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U N MODÈLE AMÉRICAIN ?

Carte 4. Musées de France en 2019 (métropolitaine) Source : Patrimostat

3. L A PHILANTHROPIE , AU CŒUR DE LA VIE DU MUSEE

3.2. I NCITATIONS PUBLIQUES DES DEUX COTES DE L ’A TLANTIQUE

3.2.3. La remise en question du mécénat

Réalisant un point d’étape sur l’état du mécénat d’entreprise, Jacques Rigaud, l’un des premiers défenseurs d’une législation en faveur de dispositifs d’encouragement61,

se félicite que le mécénat d’entreprise soit désormais « parfaitement admis » (Rigaud 2009) et qu’il soit « reconnu comme l’une des formes du libre engagement de la société civile en

faveur du bien commun ». Il parle ici de mécénat d’entreprise, mais nous jugeons que ces

propos sont tout à fait applicables aux formes de mécénat individuel.

Pour lui, le mécénat a non seulement pour rôle de financer la culture là où l’augmentation des coûts rend difficile la satisfaction de tous les publics, mais aussi que « le mécénat d’entreprise, sans se substituer aux fonds publics et aux ressources du marché qui

sont et doivent demeurer les deux sources principales du financement de la culture, pourrait corriger, au moins à la marge, les risques politiques et bureaucratiques des financements publics ainsi que la brutalité et l’impératif du court terme et de la rentabilité du marché ». Le mécénat est ici conçu

comme un partenaire de la puissance publique et des institutions, leur offrant la possibilité d’un financement qui se passerait d’une bureaucratie. Il rappelle toutefois :

« Le mécénat n’a pas pour vocation de compenser les insuffisances ou les carences des financements publics, notamment en matière culturelle. »

Les avantages semblent nombreux. Les bénéfices sont, d’une part, externes : communication positive de l’entreprise auprès du public, des consommateurs ou des

60 Enquête Admical, une association de valorisation du mécénat auprès du grand

public et des entreprises publient régulièrement des enquêtes.

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partenaires d’affaires ; ils sont, d’autre part, internes : le mécénat renforceraient « le

sentiment d’appartenance du personnel à l’entreprise ».

Le mécénat n’a vraiment connu son envol qu’après la mise en place des avantages fiscaux. D’après le rapport de la Cour des comptes déjà cité, « depuis 2003, dix fois plus

d’entreprises bénéficient des avantages fiscaux en faveur du mécénat ».Un succès du dispositif est clair, mais il y a une impossibilité de réellement contrôler son impact sur la dépense fiscale. En 2016, toujours d’après la Cour de comptes, associé à l’essor des fonds de dotations depuis la loi de 2008, le manque à gagner de l’État représentait 930 millions d’euros (soit environ 9 % du budget du ministère de la Culture). Par ailleurs, il s’agit d’y ajouter également le coût des contreparties que les institutions culturelles doivent offrir aux mécènes (à hauteur de 25 % du montant du don, limité forfaitairement à 69 euros pour un individu, mais aucune limite n’existe pour une entreprise). Le coût de production des contreparties est complexe à calculer, aujourd’hui, parmi les grands musées parisiens, tous ont développé des grilles tarifaires indiquant, pour un montant donné, les contreparties disponibles, des visites privées aux catalogues en passant par les avantages pour les salariés de l’entreprise. Lors de la journée recherche action du 5 mai 2019 sur le thème « musée et argent », le directeur du mécénat du musée d’Orsay explique que si certains mécènes réclament jusqu’au dernier catalogue dû, beaucoup ne demandent pas de contreparties, ou les oublient. Cependant, leur poids ne peut pas être considéré comme négligeable pour les institutions.

Dans le cadre du mécénat individuel, s’il ne s’agit pas d’une loi, la règle limitant la contrepartie à 69 euros (dans la mesure des 25 % du don) est codifiée à l’article 28-00 A du code des impôts, qui dispose que « Les biens de très faible valeur mentionnés au 3° du

2 du IV de l’article 206 de l’annexe II au code général des impôts s’entendent de ceux dont la valeur unitaire n’excède pas 69 € toutes taxes comprises par objet et par an pour un même bénéficiaire. »

Par ailleurs, les relations entre institutions et entreprises ne se limitent pas toujours à un rapport de mécènes à bénéficiaires ; souvent, l’entreprise peut être également un fournisseur de biens ou de services.

