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Une coopération urbaine, des logiques d’action

3.2 Les coopérations « poids lourds », entre aide financière et aide conceptuelle

3.2.2 La Banque Asiatique de Développement 152 : une vision stratégique régionale qui se décline à l’échelle métropolitaine

3.2.2.1 Une logique d’action autonome et territorialisée

Concomitamment à la reprise des flux d’aide vers le Vietnam au début des années 1990, la BAD a lancé une initiative de coopération et d’intégration régionale à l’échelle de l’Asie du Sud-Est continentale, le programme Région du Grand Mékong. Cette initiative, qui réunit les cinq pays de la péninsule indochinoise, dont le Vietnam, ainsi que deux provinces chinoises (le Yunnan et le Guangxi), est considérée comme « le plus grand projet transnational de la planète » (Faure, 2007). Dès l’origine, la vision stratégique proposée par la BAD fondait l’intégration régionale sur une relance et une intensification des échanges commerciaux dans la péninsule (Taillard, 2010).

Depuis, la coopération transnationale s’organise autour de six champs (transport, commerce, énergie, tourisme, environnement et ressources humaines) et implique des plans de financement par projet qui s’engagent à travers l’élaboration de coopérations multi-acteurs, internationales et bilatérales (ibid., 2010). A l’échelle du vaste territoire de la péninsule, dans le but de soutenir les échanges transnationaux et de développer les conditions de bon fonctionnement des marchés, cette initiative s’est concrétisée par la définition de couloirs de développement économique153, dont l’un d’eux intègre Hanoi (carte 3.1). Leur aménagement passe en priorité par l’amélioration des infrastructures routières et ferroviaires (ibid., 2010), grâce au soutien financier de la BAD et occasionnellement d’autres bailleurs étrangers154. Entre 1993 et 2010, sur un volume d’environ 9 milliards USD de crédits accordé au Vietnam, près de 36% des investissements financés par la BAD étaient destinés au secteur du transport (ADB, 2010). Ces investissements étaient principalement localisés dans les corridors économiques (Méridional, Est-Ouest et Nord-Sud) inscrits sur le territoire vietnamien et utilisés pour la réhabilitation ou la construction de routes (ibid., 2010).

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Concernant l’analyse des échanges transnationaux et des dynamiques de développement au cœur des corridors économiques de l’Asie du Sud-Est continentale, nous renvoyons le lecteur aux travaux du programme de recherche « Transiter » (http://transiter.univ-paris-diderot.fr/index.php), en particulier aux contributions de Christian Taillard (2009, 2010) sur les corridors et l’intégration dans la Région du Grand Mékong.

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Par exemple, les chantiers routiers engagés dès 1998 dans le couloir de développement méridional de la Région du Grand Mékong, et qui s’inscrivent sur le territoire vietnamien, impliquent l’aide financière et technique des coopérations bilatérales australienne, sud-coréenne et japonaise.

Carte 3.1 : Les cinq corridors économiques du programme de la Région du Grand Mékong

Source : Asian Development Bank, 2006

Indications : Hanoi est localisée sur l’axe reliant Kunming en Chine au port de Haiphong. Durant la décennie des années 1990, les actions conduites dans le cadre du programme de la Région du Grand Mékong étaient en priorité dirigées vers cinq corridors économiques, méridiens et transversaux, ceux figurant sur cette carte. Depuis le début des années 2000, la Banque Asiatique de Développement a diversifié et multiplié les projets auxquels elles apportent ses crédits, notamment au Vietnam. Par conséquent, le maillage régional a largement été densifié et complexifié : par exemple le corridor Méridional [Southern] a été dédoublé (parallèlement au corridor reliant Hô Chi Minh-Ville à Bangkok en passant par Phnom Penh, un nouvel axe se structure sur la bande côtière du golfe de Thaïlande) ; la route littorale qui relie les deltas du fleuve Rouge et du Mékong ou encore la route Hô Chi Minh, qui est également orientée Nord/Sud mais se situe à l’Ouest du littoral le long des frontières laotienne et cambodgienne, constituent de nouveaux couloirs de développement. Enfin, de nouveaux axes de liaison se dessinent, en particulier celui entre Hanoi et Nanning, la capitale de la province du Guangxi (Taillard, 2009).

