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Une divergence des besoins en financement

U N MODÈLE AMÉRICAIN ?

Carte 4. Musées de France en 2019 (métropolitaine) Source : Patrimostat

3. L A PHILANTHROPIE , AU CŒUR DE LA VIE DU MUSEE

3.3. Une divergence des besoins en financement

Historiquement, les musées américains ont été fondés grâce à des dons qualifiés de « restricted », c’est-à-dire limités à l’usage pour lequel le donateur a fait la donation. Coleman (1939) explique que malgré certains dons réalisés sans restriction, une trop grande proportion de fonds limités de manière permanente à l’achat d’objets pour les collections est préjudiciable au fonctionnement d’un musée. En effet, le musée a

64 Nous avons pu assister à certains cours de l’université de New York (NYU),

notamment du département de Management des Arts visuels. Dans ces cours, les discours relatifs à la recherche de fonds étaient beaucoup moins lisses que ceux que nous avons trouvés dans les entretiens avec les musées. L’exemple d’un programme entièrement conçu autour de la valorisation de production cinématographie d’une très grande entreprise (quand bien même intéressante et pertinente) nous a notamment marquée.

besoin pour exister et subsister d’un budget opérationnel, grandissant exponentiellement au début du XXe siècle en raison de la professionnalisation

progressive des personnels des musées. Les musées pratiquant une séparation stricte des budgets d’investissement et opérationnels et le nombre de dons en faveur du dernier étant limité, de plus en plus de systèmes de membership65 virent le jour.

D’abord mis en place par le Metropolitan Museum of Art, (MET) à New York, en 1880 au prix de 10 dollars66 et débutant avec 600 membres (Gautier, Pache, and

Mossel 2015 ; Whitehill 1970), ils se développèrent après la Seconde Guerre mondiale pour combler le déficit du budget opérationnel. Avec l’avancée de la conception du musée, de la conservation et le développement de nouvelles techniques et standards, les coûts de conservation augmentent et pèsent de plus en plus sur le budget des institutions. McCarthy et al. (2005) explique : « Le soin et

l’entretien des collections des musées sont au cœur de leur fonction d’héritage culturel et, à ce titre, sont une obligation primordiale des musées. Les coûts de cette fonction ne sont toutefois ni largement reconnus ni suffisamment compris. Ces coûts, qui comportent à la fois un élément capital et un élément opérationnel, ont augmenté parallèlement à l’amélioration des normes de maintenance. »

Aujourd’hui, ces musées semblent avoir trouvé un équilibre entre revenus issus des adhésions et de dons réalisés sans restriction (unrestricted), et revenus à destination d’un objectif bien précis (restricted), comme le soutien de projets sociaux, les acquisitions, etc. Les dons unrestricted permettent de financer tout ce qui n’est pas facile à soutenir par des fonds dédiés : les salaires, l’entretien du musée, et certaines expositions moins populaires. Le Whitney explique :

« Nous travaillons très dur pour trouver des gens qui sont intéressés par nos expositions, nos conservateurs ne planifient pas d’exposition en fonction de ce que nous pensons que nous pouvons lever, donc il y a des expositions pour lesquelles nous ne levons pas beaucoup de fonds, mais ce sont

65 Adhésion d’un an au musée à prix fixe en échange d’une admission illimitée. 66 Tout de même équivalant à 250,54 dollars en prenant en compte l’inflation. Calcul

réalisé par le site http://www.in2013dollars.com/ à partir du Bureau of Labor Statistics consumer price index. « Inflation Calculator » U.S. Official Inflation Data, Alioth Finance, 27 May. 2019,

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des expositions importantes, nous les ferons quand même et nous utilisons notre budget unrestricted pour les payer. »

Le MoMA est tout particulièrement clair dans son message : les mécènes n’ont aucun poids dans les décisions des conservateurs. Il ne peut pas non plus y avoir de conflit d’intérêts, notamment grâce à la séparation stricte entre les services de développement, la mission scientifique et la programmation du musée, séparation dite entre « l’Église et l’État » :

