• Aucun résultat trouvé

LA SCENE DE LA COOPERATION URBAINE A HANOI : LE JEU DE L’ACCOMMODATION ET DE LA PRESCRIPTION

1.2 Les secteurs spécifiques de la coopération dans la ville socialiste 65

1.2.2 La formation des architectes et des ingénieurs

Ce secteur spécifique de la coopération avec le bloc socialiste a débuté bien avant la réunification du Vietnam en 1976. Avec l’entrée en vigueur des premiers accords de coopération en 1955 entre le Nord-Vietnam et l’Union Soviétique, une série d’actions ont été conduites, en particulier dans le secteur de la construction. Au lendemain de la guerre d’Indochine, ces actions visaient à soutenir le pays dans sa reconstruction et à assurer l’ancrage du socialisme par la formation d’architectes et d’ingénieurs en URSS, puis dans les pays de l’Est.

L’Union soviétique ne constituait pas seulement un modèle idéologique pour ériger une société socialiste. C’était également sur le terrain de la reconstruction qu’elle se présentait comme une référence. Durant la Seconde Guerre mondiale, les villes de l’ouest de l’URSS avaient été durement touchées par les combats, certaines avaient été rasées. La reconstruction de Novgorod, Kiev, Minsk ou Volgograd constituait alors des exemples pour le Vietnam. L’Union Soviétique offrait par ailleurs une nouvelle ligne théorique pour assurer la production de l’habitat, l’articulation des unités d’habitation et des unités industrielles, et d’une manière générale l’organisation fonctionnelle du pays. L’industrialisation massive combinée à la préservation d’une production agraire, indispensable au soutien d’une autosuffisance alimentaire, était le modèle adopté par le Vietnam (Cerise, 2009, p.166).

La volonté de reconstruire le pays à l’image de ce qu’ont accompli les Soviétiques constituait alors un objectif majeur. Hô Chi Minh aurait lui-même indiqué que « Hanoi et Haiphong peuvent être détruites jusqu’à leurs fondations, mais quand viendra la victoire finale, nous les reconstruirons plus spacieuses, plus grandes et plus belles »72. Et comme en Union Soviétique, la création au Vietnam était un acte politique et social guidé par les règles du Parti : « par l’expérience et l’apprentissage, nos nouveaux architectes doivent porter les résolutions et les idées du Parti, développer notre patrie avec une architecture moderne et socialiste »73. Le thème de la reconstruction était donc porteur et fondateur dans le rapprochement qui s’est opéré entre le Vietnam et l’Union Soviétique. Ainsi, concomitamment à la mise en œuvre de la reconstruction et à l’exercice de la planification, la formation des architectes et des ingénieurs capables de porter ce dessein politique et social constituait une étape capitale.

1.2.2.1 Les lieux de formation et l’attrait pour Moscou

D’après Buu Hoan (1991), entre 1955 et 1990, plus de 3 400 chercheurs ont été formés dans le domaine de la construction et de l’architecture ; 4 800 stagiaires, 20 700 étudiants diplômés de 1er cycle et 2 000 doctorants ont été envoyés dans les pays du bloc socialiste. Les enseignements étaient dispensés en russe, en polonais, en tchèque ou en allemand, remplaçant ainsi comme langue d’apprentissage le français utilisé durant la période coloniale. A partir de 1965, suite à la construction

72

Logan (1995, p.445) citant Hoang Ni Tiep, « Arkhitektura Khanoya segodnya i zavtra », Arkhitektura

SSSR, 1982, pp. 34-36.

73

ibid., (1995, p.444) citant Ngo Huy Quynh, Understanding the History of Vietnamese Architecture,

de l’Institut Polytechnique de Hanoi74 (Bách Khoa), les architectes soviétiques comme les experts issus des pays du bloc socialiste75 sont venus enseigner à Hanoi et former les étudiants aux côtés de leurs homologues vietnamiens. L’envoi d’étudiants et de jeunes professionnels à l’étranger s’est toutefois maintenu et l’opportunité de partir étudier dans des universités renommées avait un écho certain parmi les jeunes vietnamiens.