Dans la Région du Grand Mékong, depuis le début des années 1990, la Banque Asiatique de Développement a donc contribué à stimuler l’émergence d’une culture de coopération particulière qui repose avant tout sur la réalisation de projets de transport, pour lesquels de nombreux acteurs apportent leur concours financier. A travers le développement de corridors économiques, la BAD se démarque des autres bailleurs en affichant une logique de coopération qui se veut territorialisée et vouée à l’intégration et à la mise en réseau de territoires. L’infrastructure de transport apparait alors comme l’élément de liaison qui facilite cette mise en réseau ; tout en ayant pour fonction d’assurer une meilleure circulation des biens, des services et des personnes, l’infrastructure favorise les échanges, les interactions et les synergies entre des fragments territoriaux et des acteurs locaux, nationaux, transnationaux et internationaux.

Au cœur de cette coopération régionale apparaissent de manière complémentaire deux autres aspects singuliers de la logique d’action de la Banque Asiatique de Développement. D’abord, la BAD porte une attention particulière aux « nœuds » logistiques et économiques de ces couloirs de développement, mais surtout à leurs « têtes de réseau » (Taillard, 2010), c’est-à-dire aux métropoles qui commandent et permettent l’articulation de ces corridors. Ensuite, cette banque multilatérale exprime son intérêt à produire un discours autonome sur le développement de ces métropoles, puisque ces dernières constituent des entités territoriales stratégiques pour le développement de la région. Entre les initiatives de modernisation des équipements de transports et la production d’un discours spécifique sur l’aménagement des métropoles asiatique, Hanoi est pleinement concernée par les actions initiées par la BAD. Elle présente, de plus, certaines dispositions pour les réceptionner.

L’intégration des métropoles régionales : Hanoi comme cas pratique

Dans la vision stratégique d’intégration transnationale de la péninsule indochinoise développée par la BAD, Hanoi occupe une place particulière en tant que capitale du Vietnam, mais pas seulement. Dans le delta du fleuve Rouge, la localisation de Hanoi est également stratégique : la capitale vietnamienne commande un « triangle économique » dont les deux autres sommets, Haiphong et Ha Long, sont des villes portuaires offrant un précieux accès aux voies maritimes internationales ; Hanoi est située sur le couloir Nord/Sud qui relie Kunming au port de Haiphong ; l’agglomération est également localisée sur l’axe du nouveau corridor qui se dessine vers Nanning et la province chinoise du Guangxi. En outre, Hanoi et son hinterland bénéficient d’un réseau d’infrastructures routières et ferroviaires hérité de la période coloniale française qui certes présente actuellement un état de vétusté avancé, mais qui ne demande qu’à être réhabilité et modernisé.

Dans ces circonstances, depuis la seconde moitié des années 2000, la Banque Asiatique de Développement est à la manœuvre. Elle finance sur ses fonds propres, en mettant à contribution le gouvernement vietnamien et en sollicitant les crédits d’autres bailleurs, comme ceux de la coopération bilatérale française, la rénovation et la construction d’axes de communication (routes et voies ferrées) entre Hanoi et Kunming et entre Hanoi et Nanning (tableau 3.4). En ce sens, par ses financements, la Banque Asiatique de Développement contribue à consolider la région urbaine de Hanoi, notamment en modernisant et en réactivant les infrastructures qui ont, des décennies auparavant, permis le

développement des échanges avec la Chine méridionale et les autres pôles économiques de la péninsule. Se dessine ainsi derrière ces investissements la volonté de faire de Hanoi un véritable hub régional. D’abord en incluant la capitale vietnamienne dans un nouveau « triangle économique » présentant une dimension transnationale, dont Kunming et Nanning seraient les deux autres extrémités. Ensuite, en plaçant Hanoi à la tête d’une diagonale indochinoise qui relierait la capitale vietnamienne à Bangkok en passant par la ville de Vientiane au Laos (Taillard, 2010). Au regard des actions portées par la BAD, l’intégration de la capitale vietnamienne à l’échelle régionale passe manifestement par la modernisation des axes de communication qui la desserve.

