• Aucun résultat trouvé

UN EFFET DE MODE ?

2.2. L A PLACE DU DON HIER ET AUJOURD ’ HU

2.2.1. Le don comme objet de sociologie

Kollock (1998) définit le don, ou le cadeau (gift) comme le transfert obligatoire d’objets ou de services inaliénables entre des parties liées et mutuellement obligées. Cependant, cette définition n’est applicable que dans une situation ou le donateur et le bénéficiaire se connaissent et entretiennent une relation, ce qui n’est a priori possible qu’en présence de personnes physiques. Le don, vu par cette optique fait l’objet d’une vaste documentation, notamment fondée sur l’ouvrage de Marcel Mauss Essai sur le don (1922-1923 édité 1950), qui ne cesse d’être commenté et

Chapitre préliminaire

sociologie, et ont mis en évidence à partir de l’observation de cultures primitives trois obligations inhérentes au don : donner, rendre et recevoir. Mauss explique ainsi que « dans l’intervalle de temps qui sépare le don et le contre-don, le bénéficiaire entre dans la

dépendance du donateur, devient son obligé, devient son inférieur ». Dans sa lignée, Bourdieu,

qui considérait en premier lieu que tout désintéressement était en réalité rentable (et donc réfléchi et calculé), transforma ensuite ses propos pour critiquer la logique marchande qui régirait toutes les sphères de l’existence, comme le suggère l’économie générale jusqu’alors (Caillé 1994).

Le don a pu être défini comme motivé par l’intérêt. C’est notamment la thèse des théories économicistes comme celles de Boas, ou celle de Bourdieu, qui explique que

« l’accumulation du capital économique qu’il permet demeure cachée au donateur comme au donataire en passant par le détour d’une accumulation de capital symbolique » (Dzimira 2006). Il

a également pu être perçu comme une action désintéressée motivée par l’ἀγάπη, l’amour pur selon la conception de Boltanski (1990), ou la gratuité, ou l’obligation pour ne citer que quelques exemples de questionnement motivationnel pour expliquer la question fondamentale suivante : pourquoi les individus donnent-ils ?

Derrida (1994), dans une optique très extrême, considère que « pour qu’il y ait don, il

faut qu’il n’y ait pas de réciprocité, de retour, d’échange, de contre-don ni de dette », « pour qu’il y ait don, il faut que le donataire ne rende pas, n’amortisse pas, ne rembourse pas, ne s’acquitte pas, n’entre pas dans le contrat, n’ait jamais contracté de dette », allant même jusqu’à ce que la

reconnaissance du don lui en retire sa conception : « S’il [le donataire] le reconnaît

comme don, si le don lui apparaît comme tel, si le présent lui est présenté comme présent, cette simple reconnaissance suffit à annuler le don. »

Cependant, la plupart des études, sociologiques, ethnologiques ou économiques relatives au don se fondent sur une relation de réciprocité. Les trois obligations dégagées par Marcel Mauss, donner, rendre, recevoir, et sur lesquelles bon nombre de travaux s’appuient, impliquent une relation établie entre les deux parties au don. Mauss (1923-1924) argue que le don a principalement un objectif moral : « l’objet en est

Cette relation (potentiellement amicale) dure donc a minima le temps entre le don et le contre-don. Mais que se passe-t-il si aucune réciprocité n’est possible ? Gouldner (1960) expose ainsi les limites de la réciprocité, qu’il avait lui-même définie comme « l’une des dimensions fondamentales de la morale », la considérant même comme « un élément de la culture humaine […] universel et fondamental » (repris dans [Gouldner 2008] publié dans la revue du MAUSS, pilier de la recherche sur ces questions). Le chapitre IX de son livre For Sociology. Renewal and critic in Sociology today tend à compléter cette thèse afin d’expliquer les comportements qui ne sont pas guidés par la norme de réciprocité (Gouldner 1973). En effet, certains comportements d’assistance ne sont pas expliqués par la réciprocité, par exemple lorsqu’ils s’appliquent aux relations avec les enfants, des personnes en situation de handicap physique ou mental ou à des groupes de personnes non individualisés, comme des associations ou des groupements d’intérêts ou comme ici des institutions. Gouldner vient donc expliquer ces comportements par une norme complémentaire, la norme de bienfaisance. Cette norme attache des obligations aux individus en fonction de leur statut dans la société, et « requiert de donner aux autres

l’aide dont ils ont besoin ».

