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LA SCENE DE LA COOPERATION URBAINE A HANOI : LE JEU DE L’ACCOMMODATION ET DE LA PRESCRIPTION

1.2 Les secteurs spécifiques de la coopération dans la ville socialiste 65

1.2.4 Le legs de l’assistance des pays « frères »

La référence faite au circuit de formation des architectes et des ingénieurs vietnamiens, à la planification et aux réalisations concrètes opérées à Hanoi sont autant d’éléments révélateurs des caractéristiques de l’aide perçue par le Vietnam au cours de sa longue période de coopération avec l’Union Soviétique et les pays du bloc socialiste. Au-delà des données chiffrées ou du contenu de l’aide, les conditions de l’absorption par les partenaires vietnamiens de cette assistance des pays « frères » constituent également un trait marquant de cette période de coopération.

1.2.4.1 Les « cadeaux » d’une coopération amicale

D’après les sources bibliographiques consultées et les entretiens réalisés, la mise en œuvre de l’aide des pays « frères » a semble-t-il majoritairement été effectuée sous la supervision des partenaires étrangers. Malgré la formation des ingénieurs et des architectes vietnamiens par de nombreux professeurs et experts locaux et étrangers, l’omniprésence de l’expertise étrangère souligne les difficultés d’absorption de l’aide technique et scientifique des partenaires locaux et pointe le déséquilibre entre les niveaux de compétence vietnamiens et étrangers.

Pourtant qualifiée d’« amicale » par nos interlocuteurs, l’assistance soviétique offre un autre aspect tout aussi saisissant. Dans son analyse, Logan (2000, p.188-189) tient un propos tranché ; cet auteur souligne que l’expertise soviétique a tenté d’imposer ses idées sans bien souvent tenir compte des conditions d’insertion des projets architecturaux dans le tissu urbain de la capitale. Il illustre cette attitude par l’exemple de la construction du mausolée d’Hô Chi Minh. Sur ce projet, il évoque les tensions qui sont apparues entre les équipes soviétiques et vietnamiennes. Les plans de l’équipe locale auraient concédé certains éléments aux coopérants étrangers afin de conserver de bonnes relations et

éviter tout incident pouvant affecter la coopération dans son ensemble (Logan, 1995, p.449). Une autre contribution a dressé un portrait des coopérants soviétiques en poste dans la péninsule Indochinoise au début des années 198089. Kendall (1983) indique que les relations entre la population vietnamienne et les conseillers soviétiques et européens étaient compliquées, puisque les Vietnamiens n’étaient pas autorisés à s’entretenir avec des étrangers. Les contacts devaient être officiellement approuvés et les relations personnelles n’étaient pas admises. La population avait donc une vague idée des raisons qui justifiaient la présence des conseillers étrangers et leurs actions. De même, pour le régime vietnamien, il était nécessaire d’éviter d’afficher une certaine dépendance envers l’aide étrangère. Kendall (1983) rapporte la parole de certains réfugiés vietnamiens qui voyaient en ces experts des donneurs d’ordre et une force d’invasion étrangère plutôt que des conseillers amicaux. D’après cet auteur, une méfiance se serait alors installée entre la population vietnamienne et les coopérants soviétiques.

En retour, comme le mentionne Logan (2000, p.189), la partie vietnamienne tirait des bénéfices de cette coopération, celle-ci était perçue comme un « cadeau ». Pour Huỳnh Đăng Hy les actions conduites par les Soviétiques étaient accueillies comme une aide réelle, surtout après la guerre lorsque tous les efforts étaient tournés vers la reconstruction. Cette collaboration, notamment en matière de planification, « était une coopération qui s’est faite sous les bombes, dans le silence et avec la manifestation d’une réelle solidarité de la part des experts étrangers présents au Vietnam » précise Hy. Il fallait durant la guerre élaborer les plans de la reconstruction. C’était là pour l’architecte à la retraite le véritable apport de cette aide, elle a « contribué à notre détermination et alimenté notre optimisme en attendant le jour où la reconstruction arriverait ».