Projets Région du Grand Mékong s’inscrivant sur le territoire métropolitain de Hanoi Montants (en millions USD) et sources de financement Période Commentaires Réhabilitation de la ligne ferroviaire Yen Vien - Lao Cai (Corridor de transport Kunming/Haiphong) 160 (dont 60 BAD ; 40 AFD ; 37,5 Gouv Fr ; 22,5 Gouv Vn) 2006 - en cours

Réhabilitation de 285 km de voies entre Yen Vien, au nord de Hanoi, et Lao Cai à la frontière chinoise. Le projet s’attache à améliorer la sécurité le long de la ligne et vise à proposer des solutions afin de fluidifier les échanges ferroviaires au poste frontière de Lao Cai.

Construction de l’autoroute Noi Bai - Lao Cai (Corridor de transport Kunming/Haiphong) 1216 (dont 1096 BAD ; 120 Gov Vn) 2007 - en cours

Construction d’une section autoroutière de 260 km et de 10 échangeurs à partir de l’aéroport

international de Noi Bai, situé au nord de Hanoi, jusqu’à la frontière chinoise. Cette route doit rejoindre l’autoroute chinoise reliant Kunming. Etudes techniques en vue de la

construction de l’autoroute Hanoi - Lang Son (nouveau corridor entre Nanning et Hanoi) 1,8 (BAD) (investissement prévu : 363 millions USD) 2009 (construction à venir pour 2015)

Construction ultérieure d’une section autoroutière de 140 km ayant vocation à relier le réseau autoroutier chinois afin de connecter avec la ville de Nanning.

Cette nouvelle autoroute permettra d’étendre le réseau de voies rapides de la Région Nord du Vietnam et de créer un nouveau « triangle économique » entre Kunming, Hanoi et Nanning

La fabrication d’un discours sur l’aménagement des métropoles asiatiques

Parallèlement à ses activités de financement, la Banque Asiatique de Développement élabore un discours ad hoc concernant l’aménagement des métropoles d’Asie. A l’instar de la Banque mondiale, la BAD a pris part aux débats d’idées concernant les problèmes et les avantages que pose l’urbanisation des pays en développement155. Depuis, elle produit de manière autonome, ou bien en

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L’engagement de la BAD sur le terrain de l’aide conceptuelle et stratégique dans le secteur du développement urbain s’est fait tardivement, en 1999, à partir de la publication de son premier document stratégique, le « urban sector strategy ». Cette banque multilatérale finançait pourtant depuis les années 1970 des actions de développement urbain à travers la construction d’infrastructures pour des villes moyennes.

Tableau 3.4 : Hanoi et les projets d’infrastructures de transport de la Région du Grand Mékong

Source : d’après plusieurs rapports produits par la Banque Asiatique de Développement (Kunming-HaiPhong

Transport Corridor : Yen Vien-Lao Cai Railway Upgrading Project, Report and Recommendation of the

President to the Board of Directors, November 2006; Kunming-Hai Phong Transport Corridor-Noi Bai-Lao

Cai Highway Project, Report and Recommendation of the President to the Board of Directors, November

2007; Greater Mekong Subregion Ha Noi-Lang Son and Ha Long-Mong Cai Expressway Projects, Project Data Sheet, Mach 2008).

Indications: BAD (Banque Asiatique de Développement) ; AFD (Agence Française de Développement) ; Gouv Fr (gouvernement français) ; Gouv Vn (gouvernement vietnamien).

partenariat avec d’autres acteurs du développement, tel que Cities Alliance156, des travaux sur l’urbanisation, la gestion municipale et la planification urbaine.

Mais à la différence de la Banque mondiale, dont les propos et les recommandations émises ont une portée universelle, le discours que déroule la Banque Asiatique de Développement se fonde sur l’expérience des villes d’Asie, reconnaissant ainsi la spécificité de l’aire géoculturelle asiatique comme les actions singulières qui y sont conduites. Après la révision de sa stratégie urbaine en 2006, la BAD a engagé un important travail intellectuel et conduit une réflexion sur le rôle de l’urbanisation dans le développement économique de la région. La publication la plus emblématique de cette démarche concernant en particulier les stratégies de développement urbain fut celle de Choe et Laquian (2008) intitulée « City Cluster Developement ».