« Les lignes sont tracées très clairement […] on appelle ça “church and state”, il y a une séparation au début de l’année. Le musée décide de sa programmation, aveugle de toute considération de revenu, à partir des priorités des projets. »

C’est au comité (board) de trustees de voter ce budget global et ensuite, peu importe ce qui est levé comme fonds pour chaque projet, tous seront financés dans la mesure prévue, grâce à un équilibre entre restricted, unrestricted et revenus du fonds de dotation. Cette situation idéale peut être remise en question dans la pratique, mais également dans le discours officiel de certains professionnels. Thomas Krens, directeur du Guggenheim Museum de New York de 1988 à 2008 explique, en 1992, dans un entretien au Financial Times : « Les musées doivent souvent changer pour

survivre. Soit leur mandat, leur collection ou leur public doivent être modifiés […] Ainsi, une partie du dialogue que je dois faire est d’anticiper la manière dont la culture évolue telle que définie par le musée, d’articuler un ensemble de normes claires pour le musée et de le traduire en politiques et en programmes qui peuvent être financés » (Moore 1992).

Il est impossible de nier qu’un collectionneur qui aiderait à la création d’une exposition d’un artiste au Whitney que lui-même apprécie et collectionne verra nécessairement grimper la valeur de sa propre collection. De plus, si le prêteur donne dans un second temps une œuvre d’art du peintre au musée, cette œuvre, mieux valorisée, permettra d’autant plus de déductions d’impôts consécutives au don.

Le MoMA explique ne pas permettre aux professionnels des arts, galeries et maisons d’enchères d’être mécènes du musée. Pour autant, qu’en est-il des collectionneurs privés, dont les collections sont certes issues d’une passion pour l’art, mais n’en demeurent pas moins des investisseurs financiers majeurs ? Les conflits

d’intérêts sont difficiles à évaluer lorsque les prêts et donations influent sur la valeur de la collection de son propriétaire et, s’ils ne servent pas nécessairement volontairement ses intérêts, ils n’en ont pas moins la conséquence de l’enrichir indirectement (McCarthy et al. 2005)67.

Les critiques sur ces questions sont régulières et peuvent parfois mener à de véritables crises. À la suite de l’exposition Sensation de la collection Saatchi68 au

Brooklyn Museum of Art de 1999, l’AAM a adopté de nouvelles recommandations relatives aux pratiques des musées en matière de financement, de relations aux donateurs dans le cadre d’exposition de ce type (Barstow 2000). En l’espèce, il était reproché au musée d’avoir été de connivence avec M. Saatchi pour faire augmenter la valeur de sa collection et d’avoir financé dans une large mesure l’exposition grâce à ceux qui en bénéficiaient. Les recommandations incitent à plus de transparence, notamment lorsque le prêteur est également un donateur du musée (Rothfield 2001). Pour ces cas particuliers, la société des amis du Centre Pompidou a développé le statut de « grand donateur » :

« Grand donateur c’est 10 000 euros, c’est une autre démarche, c’est une offre complètement différente, donc plus une offre à destination des professionnels, des galeristes qui ont plutôt envie de visibilité et d’avoir un contact direct avec la direction du musée. »

Ils peuvent donc trouver leur compte dans l’offre de mécénat, mais n’accèdent pas aux comités d’acquisition réservés aux personnes qui ne font pas partie du monde professionnel de l’art. Ces comités sont, par ailleurs, fondés sur le médium, art contemporain design ou photographie, ou sur une distinction fondée sur la scène géographique. Une personne peut faire partie de plusieurs comités pour pouvoir profiter des contreparties et programmes qui leur sont dédiés spécifiquement.

67 Wu (2003) met en lumière comment ces conflits d’intérêt sont d’autant plus

problématique lorsque les mécènes participent également à l’administration du musée. en prêtant des œuvres de leur collection, ils mettent en valeur l’œuvre et l’ensemble de leur collection, comme cela fut le cas au Whitney Museum.

Premier chapitre

Dans les musées publics, composant l’immense majorité du paysage muséal français, le budget opérationnel est globalement couvert par l’autorité de tutelle, selon le statut légal de gestion, régie directe, indirecte, établissement public, etc. dont il serait long de faire la liste tellement les cas sont variés. Les salaires, les frais de maintenance du bâtiment, sont souvent couverts directement par la tutelle ou par une subvention (qui peut émaner d’un autre échelon territorial).