De même, les travaux de Cerise (2009) offrent une autre perspective que celle renvoyant à la dépendance totale des partenaires vietnamiens. A travers les listes que cet auteur dresse au sujet des équipements et des projets réalisés durant la période de coopération soviétique, force est de constater que la plupart des constructions dans le domaine de l’habitat étaient l’œuvre d’architectes vietnamiens. C’était là l’exercice de mise en application requis par le régime à partir de 1973. Egalement, Lê Hồng Kế souligne avec courtoisie que « dans le rapport avec les coopérants soviétiques, les idées n’étaient pas imposées, mais discutées et la meilleure était appliquée, cela dépendait de la situation, mais il n’y avait pas de domination et ni de rapport de force dans les situations rencontrées ». De même, pour Huỳnh Đăng Hy, « il n’y a pas eu de tension pour quelconque réalisation. Au final, ce travail était le fruit d’un projet commun. Il y a eu notamment des projets qui n’ont pas été acceptés à Hanoi, par exemple la réalisation de la maison de la jeunesse communiste soviétique ».

Une dernière caractéristique de l’aide soviétique renvoie au rôle des experts sur le terrain et au type d’aide mis en œuvre. A l’issue de la guerre contre le Sud-Vietnam et ses alliés, la teneur de l’assistance change. D’une aide portée sur une assistance matérielle et militaire, l’aide devient technique et financière orientée vers la reconstruction du pays et les échanges commerciaux (Beresford

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Voir Kendall (1983), dans cette contribution, l’ancien officier des services de renseignements américains livre un portrait des experts soviétiques présents au Vietnam par l’intermédiaire de réfugiés vietnamiens qui ont côtoyé ces coopérants. Les personnes interrogées étaient basées aux Etats-Unis, à Hong Kong, ou encore Thaïlande.

et Dang Phong, 2000). Dès le début des années 1980, l’utilisation par la partie vietnamienne de l’aide soviétique est en effet critiquée par les dirigeants soviétiques. Ce sujet a fait l’objet d’un certain nombre de recadrages de la part de Moscou. En définitive, deux conséquences sont à retenir sur l’évolution des modes d’intervention de la coopération soviétique. D’abord, l’utilisation de l’aide s’est traduite par le financement de projets concrets avec l’encadrement d’équipes de supervision soviétiques – de la conception à la gestion du projet. Ensuite, à partir de 1987, l’assistance économique soviétique a requis la création de joint-ventures vietnamo-soviétiques, qui avaient pour fonction de contrôler l’utilisation de l’aide financière.

1.2.4.2 Les professionnels vietnamiens et l’héritage de la coopération soviétique

Pour les ingénieurs et les architectes désormais à la retraite que nous avons rencontré, l’héritage de cette période de coopération porte essentiellement sur son contenu théorique et sur la formulation d’un savoir qui, aujourd’hui encore, est transmis par les enseignants dans le système universitaire. Lê Hồng Kế rappelle que :

« il a [j’ai] été formé comme cela, il est [je suis] encore convaincu de la théorie bien que le système de subventions ait montré ses limites pour mettre en œuvre le plan. Aujourd’hui, le Vietnam doit composer avec le marché, mais la théorie est toujours chargée de bon sens. Il est nécessaire de combiner les savoirs ; la base est celle transmise par les scientifiques de l’ex-Union Soviétique, celle-ci doit être enrichie avec les approches des autres pays et surtout de l’économie de marché. La base théorique reste une nécessité, car si le marché a fait son entrée, les échelles de planification enseignées au Vietnam (régional, master plan, détail) n’ont pas changé, elles sont toujours appliquées, cela reste notre méthode ».