En poste dans l’administration dès 1959, l’architecte Huỳnh Đăng Hy a pour sa part été envoyé à Moscou en 1966, à l’âge de 30 ans, compléter sa formation par un doctorat. Avant de quitter le Vietnam, il avait étudié plusieurs travaux réalisés par des experts des pays de l’Est de passage à Hanoi. Cet architecte mentionne les esquisses laissées par le professeur polonais Zaremba à la suite de sa visite du Nord Vietnam et de Hanoi en 1960. Il considère par ailleurs que ces travaux sont toujours d’une grande clairvoyance sur ce qu’il faut faire pour le développement du pays et de sa capitale76. Hy fait également référence à deux missions techniques qui avaient précédé celle du professeur polonais en 1957 et 1958. Conduites par l’architecte en chef de Leningrad, ces délégations étaient venues évaluer le potentiel de Hanoi pour s’assurer du transfert des modèles soviétiques d’unités d’habitation, de routes et de ponts. Inspiré par les travaux des experts soviétiques sur le Nord-Vietnam, Hy a figuré parmi les premiers étudiants partis à l’étranger parachever sa formation.

En 1970, des flux plus importants d’étudiants vietnamiens sont arrivés en Union Soviétique. L’Institut d’Architecture de Moscou et l’Université technique d’État de Moscou, connue aussi sous le nom d’Université Bauman, avaient ouvert des formations au doctorat à destination d’étudiants étrangers. D’autres lieux de formation étaient proposés : Kiev, Leningrad, Dresde en Allemagne de l’Est, mais aussi Cuba. La filière d’excellence était toutefois celle établie à Moscou. C’était là qu’étaient proposées les sections spécifiques liées à l’architecture et à la planification, à l’architecture civile et à l’architecture industrielle. C’était aussi à Moscou que les étudiants étrangers pouvaient assister aux enseignements de Baranov77 et suivre une formation sur l’histoire urbaine, l’histoire de l’architecture des pays socialistes, ou encore sur les principes de développement des villes. Si déjà pouvoir bénéficier d’une formation à l’étranger était considéré comme une faveur et une opportunité, Moscou possédait un certain rayonnement auprès des jeunes professionnels. Pour l’ancien étudiant qu’était Lê Hồng Kế, la formation proposée à l’Institut d’Architecture de Moscou était selon lui la plus prisée :

« si j’avais pu aller à Moscou, j’y serais allé, car l’éventail des formations était très grand ; c’était là où il y avait la meilleure formation ; bien sûr il y avait les idées, mais aussi le choix. Dans notre apprentissage, il y avait bien entendu l’approche économique administrée, qui est aujourd’hui difficile à appliquer et qui a montré ses limites, mais pour la création, les formations à Moscou étaient prisées. Pour ma part, j’ai eu la chance d’aller à Dresde en

74

Le complexe universitaire a été dessiné par des architectes soviétiques et construit par des équipes vietnamiennes. Pour cette première réalisation majeure dans Hanoi, la phase de construction a été assurée avec l’assistance des spécialistes soviétiques (Logan, 2000, p.191).

75

En particulier des architectes polonais et cubains. 76

Le professeur polonais Zaremba proposait d’orienter le développement urbain autour du lac de l’Ouest. 77

Nikolay Varfolomeevich Baranov (1909-1989) a été de 1938 à 1951 l’architecte en chef de Leningrad et l’un des animateurs du mouvement de reconstruction d’après-guerre. Il a été professeur à l’Institut d’Architecture de Moscou à partir de 1956.

Allemagne de l’Est, à l’université de technologie apprendre la planification urbaine et le lien à l’environnement ».

Mais il semble que le choix des étudiants vietnamiens dans la destination comme dans celui de la formation était limité. Đoàn Thị Phin, une ancienne ingénieure en transport, a été sélectionnée puis envoyée à Dresde de 1971 à 1976 pour suivre une formation théorique et pratique dans le domaine de l’économie des transports ferroviaires. L’ingénieure aujourd’hui à la retraite nous a précisé qu’à cette période le Vietnam manquait de spécialistes dans ce domaine. L’envoi d’étudiants à l’étranger répondait alors à des demandes spécifiques du gouvernement qui étaient assorties de quotas.

