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P HILANTHROPIE , ORIGINE ET DEFINITION

U N MODÈLE AMÉRICAIN ?

Carte 4. Musées de France en 2019 (métropolitaine) Source : Patrimostat

3. L A PHILANTHROPIE , AU CŒUR DE LA VIE DU MUSEE

3.1. P HILANTHROPIE , ORIGINE ET DEFINITION

La philanthropie serait « plus ancienne que la démocratie et le capitalisme, plus ancienne que

la chrétienté et le bouddhisme, plus ancienne que des sociétés et de nombreuses traditions qui n’existent plus de nos jours » (Payton et Moody 2008). Pour Payton, charité et

philanthropie tendent vers la même définition, alors que pour Robert A. Gross (2003), les deux ne sont pas exactement historiquement confondues. La première est un soulagement des symptômes du mal, tandis que la seconde est la recherche d’une solution de son origine. C’est cette distinction que reprend Lambelet dans son ouvrage :

« La philanthropie est une pratique socialement et historiquement située, collective, organisée, soutenue par des groupes sociaux particuliers et porteuse d’une revendication proprement politique, à savoir celle, pour des personnes ou pour des organisations privées, de concevoir et de mener à bien — ou de manière “scientifique”, pour reprendre les termes propres à ce milieu d’action — des politiques publiques. Là où la charité cherche à soulager la misère, à préserver la culture ou à aider les

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individus, la philanthropie ne n’entend pas s’attaquer aux symptômes, mais aux racines des injustices sociales. » (Lambelet 2014)

Dans son acception contemporaine, le mot « philanthropie » renvoie à des initiatives privées pour le bien public. Elle se distingue en cela de l’entreprise privée et des pouvoirs publics, puisqu’elle œuvre en faveur de l’intérêt général par l’action volontaire de personnes (physiques ou morales) privées.

Le système féodal européen du Moyen Âge a établi des siècles durant une stabilité par laquelle les institutions politiques et religieuses étaient largement responsables du bien-être de la population (Hartz 1955). L’Église catholique percevait des dons de la noblesse et de la nouvelle classe de riches marchands qui lui permettaient de créer et d’exploiter des hôpitaux, d’accueillir les plus pauvres, les orphelins, etc. Ces dons pouvaient être faits à titre individuel ou via une guilde (Cohen 2003). L’augmentation de la population soudaine du XVIe siècle et l’accumulation d’épidémies ont

progressivement transféré la responsabilité d’une population en difficulté de l’Église aux autorités publiques, notamment les municipalités en charge de contrôler les foules. Le système de charité instauré dans les villes protestantes est proche de celui des villes catholiques de l’époque (et parfois la charité était utilisée pour dissémination des croyances, notamment dans les villes où les deux religions se faisaient concurrence pour recruter de nouveaux membres, Nîmes en est un bon exemple). Les historiens américains soutiennent que la première vague d’immigration anglaise puritaine du XVIIe siècle, plus sensible à la situation critique envers les

pauvres influença les colonies vers un modèle plus tourné vers le sort des miséreux (Porterfield 2003). Cette population avait acquis dans ses pratiques la charité comme indispensable pour être accepté et respecté dans la société marchande (au milieu du

XVIIe siècle, 72 % des marchands anglais donnaient aux pauvres [Cohen 2003]).

C’est au XVIIIe siècle que la distinction entre charité et philanthropie voit

réellement le jour avec la réflexion philosophique des Lumières. Les philosophes considèrent alors que tout citoyen doit vouloir améliorer la société dans son ensemble. La Révolution place le droit à subsistance parmi les droits de l’Homme et l’État en charge de garantir son respect. Si les pères fondateurs des États-Unis ont beaucoup en commun avec les révolutionnaires français, en aucun cas la Constitution

américaine ne préconise l’intervention de l’État fédéral dans l’élimination de la pauvreté.

Selon Alexis de Tocqueville, qu’il est impossible de ne pas citer lorsque l’on analyse la société américaine du XIXe siècle, les (très) riches, peu nombreux et

intimement méfiants des institutions politiques du pays qui ne leur permettent pas une influence directe, utilisent la philanthropie comme arme pour faire reconnaître leur valeur et leur autorité morale. Lambelet (2014) note une réaction similaire en France après l’incertitude générée par l’introduction du suffrage universel en 1815. Les plus riches développent la philanthropie comme pratique sociale au cours des premières années de la Restauration.