Pour ce professeur en urbanisme, le legs reste celui de la théorie, des échelles d’action, qui désormais peuvent être enrichies des savoirs et des expériences en provenance des pays rompus à l’économie de marché. Dans les intentions planificatrices portées par les Etats socialistes, il fallait certes que le socialisme rayonne, mais il fallait tout autant appliquer les préceptes hygiénistes que l’on retrouve chez Haussmann (Logan, 2000, p.187) et qui sont en principe sources de progrès social et technique. Par ailleurs, jusque dans la période contemporaine, les professeurs vietnamiens en poste dans les écoles, comme les professionnels, même s’ils ont une expérience à l’étranger, sont toujours plus coutumiers des outils techniques hérités de l’ère soviétique. Pour Lê Hồng Kế, la méthode de planification d’origine soviétique « c’est ce que nous savons faire, c’est très clair avec les approches économiques et la hiérarchisation des plans ; avec les schémas directeurs de villes d’autres pays « capitalistes », il y a beaucoup de plans que nous ne comprenons pas ».

En dernier lieu, le legs de cette coopération se retrouve aujourd’hui dans les liens que les architectes et les ingénieurs vietnamiens formés à l’étranger entretiennent avec les anciens pays socialistes – les relations avec l’Allemagne, la Pologne, la République Tchèque, la Slovaquie, l’Algérie ou Cuba… L’aspect le plus significatif de cette période de coopération est marqué par la pratique et la connaissance de langues telles que l’allemand, le hongrois, l’espagnol ou encore le russe par de nombreux fonctionnaires actuellement encore en poste dans l’administration. Ces acquis culturels et

linguistiques, hérités d’une période particulière de la coopération entre le Vietnam et les pays du bloc socialiste, réapparaissent désormais dans les programmes de la coopération urbaine contemporaine. De nombreux experts ou cadres administratifs réutilisent les langues apprises par le passé au contact de nouveaux experts et coopérants en provenance d’Allemagne, d’Espagne ou des anciens pays de l’Est.

Au sortir de la guerre contre le Sud-Vietnam et ses alliés américains, les coopérations bilatérales et multilatérales, celles du gouvernement suédois, français et japonais comme celles de la Banque mondiale, de la Banque Asiatique de Développement – celles que l’on considère actuellement comme contemporaines – étaient actives au Vietnam. Toutefois, ces coopérations n’ont pas conduites d’actions spécifiques dans les domaines de l’urbanisme, de l’architecture et des infrastructures. En étant pleinement dans l’aire d’influence du bloc socialiste, les actions de coopération dans le domaine du développement urbain au Vietnam, et en particulier dans la capitale du pays, ont été majoritairement initiées par l’Union Soviétique.

Plusieurs secteurs spécifiques comme la planification, la construction et la formation ont animé cette forme de coopération particulière qui avait pour finalité de concrétiser le modèle de la ville socialiste à Hanoi. En dépit de la réalisation de monuments, comme le mausolée Hô Chi Minh et le palais d’amitié soviétique vietnamienne, de bâtiments officiels et de quartiers d’habitations collectives, en ce qui concerne les infrastructures de transport, peu de réalisations ont été concrétisées. L’ambition prééminente du développement des voies de communication routières et ferroviaires qui figurait sur les schémas d’aménagement de la capitale vietnamienne ne s’est pas en tous points matérialisée dans le paysage hanoien. Seule la réalisation du pont Thăng Long est apparue comme un produit majeur de cette coopération dans le secteur de l’infrastructure de transport.

Malgré la prévalence de l’action soviétique et l’isolement sur la scène internationale entre le milieu des années 1970 jusqu’au début des années 1990, le Vietnam a toutefois conservé la trace d’une courte expérience de la coopération internationale avec les pays et les organisations multilatérales de l’Ouest. Les réformes du đổi mới et la dissolution du Comecon ont donné au gouvernement vietnamien l’occasion de réactiver ces anciennes relations. Dans le champ du développement urbain, l’assistance qui s’était établie avec les pays du bloc socialiste a alors connu un profond changement, en raison du tarissement progressif de leur aide, mais également une certaine continuité. En effet, avec les nouveaux dispositifs de coopérations bilatéraux et multilatéraux qui s’agencent au début des années 1990, cette assistance va finalement prendre une « forme urbaine ».

CHAPITRE 2

L’aide internationale au Vietnam et l’ancrage de la coopération urbaine à

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