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CHAPITRE II : LES ORIGINES

2.1 Le Triptyque ou La Cueillette des pommes : au commencement d’une nouvelle ère

2.1.1 Quelques pistes d’interprétation

En 1893, Sérusier écrivait à son ami Maurice Denis ce qui se devine être quelques directives à propos d’une exposition en préparation. Au sujet d’une de ses œuvres sur paravent il rédigeait : « Quant à mon paravent, il est le point de départ d’une nouvelle période que je cherche. Avec son entourage de peluche et monté, [il] semblera aux Pelichtim un bibelot de

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boudoir plutôt qu’une œuvre d’art. Ces gens-là regardent le cadre plutôt que le tableau. »108

Il n’est pas certain à laquelle de ses productions ces recommandations s’appliquent. Peut-être s’agit-il d’une de ses réalisations intitulée Le torrent ou encore de son Triptyque daté de 1891.109 Toujours est-il que ces mots pourraient servir, encore aujourd’hui, d’avertissement

aux « Pelitchims »110 qui seraient tentés de voir dans Le Triptyque ou La Cueillette des

pommes un vulgaire paravent. Sérusier, au même titre que ses camarades nabis, tenaient la peinture de chevalet pour un genre mineur. Le panneau décoratif en revanche — une œuvre destinée à s’inscrire dans un cadre particulier, par exemple sur un pan de mur —, rencontrait leur haute estime.111 Le Triptyque compte trois de ceux-là. Chacune de ces trois parties

amovibles rappelle par ailleurs la fresque en raison de ses couleurs pâles, de ses formes cernées et de ses figures féminines à l’aspect monumental.

Le premier volet, à gauche, présente une jeune femme assise au milieu de bosquets de fleurs rouges. Son front est penché en direction d’un enfant confortablement installé au creux de ses bras. La mer s’étend derrière elle en un arc de cercle parfait. Au centre, trois figures féminines s’adonnent à la cueillette de fruits jaunes. Au fond, sous un arbre, l’une d’elles s’est accroupie et mange. Contrairement à tous les autres protagonistes de la scène, elle n’a pas de coiffe. Une autre, juste au-devant, tend la main vers une pomme dorée fichée au sommet d’un arbre mince, décoré de feuilles rouges. Une troisième femme, à l’avant-plan, observe les deux premières, une main sur la hanche. Trois fleurs jaunes poussent au bas de ce panneau, comme pour symboliser chacune d’elles. Une étendue d’eau tranquille se contemple à l’arrière de l’image. Le troisième volet montre, quant à lui, un personnage féminin en robe bleue tenant devant lui un tablier rempli de pommes rouges. Sa coiffe de même que les cheveux jaunes mi-longs qui en émergent laissent entrevoir qu’il s’agirait là d’une jeune fille. Les traits de son visage lui accordent cependant un aspect plutôt âgé. Celle-

108 Paul Sérusier, op. cit., 1950, p. 65.

109 Marcel Guicheteau, dans le volume I de son catalogue raisonné stipule que la lettre de Sérusier serait plutôt

de fin-juin, début juillet, 1891 puisqu’il y est question de l’exposition qui se prépare à Saint-Germain et qui aura lieu en août septembre de la même année. Voir Marcel Guicheteau et Paule Henriette Boutaric, op. cit., p. 68.

110 Le groupe de Sérusier, les nabis, par humour potage, employait parfois certains mots obscurs afin de n’être

compris que d’eux seuls. « Pelitchim », terme qui signifie philistin, désignait les non initiés à l’art nabi, les récalcitrants vulgaires à la nouvelle peinture proposée par ces artistes.

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ci tourne la tête vers une femme assise sous une branche où rien ne pousse. Cette dernière a la tête couverte d’un tissu noir. Ses mains sont vides à la différence de toutes les autres femmes évoquées auparavant. L’avancée de l’océan est, cette fois, bloquée par la côte. De même, le ciel s’obscurcit à cet endroit tandis qu’un fleuron bleu apparaît au bas, entre des herbes peintes en jaune.

Prises en tant que tout, ces différentes images représentent une scène de cueillette. Celle-ci a lieu en Bretagne à en juger par le costume de ses participantes et par les falaises du Pouldu visibles à l’horizon.112 Pour Boyle-Turner, cette illustration de récolte bénéficierait d’une

autre dimension, moins prosaïque. À son avis, le thème du Triptyque est celui de la « connaissance », tel qu’abordé dans la Bible, que l’artiste explore ici de façon allégorique. Elle écrit :

La mère et l’enfant, à gauche, portent des coiffes de couleur blanche qui, traditionnellement, symbolise l’innocence, ils sont assis près d’un arbre chargé de fruits, entouré de végétation pleine de sève, le tout symbolisant le potentiel pour la moisson d’une vie de l’Arbre de la connaissance. En effet, dans le panneau central, des jeunes femmes cueillent et mangent des fruits de l’arbre tandis que la figure à la coiffe noire à droite représente la fin de la vie et de la connaissance. Une femme dort les mains vides, au-dessous d’une branche dépouillée de ses fruits, tandis qu’une autre emporte les fruits qui n’ont pas été mangés.113

Expliquée de la sorte, l’allégorie de Paul Sérusier nous semble effectivement, pour reprendre les mots de l’auteur, « quelque peu forcée ».114 N’y aurait-il pas eu moyen plus simple

d’évoquer « l’Arbre de la connaissance » du bien et du mal ? Ce thème nécessitait-il vraiment autant de personnages lorsque nous savons que la Genèse n’en nécessite que deux, un homme et une femme ? Selon Foutel, le Triptyque aurait pourtant bel et bien eu pour titre original Connaissance.115 Elle légitime cependant cette idée autrement. Pour elle, le symbolisme est

partout au sein de l’œuvre, jusque dans la forme même du paravent qui reprend la silhouette d’une pomme.116 Comme pour un triptyque religieux, il faudrait donc aborder sa scène 112 Caroline Boyle Turner, op. cit., 1988, p. 80.

113 Ibid. 114 Ibid.

115 Virginie Foutel, op. cit., p. 91. 116 Ibid.

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centrale en tant que pièce principale de la composition. Foutel note qu’une femme y cueille une pomme, un rappel évident à son opinion du péché originel. Elle indique ensuite que « par analogie, on repense à l’iconographie de la crucifixion : la droite du christ est le côté du bon larron, [tandis que l’opposé] correspond au côté du mauvais larron, côté négatif et de la mort. »117 Elle n’a pas tort en ce sens qu’effectivement, dans l’opinion courante, l’épisode de

la Genèse préfigure celui de la mise à mort du Christ sur le mont Golgotha. En mourant, Jésus vient racheter par son sang la faute commise par Adam. Envisagé sous cet angle, la femme et son bébé présents dans le panneau de gauche figureraient l’innocence et la vie telles que le suppose aussi Boyle-Turner, alors que le panneau de droite illustrerait la mort. Dans tous les cas, il nous faut concéder qu’il y a là davantage à voir qu’une banale scène de moisson en Bretagne.