En France, la création de fondations et l’émergence d’une philanthropie sociale ont été largement limitées par une législation réticente, qui remonte à la Révolution française de 1789. Au sein du pays, dans un élan de démocratisation et d’émancipation de la structure féodale abolie, toutes les formes de privilèges et tous les corps intermédiaires sont rejetés, laissant à l’État seul la charge de « produire » la nation. (Rosanvallon 2015). Aux États-Unis, au contraire, où la démocratie est issue de l’indépendance de 1776 et la Constitution de 1787, la philanthropie est un prolongement du système politique issu des self-governments des colonies, où l’État doit être le plus discret possible, très peu intervenir, et où la responsabilité individuelle prédomine (Lambelet 2014). L’origine des citoyens, souvent très pauvres à leur arrivée, fait dire à Tocqueville que « en Amérique, la plupart des riches ont commencé par être pauvres. ». Le rêve américain se construit sur des légendes de fortunes colossales réunies au prix de sacrifices et d’une éthique du travail bien accompli, où tous peuvent rêver d’une réussite économique grandiose.

L’immigré et ses descendants se voient offrir une chance de liberté, de statut social et de travail. L’altruisme est pour lui une chance de « rendre » au sens de Mauss, très présent dans la société américaine sous l’expression « to give back ». Il s’agit de rendre à la société qui a permis la réussite, qui l’a accompagnée, et à qui l’on doit. C’est pour Nielsen (1993) « le concept de volontariat, de compassion, d’attention aux autres, et

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principales motivations évoquées par les premiers grands philanthropes : Carnegie52,

Mellon, Rockefeller, etc. C’est encore une motivation de 87 % des donateurs aux revenus les plus élevés (U.S. Trust, 2018).

Par ailleurs, là où toutes les principales religions théorisent et encouragent la compassion et le soutien d’autrui53, la société américaine est principalement ancrée

depuis son origine dans la foi protestante, dont les valeurs irriguent encore aujourd’hui une grande partie des principes politiques et sociaux qui lui sont propres. Comme le démontre Max Weber (2013), le protestantisme valorise le travail et le profit qui pourrait en être issu. Faire fortune est valorisé mais jouir d’une richesse tapageuse ne l’est pas. L’argent ne doit pas être accumulé, mais redistribué et investi dans le reste de la société. La philanthropie entre donc dans le devoir des citoyens, a

fortiori lorsque leur fortune dépasse largement celle de leurs concitoyens : il faut

rendre ce qui a été donné par Dieu, mais, dans une réciprocité impossible, la bienfaisance sera faite envers autrui.

Abélès (2003) remarque un changement dans l’organisation et le fonctionnement des fondations chez les nouveaux philanthropes, issus de la génération de la Silicon Valley, dont le but tend à générer une vraie utilité sociale. Il explique ainsi que « le

retour social sur investissement, c’est la possibilité d’améliorer des vies sans ponctionner la société ».

Le retour recherché n’est pas financier, mais social, en termes d’éducation, d’emploi, de santé, de culture… Le but est d’améliorer la société sans que celle-ci en ait à supporter les charges. En ce sens, le don est une forme de recherche utopique d’une meilleure version de la société, un moyen de modeler ses contours tels que le donateur l’envisage.

52 À titre d’exemple : Andrew Carnegie, issu d’une famille ouvrière, s’éduqua lui-

même grâce aux livres disponibles dans les bibliothèques environnantes. Devenu industriel richissime, pour « rendre » à la société, il fera (entre autre) construire plus de 2 500 bibliothèques sur le territoire américain.

53 « La compassion est l’un des quatre fondements du bouddhisme avec l’amour, la joie et l’équanimité ; la générosité envers les pauvres est l’une de ses vertus les plus prêchées. Chez les juifs, c’est la tsedaka qui désigne l’aumône, la mitsvah étant le devoir moral et légal qui s’impose à tous. Chez les musulmans, c’est la zakat, l’un des cinq piliers de l’islam, qui impose le devoir de charité. » (Mellier 2009)

La philanthropie est également un moyen de se positionner dans la société, de donner à voir qui l’on est, quelles sont les valeurs que l’on porte et que l’on défend. Les Vanderbilt (entrepreneurs maritimes et ferroviaires à New York), par exemple, ont obtenu la reconnaissance des Knickerbockers (l’aristocratie hollandaise de Manhattan) grâce au financement qu’ils ont apporté à la création du Museum of Modern Art et du Metropolitan Opera House.

Malgré cela, on peut tout à fait se questionner sur les effets des politiques culturelles et l’évolution artistique des territoires dans un contexte où les plus riches sont les décideurs de ce qui est à valoriser ou pas, par rapport à un système où les biens culturels sont tutélaires (Musgrave 1959) et de facto majoritairement financés par les pouvoirs publics. Nous reprenons dans la suite de cette section l’évolution des politiques culturelles en faveur des financements privés de la culture, notamment en matière d’encadrement du mécénat.

3.2.I

NCITATIONS PUBLIQUES DES DEUX COTES DE