A Hanoi comme à l’étranger, dans le domaine de l’urbanisme, les étudiants étaient formés à la théorie du « zoning » et à la méthodologie de la planification. La théorie du « zoning » était prédominante, elle fixait le développement du territoire par répartition des fonctions avec des planifications établies sur la longue durée, de 20 ou 25 ans, avec des révisions et des adaptations tous les 5 à 10 ans. Huỳnh Đăng Hy explique que les professeurs soviétiques faisaient référence aux architectes modernes78 (à Le Corbusier comme aux architectes du CIAM79) et présentaient les expériences de Chandigarh, Karachi et d’autres villes du monde « moderne ». Mais surtout, le mouvement de reconstruction des villes soviétiques constituait « la » référence. L’approche soviétique tranchait avec celles des architectes modernes, puisqu’elle associait à la réalisation architecturale des plans d’objectifs quantitatifs socioéconomiques. L’application des plans comportait deux autres particularités : elle se fondait sur une économie administrée et centralisée par l’Etat et sur une propriété étatique du sol. Ces deux facteurs marquaient là une nette différence avec les approches de la planification des pays occidentaux qui avaient recours au zoning, car ces derniers se fondaient sur une économie de marché pour mettre en œuvre leur plan. Concernant les méthodes appliquées pour le développement rural ou urbain, celles-ci comportaient trois échelles : les plans d’aménagement territoriaux (entre le 1/25 000ème et le 1/250 000ème), les plans d’aménagement généraux (entre le 1/5000ème et le 1/25 000ème, il s’agit là des Masters Plan) et les plans d’aménagements détaillés (du 1/5000ème au 1/500ème en passant par le 1/2000ème). Ces plans d’aménagements traduisent spatialement les objectifs établis dans les plans de développement socioéconomique formulés par le Ministère du Plan et de l’Investissement et ses services déconcentrés80.

78

Concernant l’adoption des principes modernes en Union Soviétique, le lecteur pourra se référer aux travaux de Jean Louis Cohen qui a traité des coopérations scientifiques urbaines et architecturales entre les architectes français du mouvement moderne et les architectes d’avant-garde russes (Cohen, J.L, 1988, Le

Corbusier et la mystique de l’URSS : théories et projets pour Moscou, 1928-1936, Editions Mardaga, Liège,

collection Architecture Urbanisme). Toutefois, en URSS puis dans les autres pays du bloc socialiste, l’adoption des principes de l’urbanisme moderne s’est faite avec quelques adaptations, créant ainsi un modèle spécifique : la ville socialiste (voir à ce sujet Cerise, 2009, pp.168-169).

79

CIAM : Congrès International d’Architecture Moderne, a été organisé pour la première fois à La Sarraz (Suisse) en 1928 par Le Corbusier, Hélève de Mandrot et Sigfried Giedion. Au total dix congrès se sont tenus entre 1928 et 1956.

80

1.2.2.2 Retour à Hanoi

Au retour des programmes de formation dispensés à l’étranger, les jeunes professionnels intégraient les établissements d’enseignement, l’administration ou les entreprises de construction étatique. D’après nos interlocuteurs, il n’y avait pas de favoritisme particulier pour ces nouveaux diplômés concernant l’obtention de postes prestigieux. Les places se distribuaient au mérite. Les meilleurs architectes et les meilleurs ingénieurs étaient reconnus pour leurs compétences et non pour leur parcours. Selon Lê Hồng Kế, ceux qui n’avaient pas été à Moscou ou à l’étranger n’avaient pas plus de difficultés que les autres à progresser au sein de l’université ou dans l’administration. Toutefois, comme le reconnait Huỳnh Đăng Hy, des réseaux se sont créés. Les associations d’anciens étudiants ont permis d’apporter un certain soutien à leurs membres, solidarité qui perdure aujourd’hui, alors que ces anciens étudiants sont pour la plupart désormais retraités.