Dans cette contribution, les auteurs ont dressé un constat sur le phénomène d’urbanisation dans la région. Pour le décrypter, ils ont tour à tour mobilisé les apports théoriques de McGee (1991) sur les aspects de la métropolisation en Asie et la formulation du concept de désakota157 et se sont appuyés sur les formes émergentes et affirmées des Global Cities de Sassen (1991). A partir d’une analyse des formes d’urbanisation rencontrées dans la région – à savoir les corridors de développement, les « méga cities », les villes secondaires, les régions urbaines transfrontalières (comme le triangle de croissance Singapore-Johor-Riau), les Zones Economiques Spéciales (comme la rivière des Perles en Chine), ces auteurs démontrent que la densité et la concentration des activités constituent les moteurs d’un développement économique efficace. Ils considèrent que ces modèles sont reproductibles à toutes les échelles du territoire, mais que certaines conditions doivent être respectées pour garantir leur succès158. En s’appuyant sur des modèles présentant une proximité géographique et culturelle avec le Vietnam et ses régions urbaines, ce type de contribution est susceptible de retenir l’attention de certains hauts fonctionnaires vietnamiens, eux-mêmes susceptibles de s’appuyer sur ces références pour conseiller leurs responsables politiques. Les Zones Economiques Spéciales comme les triangles de croissances

156

Voir par exemple Brian Roberts and Trevor Kanaley (eds), 2006, Urbanization and Sustainability in

Asia - Case Studies of Good Practice, Asian Development Bank, 516 p.

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Terme provenant de l’indonésien (Desa : village ; Kota : ville) pour désigner le processus de formation des agglomérations urbaines d’Asie. Les principales caractéristiques de ce concept s’appuient sur une forte densité de population engagée dans la production rizicole ; l’augmentation concomitante dans ces espaces ruraux d’activités non agricoles ; la présence d’infrastructure de transport permettant une circulation des biens et des personnes ; un réservoir de main-d'œuvre bon marché ; également ces espaces sont devenus des zones hybrides où se mêlent cultures urbaines et cultures rurales dans lesquels persistent certains degrés d’autonomie dans la gestion territoriale (McGee, 1991).

158

Selon Choe et Laquian (2008), les prérequis sont les suivants :

 Donner la priorité aux investissements dans les infrastructures et les services urbains financés tant par les gouvernements que par le secteur privé ;

 Observer une planification sur le long terme prenant en considération l’échelle de la région urbaine ;  Proposer des mécanismes de financement innovants fondés sur les partenariats public-privé, les

investissements nationaux et étrangers, sur l’élaboration de nouvelles recettes fiscales, la contribution des usagers et la mise en place de nouveaux systèmes de crédit ;

 Libérer les valeurs foncières et utiliser le sol comme instrument de développement en captant les plus-values opérées grâce à l’amélioration des infrastructures ;

 Etablir et regrouper les zones de développement économique, créer des pôles « high tech » et des parcs industriels intégré au schéma du City Cluster Development ;

sont autant de concepts qui font échos auprès des dirigeants vietnamiens et qui peuvent être mobilisés pour la formulation de schémas directeurs des métropoles du pays. En outre, la production par la BAD d’un savoir sur les villes en développement s’opère non pas en cercle fermé, comme c’est souvent le cas du côté de la Banque mondiale où cette dernière s’appuie sur ses départements et son réseau d’instituts pour renouveler ses points de doctrine, mais en mettant à contribution des personnalités reconnues dans le milieu académique et pratique des études urbaines159. Sur le versant intellectuel de son action, la logique de la BAD est donc de favoriser l’émulation des idées en s’appuyant sur des ressources extérieures à son organisation et en mobilisant des concepts de développement pouvant, par le jeu de la proximité géographique et culturelle, être assimilé par les décideurs politiques asiatiques.

Si l’action de la BAD s’inscrit bel et bien dans une dimension régionale, à travers la structuration de couloirs économiques et en privilégiant le développement d’infrastructures de transport, sa logique d’action trouve dorénavant une déclinaison à l’échelle des territoires métropolitains.

3.2.2.2 L’intervention dans la capitale vietnamienne, un prolongement de la logique de

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