Cependant, depuis quelques années, ces budgets sont souvent en baisse, sans compter les coupes dans les budgets d’investissement. Pour les musées parisiens qui nous intéressent, tous nationaux et bénéficiant du statut d’établissement public, cette baisse drastique est évidente dans le tableau 8. Serge Lasvignes, alors directeur du Centre Pompidou, dans un entretien aux Échos, à l’occasion des vingt ans du Centre, explique que la baisse des budgets publics pour les acquisitions d’œuvres d’art (divisés par quatre dans les trois décennies précédentes) rend le recours au don indispensable. En ce sens, on remarque également une augmentation importante de l’apport en mécénat à la suite de la chute des budgets.

« Pour le fonctionnement courant, on a aussi besoin de financement, surtout avec la billetterie qui s’est cassé la gueule l’an dernier à cause des attentats. On a besoin de financement pour des sujets qui sont pas glamour : la mise en sécurité du château, des caméras et payer des détecteurs de fumée pour éviter que tout crame »,

explique le contrôleur de gestion de Versailles, lors de l’entretien. Quand bien même l’image du château permet pour la plupart des projets d’arriver

« relativement facilement à trouver le mécène qui va tout financer, ce dont on a besoin c’est pour tout le reste ».

en M€

Ressources propres des établissements et subventions

annuelles versées par l’État

Fonds du patrimoine Contribution du mécénat art. 238 bis 0A du CGI Autres mécénats, dons et legs en numéraire Total 2011 26,15 4,28 13,42 2,75 46,8 2012 18,59 0,50 8,1 1,57 28,76 2013 11,02 0,00 4,54 5,71 21,27 2014 13,23 0,33 1,69 3,9 19,15 2015 15,11 0,50 8,15 3,74 27,5

Tableau 8. Évolution des crédits d’acquisition des musées nationaux entre 2011 et 2015

Source : ministère de la Culture

En ce sens, la situation semble similaire aux États-Unis. Bernholz, directeur du Digital Civil Society Lab à Stanford University, fait ce commentaire au sujet des compagnes de financement participatif de la Smithsonian Institution en particulier :

« Nous formons [les donateurs] à se concentrer sur la chose la plus importante et la plus sexy, et cela renforce l’idée que [...] les frais généraux sont mauvais et les coûts d’administration sont mauvais69 »

et que : « Le travail du Smithsonian n’est pas simplement de récolter de l’argent pour les objets

sexy. Quelqu’un doit collecter des fonds pour les rochers.70 »(McGlone 2017) Il exprime ici

l’idée que plus on lance des campagnes sur des projets désirables, facilement médiatisables, plus il est compliqué de justifier l’importance du reste des financements.

Ce risque est d’autant plus important lorsque les musées ont également besoin de récolter des fonds pour l’ensemble du fonctionnement et pas seulement les charges d’investissement.

Si les modèles de financement sont différents et les racines de la philanthropie à l’égard de la culture et des musées existent dans les deux pays, le développement des stratégies est bien plus important aux États-Unis, où toutes les institutions disposent d’équipes formées aux tâches de gestion des donateurs. En France, seuls quelques grands établissements se sont dotés de services mécénat. Les États-Unis ont une influence importante sur les musées, et demeurent un modèle dont les stratégies sont largement observées et parfois adaptées. La plupart des musées rencontrés discutent, se voient et échangent, au sein de la ville, mais également entre Paris et New York.

3.4. L’influence américaine sur les stratégies de mécénat des musées

parisiens

De par l’ancienneté qu’ont les musées américains dans le mécénat individuel, et le succès qu’ils y trouvent, les musées parisiens ont pu s’emparer de quelques outils,

69 « We train [donors] to focus on the biggest, sexiest thing, and that reinforces [. . .] that overhead is bad, and administration costs are bad. »

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idées, méthodes développés outre-Atlantique. La directrice de la société des amis du musée du quai Branly explique par exemple avoir trouvé l’idée de la présentation de ses tarifs d’adhésions de sa brochure sur un musée américain, puis avoir remarqué une reprise de cette idée dans d’autres musées français. Plus visibles, les événements comme les galas (Wendroff 2004) et réceptions se sont très largement multipliés dans les grands musées parisiens.