Une autre caractéristique de ces échanges à l’étranger a été la possibilité pour ces étudiants et ces professionnels de ramener des biens et des devises au pays. Dans une période économiquement critique, les Vietnamiens à l’étranger ont épargné de manière drastique. C’est ce que Ngô Thị Liên, ancienne ingénieure à la retraite reconvertie aujourd’hui en femme d’affaires explique. C’est avec les roubles et les dollars gagnés un par un durant ses missions en Hongrie, en Allemagne de l’Est, en Pologne, en Algérie ou en Côte d’Ivoire dans les années 1970 et 1980 qu’elle a pu faire vivre sa famille restée à Hanoi. Absente épisodiquement sur une période de 25 ans, cette ingénieure a économisé, puis investi dans l’achat d’un terrain et fait construire une maison à son retour à Hanoi à la fin des années 1980. Ce récit est corroboré par les travaux de Beresford et Dang Phong (2000, pp.72-96) ; les Vietnamiens à l’étranger, les techniciens et étudiants résidant temporairement dans les pays du bloc socialiste, ont largement contribué au développement du marché au Vietnam. C’est par leur biais qu’étaient importées des marchandises, mais également introduits des biens inconnus dans le pays (produits cosmétiques, certains vêtements, etc.). C’est aussi grâce aux devises étrangères rapportées qu’ils ont pu dynamiser le secteur informel de la construction et de l’immobilier (Dang Phong, 2004, p.44).

Ces échanges internationaux ont tout autant posé des problèmes d’« agenda ». Alors que Lê Hồng Kế, Huỳnh Đăng Hy, Đoàn Thị Phin et Ngô Thị Liên ont été envoyés à des périodes où l’on construisait le communisme et où perdurait un effort de guerre, ceux envoyés au milieu et à la fin des années 1980 n’affichaient pas la même ferveur que leurs aînés. C’est le cas de Hoang, un ingénieur en économie des transports (et gendre de Ngô Thị Liên). Ce dernier a été envoyé en Tchécoslovaquie en 1987 pour un cycle de trois années de formation. Il explique très clairement le problème qui se posait :

« être envoyé en formation dans les années 1960, 1970 ou au début des années 1980, c’était bon pour pouvoir participer à la construction du pays et ramener l’argent dont nous avions besoin pour survivre. Mais dans mon cas, j’ai dû partir au tout début de l’ouverture du système économique du Vietnam, au moment où il fallait se placer dans les entreprises et pouvoir construire les relations de travail. En partant, j’ai manqué une grande partie et n’ai pas pu bénéficier à mon retour des avantages que d’autres ont eu pour des appartements ou la construction de maisons, ou pour se placer lors de la création de filiales à nos entreprises

étatiques qui ne recevaient plus de subventions. Ce n’était pas la bonne époque pour être à l’étranger, dans mon cas, j’ai éprouvé de réelles difficultés pour me réinsérer. Le travail je l’avais, c’était les relations que je n’avais pas ».

Ces différents témoignages montrent que la formation des architectes et ingénieurs vietnamiens dans les pays du bloc socialiste semble avoir été salutaire sur le plan professionnel et personnel jusqu’au milieu des années 1980. Mais cette expérience de l’étranger semblait plus difficile à partir du moment où le Vietnam s’est engagé sur la voie de la conversion de son économie81.

Pour le corps des architectes, les formations se sont succédé. Les étudiants formés à Hanoi et dans les universités des pays « frères » ont acquis la théorie nécessaire pour ériger de manière concrète le socialisme dans le pays ; le langage développé par les architectes était en phase avec les attentes de l’Etat et du Parti. Mais, leur expérience étant limitée, ces derniers avaient besoin de l’assistance d’experts étrangers et « aguerris »82 pour superviser la mise en pratique. Or, à l’issue du cesser le feu signé lors des accords de Paris en 1973, les dirigeants ont exigé que la théorie soit enfin traduite par des actes. Les professionnels vietnamiens ont été sommés de passer à l’action se souvient Lê Hồng Kế, l’ordre était donné : « vous devez le faire ». Le dessein de Hanoi en tant que capitale d’un pays socialiste devait s’affirmer. Cela devait se traduire par la construction de bâtiments administratifs, de logements, mais également d’espaces verts comme le parc Lénine, désormais renommé « parc de la réunification », ou la « route de la jeunesse » (entre le lac de l’Ouest et le lac Trúc Bạch).

Outline

Documents relatifs