Sérusier qui, entre 1891-1893, passait toujours une partie de son temps dans le ventre de Paris, aurait pu se nourrir, consciemment ou pas, de ces clichés fort répandus à propos de la femme bretonne. À cet égard, il faut bien admettre, n’en déplaise aux partisans de l’artiste qui auraient voulu faire de lui un peintre breton, que les Bretonnes de Sérusier n’ont rien de naturel ou d’historique. Elles ne sont pas réalisées dans une perspective visant, comme ultime fin, à rendre fidèlement le mode de vie des paysannes de son époque. Le style même du peintre parlera ici en notre faveur. Ses représentations valorisent l’évocation de l’objet, non son rendu détaillé. L’artiste enlève tout détail particulier pour ne conserver que l’aspect général de ses personnages. Qui plus est, le fait qu’il cerne leurs formes d’un contour noir et les peigne dans des attitudes révérencieuses leur confère un aspect hiératique. Ses femmes apparaissent plus grandes que nature. Envisagées sous cet angle, elles consisteraient plutôt en une adaptation personnelle du motif de la Bretonne tel que visible à Paris. Les trois figures féminines des Mangeurs de serpents donnent une assez bonne idée de cela. Si le costume de ces femmes renvoie à la Bretagne, le décor où elles évoluent, un sous-bois assez indéterminé, laisse quant à lui circonspect. À quoi rime une telle étrange réunion en un pareil lieu ? À quoi servent ce serpent et cette serpe qu’elles tiennent ? Ces objets de nature mystérieuse les désignent, semble-t-il, comme des êtres appartenant à une catégorie à part sans qu’elles soient parfaitement naïves. Elles rappellent quelques-unes de ces prêtresses celtiques des temps anciens.