Contrairement à la norme de réciprocité, celle-ci ne prend pas en compte les avantages et bénéfices reçus par le passé ou qu’il sera possible de recevoir dans le futur. Souvent considéré comme utopique dans l’économie de marché, ce type de comportement existe depuis la nuit des temps, sous la forme de « charité chrétienne », ou de notion de rétribution dans les sociétés de la Grèce antique. Gouldner remarque que sous toutes leurs formes, ces obligations se présentent toujours comme « devoir de donner » et jamais comme « droit de recevoir ». Le comportement du donataire n’entre pas en compte dans le devoir de donner, l’auteur va même jusqu’à expliquer que « les réactions du donateur ne peuvent être influencées par son comportement, seulement par sa

“condition” ». Le donateur ne donne qu’au regard de ce qu’est le donataire et non de ce

qu’il fait. La bienfaisance et la réciprocité sont deux orientations normatives exigeant le transfert d’objet de valeur et l’une comme l’autre peut être perçue de la même manière par le donataire, sans que le donateur n’ait à attendre un éventuel retour. La

Chapitre préliminaire

distinction se fait au regard de la motivation et des espérances du donateur, sans considération pour l’interprétation du bénéficiaire du don.

Nous ne nous intéressons pas ici aux dons d’individus à individus, mais d’individus à institutions bien que souvent, l’institution ait un fort institue personae et qu’il s’agisse souvent, surtout pour les grands donateurs d’un don d’un individu à un directeur d’établissement ou son équipe de mécénat. La question de la réciprocité sera dans notre cas plus perçue sous l’angle de la « contrepartie » puisque dans un grand nombre de cas, le donateur23 est récompensé plus ou moins immédiatement

par la réception d’une contrepartie, un cadeau, plus ou moins symbolique.

2.2.2. Une tradition du don au musée

Le don fait partie intégrante de l’histoire des musées depuis leur origine (François Mairesse 2005). Nombreux sont les musées nés de la générosité d’un collectionneur ou d’une riche famille envers la collectivité. Citons par exemple le musée de Creil, né de la donation d’une famille bourgeoise de leur demeure familiale faute de descendance. Le musée est désormais partagé entre cette maison historique et une collection spécialisée dans la faïence, dont une grande partie est issue de donations. Grandes ou petites, beaucoup de collections se sont construites au fil des années grâce aux legs ou donations réalisés par de riches mécènes, des artistes ou des amateurs passionnés. Le don se trouve aujourd’hui au musée sous plusieurs formes : le don d’œuvres ou d’objets de collection, le don d’argent, mais également en bénévolat ou mécénat de compétences. La législation française distingue les dons monétaires individuels et les dons d’entreprise, n’offrant pas les mêmes avantages fiscaux aux deux catégories.

Les musées ont par ailleurs souvent été soutenus par des sociétés d’amis24 (ou par

des sociétés savantes, parfois antérieures à la création du musée), association loi 1901,

23 Que nous appellerons le plus souvent « contributeur », puisque son « don » est

parfois plus proche de la prévente. Le terme plus neutre de « contributeur » nous permet d’englober l’ensemble des pratiques de mécénat participatif.

24 Certaines sociétés d’amis sont nées en même temps que leur musée, d’autres leur

indépendantes du musée, dont l’objet est de soutenir le musée dans ses missions et reposant souvent sur le dynamisme et la motivation de quelques individus (Guintcheva 2010). Dans notre échantillon français (présenté dans le deuxième chapitre), 64,10 % des musées disposent au moins d’une société d’amis, qu’elle soit dédiée au musée, ou à un groupement de musées (aux musées de la ville, comme à Auxerre, par exemple). Toutes les sociétés ne collectent pas de fonds pour permettre l’acquisition d’œuvres ou leur restauration, mais il s’agit d’une activité courante de ces associations. Longtemps, ce fut le moyen le plus simple et le plus commun pour récolter des fonds provenant de la communauté afin d’agrandir ou de conserver la collection.