3.2.3.1. L’importance d’un cadre déontologique

Lors d’une discussion informelle avec la responsable mécénat d’une grande entreprise française, par ailleurs, grand mécène des institutions culturelles nationales, il était clair que l’objectif de l’entreprise n’était pas l’aboutissement des projets présentés, ni la visibilité offerte, ni même les bénéfices offerts à ses employés. La priorité était d’établir de bons contacts avec la municipalité ou les pouvoirs publics en place dans l’éventualité d’un prochain appel d’offres. Se faire bien voir d’un élu sous la forme d’un mécénat pour un projet qu’il porte pourrait porter des fruits dans une future balance d’appel d’offres. Il s’agit d’une stratégie logique d’une entreprise, un investissement dans son image auprès de (futurs) clients. Mais il est toutefois important de noter les risques que cela engendre dans le traitement des marchés publics également lorsqu’il est question de mécénat de compétences (un mécène finance la restauration d’un lieu dont il réalise lui-même les travaux [partiellement en mécénat de compétences] par exemple).

Face à des difficultés potentielles pour les services de l’État, les collectivités locales et les établissements publics, la création de chartes déontologiques est encouragée. Un modèle est proposé par le ministère de la Culture et chaque institution est invitée à l’adapter à son cas précis. Il propose par exemple d’inscrire les bonnes pratiques suivantes :

« L’organisme bénéficiaire se réserve la possibilité de ne pas accepter le mécénat d’une entreprise qui participerait (ou aurait participé récemment) à une mise en concurrence préalable à la passation d’un marché public, que l’objet du mécénat éventuel ait un lien direct ou non avec l’objet du marché. »

« L’organisme bénéficiaire doit mettre tout en œuvre pour éviter qu’un mécène qui serait en passe de devenir son fournisseur ou son prestataire soit avantagé par rapport à d’autres opérateurs dans une procédure de mise en concurrence. De la même manière, pour certains projets particulièrement sensibles (par exemple, la mise en place d’un schéma de sécurité des œuvres de musée), l’organisme bénéficiaire se réserve la possibilité de refuser le mécénat d’entreprises dont l’activité serait susceptible

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de laisser planer un doute quant à l’impartialité du choix des fournisseurs. »(Ministère de la

Culture et de la Communication 2014) Ces chartes permettent à la fois à l’institution de s’autoréguler, mais aussi de se justifier auprès de mécènes dont les demandes ne seraient pas acceptables, tout en ayant un document officiel derrière lequel se placer afin de conserver de bonnes relations de coopération. À titre d’exemple, la charte du musée du Louvre62 stipule

que « le musée du Louvre se réserverait la possibilité de ne pas accepter le mécénat ou le parrainage

d’une entreprise qui participerait (ou aurait participé récemment) à une mise en concurrence préalable à la passation d’un marché public » et en matière de demande spécifique de mécène au

nommage de lieux : « Le musée du Louvre s’interdit de débaptiser un espace du musée dont

l’appellation serait “consacrée par l’histoire” (c’est-à-dire résultant d’un usage d’une durée supérieure ou égale à 50 années) pour lui donner le nom d’une entreprise ou d’un donateur individuel en remerciement d’un acte de parrainage ou de mécénat particulièrement important. » Les irrégularités

sont susceptibles de faire l’objet des sanctions prévues par la loi.

L’Agence pour le patrimoine immatériel de l’État recommande pour sa part la vigilance en la matière : « L’administration doit s’interdire de conclure avec une entreprise une

convention de mécénat qui serait de nature à fausser une procédure d’appel d’offres en cours. » Elle

aide les personnes publiques à rédiger leur propre charte.