Le gala annuel de la société des amis du Centre Pompidou, il y a quinze ans, fut le premier en France. On le retrouve aujourd’hui dans la plupart des grandes institutions culturelles. Avec 800 invités à 900 euros l’assiette, cet événement permet de récolter une grande partie du montant annuel remis au musée quand bien même ces tarifs sont bien inférieurs à ceux qui sont pratiqués par les musées new-yorkais71.

C’est l’occasion également de toucher des personnes qui ne sont pas adhérentes à l’association des amis, des personnalités politiques, des collectionneurs étrangers, des dirigeants du monde du luxe, etc. Les musées parisiens ont également progressivement lancé des programmes d’adhésions, qui ne sont pas liés aux sociétés d’amis, à l’exception du Louvre, qui s’inspirent fortement du modèle du membership, encore une fois à des tarifs bien inférieurs.

Enfin certaines sociétés d’amis, comme celle du Centre Pompidou, ont organisé leurs grands mécènes en comité d’acquisitions, très ressemblants à ceux que l’on trouve aux États-Unis.

Les services mécénat se développent, en parallèle et en partenariat avec les sociétés d’amis, mais pour autant les tailles des équipes sont sans commune mesure. On compte « à peu près 40 personnes » dans l’équipe responsable du fundraising du Whitney, composée des sous-équipes « Major Gift », « Membership », « Foundations and

Corporations » et « Event ». Ils considèrent cette équipe comme un département « moyen » pour un musée de cette taille (entre 201 et 500 employés) ; pour le MoMA,

les équipes communication et marketing et les équipes de fundraising représentent

« cent personnes, ceux qui travaillent avec les mécènes individuels sans l’équipe membership peut-être

71 À titre d’exemple, pour l’événement principal du MoMA, la garden-party, cela varie

dix » sur un musée qui compte 700 employés. En comparaison, on compte sept

personnes au total dans l’équipe mécénat à Universcience, pour une masse salariale de 1 150 personnes72, cinq salariés à la société des amis du Centre Pompidou (qui ne

gère toutefois que les individus et le gala et est seulement dédié au musée [à l’exclusion de la BPI par exemple]) pour un musée de 1 039,3 équivalents temps pleins73. Leur rôle dans le financement général du musée reste tout à fait marginal (de

2 à 5 % selon les musées) contrairement aux États-Unis, où ils sont responsables d’en moyenne un tiers des revenus des musées étudiés (un tiers par des fonds de dotations et un tiers par revenus issus d’admissions, de locations d’espace et de merchandising). Il est toutefois difficile de conclure catégoriquement si le petit nombre de professionnels du mécénat dans chaque établissement limite la recherche de fonds ou si le contexte philanthropique français rendrait inutile la multiplication des postes.

***

Les musées new-yorkais inspirent certaines pratiques françaises ; pourtant, nous observons des pratiques de financement participatif très différentes. Si les méthodes originales déployées par les musées américains inspirent les musées français, la réciproque n’est pas vérifiée. C’est notamment le cas avec l’utilisation du mécénat participatif par les musées français qui n’a pas inspiré les musées américains.

En France, ils sont devenus presque monnaie courante ; à New York, ils sont regardés avec intérêt et curiosité, mais très peu exploités.

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4.

UN

DÉVELOPPEMENT

DIVERGENT

DES

OUTILS

DEMÉCÉNAT

INDIVIDUEL

NUMÉRIQUES

Malgré une généralisation des outils numériques et leur intégration progressive dans l’ensemble des établissements muséaux, les pratiques ne se sont pas développées de la même manière des deux côtés de l’Atlantique. Nous montrons que si le crowdfunding semble être devenu banal à Paris, les musées new-yorkais ne sont pas nombreux à avoir tenté l’aventure. En revanche, d’autres pratiques s’y installent.