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CHAPITRE I : LES ARCHÉTYPES

1.2 Trois archétypes dans la peinture de Sérusier

1.2.2 La jeune Bretonne à la faucille ou la Fiancée de la Mort

Sérusier illustre au courant de sa carrière plusieurs « jeunes filles à la faucille ». Il s’y applique, entre autres, en 1888 avec Jeune Bretonne à la faucille, en 1899, avec une toile portant l’exact même titre, et, pour finir, en 1924 dans Jeune Bretonne aux foins (figures 20, 21 et 22). Si la première œuvre peut être assimilée, par son rendu assez naturaliste, à une banale activité de moisson — ce qu’elle représente probablement — il en va autrement des deux dernières. Pour Foutel, Jeune Bretonne aux foins recèle une dimension universelle. Selon elle, la jeune fille aux courts cheveux blonds qui y est illustrée tête nue « représente une humanisation de la mort. »88 Son parallèle s’explique du fait que le personnage tient entre

ses deux paumes une faucille dont la lame s’arrête bien droite et forme un demi-cercle parfait au sein de l’image, comme pour les meules situées juste derrière. Foutel rappelle que le cercle symbolise « l’absolu, l’infini et l’universalité » chez Sérusier, des « valeurs attribuées à la mort ». Jeune Bretonne à la faucille (1899) est peut-être encore plus explicite. Comme dans les deux autres cas, une figure féminine y est visible devant un champ. Selon Boyle-Turner, « l’intemporalité du costume de la femme » à laquelle se combine une exécution simplifiée fait une fois encore « penser à un thème plus universel ». Elle écrit par conséquent : « peut- être est-ce une représentation de la mort, tenant sa faux prête ? 89»

88 Virginie Foutel, op. cit., p. 51.

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Cette interprétation semblerait parfaitement valable si la prétendue « faux » n’était en réalité une faucille. Boyle-Turner ne se trompe pas, la faux est bel et bien le symbole de la mort qui égalise tout, la faucille est cependant plus ambiguë. Sa forme l’associe avec la Lune, signe de fécondité et de féminité. Elle symboliserait ainsi « le cycle des moissons qui se renouvellent : la mort et l’espoir des renaissances ».90 La moisson ne s’obtient, il est vrai,

qu’en tranchant la tige qui relie le grain à la terre nourricière — c’est par ailleurs ce qu’illustre Sérusier en arrière-plan de ses personnages : un champ moissonné. Métaphoriquement, la faucille suggère donc une nécessité évolutive. La mort permet d’atteindre un autre stade de l’existence. Les figures de Sérusier, à en croire ce symbole, s’intégreraient dans ce cycle des moissons, dans cette alternance entre vie et mort. Elles n’évoqueraient pas la Mort en elle- même, mais seraient prêtent à accepter son éventualité puisque primordiale à l’avancement du genre humain. Ce sont en quelque sorte, des fiancées de la Mort. Elles rappellent en cela le mythe de Perséphone. Selon la légende, cette fille de Cérès, divinité protectrice des récoltes, aurait été enlevée par Hadès, souverain du royaume des morts, afin qu’elle devienne son épouse. Désemparée, sa mère jura que la terre ne produirait plus de fruits tant et aussi longtemps que sa fille ne lui serait pas rendue. La rumeur courue bientôt auprès de Zeus, chef des Dieux, que Perséphone avait été conduite aux Enfers. Celui-ci donna à la jeune fille la permission de revenir à la surface de la Terre à condition que celle-ci n’ait mangé rien de ce qui poussa dans les mondes infernaux. Il était trop tard à ce moment, car elle avait déjà goûté à six pépins d’une grenade. Perséphone fut condamnée pour cette faute à ne pouvoir passer que six mois par année chez les vivants et à devoir consommer le reste de son existence sous terre, auprès des âmes.91 Dans cette légende, la Mort n’est pas une finalité en soi, elle

s’intègre au cycle de la vie et explique l’alternance des saisons. Il semble en aller de même chez Sérusier qui non seulement associe la Mort avec la moisson, mais la personnifie sous les traits d’une enfant. Elle serait l’équivalent d’une renaissance sous une autre forme. L’artiste propose par son intermédiaire un espace de réflexion à propos de l’existence.

90 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, op. cit., p. 428.

91 Annie Collognat, dir., Dictionnaire de la mythologie gréco-romaine illustré par les récits de l’antiquité,

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Dans Les mangeurs de serpents, l’artiste montre sa jeune fille à la faucille dans une attitude pensive, une main sous le menton. Est-elle consciente de son sort, de la condition qui tourmente le genre humain ? L’impression funeste véhiculée par son air grave et sombre est renforcée par son jeune âge. À en juger par son bonnet, nous aurions affaire à une enfant. Ceci donne quelque crédit à cette hypothèse selon laquelle Sérusier aborderait la Mort sous un angle philosophique. Pour lui, elle ne constituerait pas une fin, mais bien un commencement, un passage aussi nécessaire que douloureux. Le personnage aux cheveux blonds du tableau s’inscrit à vraie dire dans la longue série de femmes contemplatives illustrées au bois. Bien que souvent présentées seules, il arrive également que celles-ci fassent partie d’un groupe. À cette occasion, elles paraissent agir à titre de contrepoids à l’action présentée. Alors qu’elles restent inactives, comme réfléchissant au sort du monde, une autre figure est montrée en plein geste. Cet équilibre entre repos et mouvement s’observe dans Les jeunes baigneuses dans la forêt. Une jeune Bretonne aux cheveux blonds debout sur une berge contemple le sol, le menton entre ses doigts, comme hésitant à se baigner. Tandis qu’elle demeure abîmée dans ses pensées, une autre figure féminine a déjà plongé dans ce qui paraît être un étang, un lac ou une rivière. Enfoncée dans l’eau jusqu’aux reins, elle laisse entrevoir une partie de son dos nu à l’observateur. Dans ce cas précis, la réflexion semble anticiper l’action. Il s’agit de la première étape d’un long cheminement.