Nous n’entrons pas dans les détails des conversations de plus en plus visibles sur les relations entre grands mécènes (entreprises ou individuels) au cœur (et autour) de la plupart des grands musées mondiaux. Les scandales entourant les dons réalisés par la famille Sackler ont poussé la National Portrait Gallery et la Tate Gallery de Londres, le Metropolitan Museum ou encore le Guggenheim de New York et enfin le Louvre a renoncé à leur financement. On note dans ces dernières années une réflexion et une montée du militantisme créant une pression sur les musées à renoncer aux fonds issus de certaines sources : les géants du tabac, du pétrole ou

62 https://www.louvre.fr/sites/default/files/medias/medias_fichiers/fichiers/pdf/lou vre-charte-ethique-du-musee-du-louvre-en-matiere-de-mecenat-parrainage-et-autres- relations-avec-les-entr.pdf

d’autres industries qui chercheraient à redorer leur image grâce aux arts. On pourra, par exemple, noter les efforts d’organisation Art Not Oil qui durant des années réalisa des actions au sein du Tate pour le « libérer » de l’influence de BP, un grand pétrolier (Liautard 2018). L’éthique de financement auprès des grands groupes ou des grandes fortunes mériterait une thèse à part entière. De par la multiplicité des petites sommes récoltées, ces questions sont moins brûlantes dans notre contexte de mécénat participatif.

En matière de mécénat individuel pour de petits dons, la place d’un contributeur n’est pas particulièrement problématique, car peu influant par le montant de sa participation. En revanche dans le cadre d’un mécénat individuel de grand donateur, la situation peut être la même. Un collectionneur peut être tout à fait intéressé par l’entrée dans les collections d’un artiste qu’il possède. Nous détaillons les cas de risques de conflits d’intérêts dans la section suivante.

3.2.3.2. Une concurrence accrue entre les établissements

Les mécènes ne sont pas nombreux et les besoins sont toujours plus grands, comment faire pour convaincre un donateur que son établissement bénéficiera le plus ou valorisera le mieux sa contribution aux projets ? Les musées et tous les autres établissements culturels ou non qui peuvent bénéficier de mécénat (voire par exemple le sponsoring sportif), se retrouvent à convoiter les mêmes personnes, les mêmes entreprises.

D’après Sylvia Renner, responsable grands donateurs du MoMA, rencontrée en entretien, les grands donateurs ne donnent généralement qu’à un établissement dans lequel ils s’investissent, les plus petits papillonnent plus volontiers d’un établissement à l’autre.

Dans le cadre new-yorkais, cependant, donner est important à la création ou au maintien d’un statut social. Être au board d’un musée est un must, participer aux événements mondains auquel un don important donne droit permet de côtoyer la bonne société. En France, si ces cercles existent, annoncer un don d’une grande valeur n’est pas nécessairement vu avec admiration ou gratitude. Sylvia Renner

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explique que, parlant parfaitement français, elle est responsable des donateurs francophones, et que nombreuses sont les grandes fortunes souhaitant aider le MoMA. Toutefois, la grande majorité souhaite le faire anonymement, à l’inverse des Américains. D’une part, on peut imaginer que verser publiquement de grandes sommes d’argent puisse attirer l’attention d’autorité de régulation fiscale ; d’autre part, il existe une propension culturelle à éviter l’affichage public de richesse. Notons récemment l’exemple des critiques immédiates faites aux grandes fortunes françaises dès l’annonce de leur participation colossale à la restauration de Notre-Dame. La réalisation par le grand public que certains très riches disposent de sommes aussi impressionnantes et si facilement disponibles a fait reprocher à l’État de ne pas les taxer suffisamment (Garcin-Berson 2019) ou à ces familles de ne pas suffisamment participer à d’autres causes, notamment en faveur des plus démunis. Si la majorité a rapidement déclaré ne pas souhaiter bénéficier des réductions d’impôts que leurs donations offraient, la question a toutefois été posée.

3.2.3.3. Une part réelle faible de fonds privés et confusion avec le parrainage

Les critiques majeures du système français sont, d’une part, l’importance de l’apport public dans le montant apporté par le mécène, de l’ordre de 60 % pour les entreprises, encore plus pour les individuels (une dépense qui est de plus incontrôlable par l’administration fiscale.) et, d’autre part, les coûts potentiellement importants des contreparties pour les institutions.

Parallèlement, il existe une législation permettant aux entreprises de « parrainer » une institution. Les instructions fiscales63 expliquent que, « à la différence du mécénat, les opérations de parrainage sont destinées à promouvoir l’image du “parraineur” dans un but commercial. Dans le cadre d’une opération de parrainage, le “parraineur” reçoit des avantages au moins équivalents aux sommes apportées, alors que ce retour ne doit pas excéder 25 % dans le cas du mécénat. En outre, celui-ci peut prendre la forme d’un message publicitaire pour l’entreprise ou ses marques, alors que cette forme de contrepartie est prohibée dans le cas du mécénat. »

63 Notamment l’instruction fiscale BOI-BIC-RICI-20-30-10-20180103 du 3 janvier

Dans le cadre du parrainage, les dépenses sont déductibles du bénéfice des entreprises pour la détermination de leur résultat fiscal lorsque ces dépenses sont exposées dans l’intérêt direct de l’exploitation, ce qui correspond à une réduction d’impôt de 28 %.

La complexité est importante lorsqu’il s’agit de calculer l’impact des retombées médiatiques dont peuvent bénéficier les grandes entreprises pour des dons à des administrations. L’impact médiatique d’un don de quelques milliers d’euros d’une PME à un musée municipal à rayonnement départemental n’aura pas nécessairement une valorisation financière majeure même si elle est mentionnée dans le journal local (quand bien même il pourrait s’agir d’un montant important, eu égard au chiffre d’affaires de l’entreprise et au budget du musée). Cependant, lorsque Vinci finance par mécénat financier et mécénat de compétences la galerie des Glaces du château de Versailles, l’entreprise est citée de nombreuses fois par la presse, radio et télévision, nationale et internationale. L’image de la marque et son expertise sont associées à un chef-d’œuvre. Comment évaluer cette publicité gratuite ? Combien coûte une citation au journal de 20 heures de TF1 ? La Cour des comptes reprend également le cas des fondations dédiées à l’art contemporain qui posent la question de la ligne de démarcation entre parrainage et mécénat.

Actuellement, les retombées médiatiques ne font pas partie de la valorisation des contreparties. Il est en effet difficile de savoir qu’elle sera la portée de l’action et les citations de marques qui ne sont pas du ressort de l’institution, mais des journalistes qui la couvrent. Faute de critères précis, l’évaluation des retombées demeure sujette à interprétation. La Cour des comptes conclut sur le sujet que la frontière est « de plus

en plus ténue et perméable » et que « l’absence de comptabilisation ad hoc des différents flux financiers rend impossible pour les services fiscaux un contrôle réel ».

Au niveau des États-Unis, aucune contrepartie n’est prévue par la loi, les opérations de mécénat sont gérées par des contrats signés entre le mécène et l’institution (c’est également le cas par convention de mécénat en France). Ces contrats prévoient exactement les obligations de l’institution, notamment en ce qu’ils appellent les « activations ».

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L’institution s’engage à réaliser un ou plusieurs événements en lien avec la marque (ou le riche donateur, mais plus souvent l’entreprise), elle peut aussi être liée par obligation de moyens à une efficacité communicationnelle évaluable. Par exemple, après discussion, l’entreprise explique que son objectif est de valoriser la communication numérique de son entreprise. L’institution va s’engager à réaliser trois soirées où la marque sera mise en valeur et où les visiteurs seront soumis à une communication spécifiquement liée à ces outils. Il pourra être prévu dans le contrat que l’entreprise verra ses likes de sa page Facebook augmenter de tant, le nombre d’inscrit à sa newsletter de tant, etc. Les trois soirées sont des obligations de résultat (elles ne peuvent pas être annulées, par exemple) et l’augmentation de la visibilité numérique pourra être évaluée, mais l’institution ne sera pas en faute si elle a mis tous les moyens à sa disposition pour réaliser l’objectif, mais qu’il n’a pas été atteint. Ces notions sont enseignées dans les masters de management de la culture des grandes universités américaines64.

Cependant, la différence de perception de la philanthropie et du mécénat et leur place dans les deux pays diffèrent largement en raison du besoin de financement. Dans la grande majorité des cas, les pouvoirs publics financent en France au moins les dépenses de fonctionnement des établissements. Ce n’est pas le cas outre- Atlantique.