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CHAPITRE III – Méthodologie de la recherche

1. Genèse et mise en place d‟une recherche

1.1 Une construction de la recherche en plusieurs temps

Dans une approche qualitative, la construction d‟un projet de recherche est un processus long et spiralaire.

Alors que l‟approche hypothético-déductive pose comme primordiale la définition de l‟objet de recherche et que le devis est la mise en place d‟un appareillage technique pour le cerner, la recherche qualitative présente un caractère itératif et rétroactif : on y rencontre la simultanéité de la collecte des données, de l‟analyse […] et de l‟élaboration de la question de recherche, ce que d‟aucuns ont appelé le modèle d‟adaptation continue (Deslauriers et Kérisit, 1997, p. 106).

On retrouve parfois l‟expression « design émergeant », par opposition à un design préétabli et fixe (Anadón et Guillemette, 2007, p. 28). De fait, en recherche qualitative, la durée joue un rôle essentiel de maturation, à la fois pour construire une problématique, mais aussi en vue de

« se nourrir » du terrain, de lectures et de tout élément permettant l‟appréhension du phénomène à l‟étude. Pour cette thèse, l‟enquête de terrain a duré presque trois années, les entrevues exploratoires ont précédé de deux ans les entrevues formelles, et l‟émergence de la problématique elle-même s‟est étalée sur plusieurs années. Certes, le fait de travailler à temps plein a eu pour conséquence d‟allonger significativement la durée de chaque étape. Il n‟empêche ; il est un fait contre lequel on ne peut lutter dans une recherche qualitative : il est impossible d‟ « aller plus vite que la musique ». Du temps est nécessaire pour s‟approprier et construire une problématique et ce, d‟autant plus, lorsqu‟elle est inédite.

L’élaboration de la problématique

« Un problème de recherche se conçoit comme un écart conscient que l‟on veut combler entre ce que nous savons, jugé insatisfaisant, et ce que nous désirons savoir, jugé désirable (Chevrier, 1993, p. 50) » (Deslauriers et Kérisit, 1997, pp. 90-91). La problématique a émergé progressivement, sur le terrain chinois, dans le cadre de mes activités professionnelles. Comme je l‟ai expliqué dans le chapitre I, elle s‟est construite à partir d‟une triple insatisfaction : celle d‟être face à un phénomène mal connu, mal mesuré et mal expliqué. Elle n‟est pour autant pas apparue d‟elle-même ; du temps a été nécessaire pour la circonscrire, la préciser, la formuler, et les entrevues exploratoires, menées sans véritable canevas, ont facilité cette opération.

Des entrevues exploratoires

En 2013, j‟ai effectivement mené plusieurs entrevues exploratoires (individuelles et de groupe) avec des responsables de programmes de français, des enseignants et des étudiants de deux universités et ce dans un triple but. Le premier visait un entraînement aux entrevues : comme l‟explique Van der Maren, être bien formé à la pratique des entrevues (et donc s‟être entraîné à cet exercice) contribue considérablement à la validité de celles-ci (2013, p. 194) ; il s‟agissait également de mieux cerner ma problématique en la confrontant à différents points de vue, ce qui a permis en outre de préparer le travail ultérieur d‟enquêtes, notamment en « testant » certaines questions, les pré-validant ainsi auprès de plusieurs personnes77. « Les

entretiens exploratoires [ont] pour fonction d‟ouvrir des pistes de réflexion, d‟élargir les horizons de lecture et de les préciser, de prendre conscience des dimensions et des aspects d‟un problème auxquels le chercheur n‟aurait sans doute pas pensé spontanément » (Quivy et Van Campenhoudt, 2006, p. 66).

Les allers et retours entre le terrain et la réflexion ont été quasi-permanents puisque ce terrain était mon lieu de travail. Le chevauchement des étapes de la recherche, typique d‟une approche qualitative, a ainsi nourri mon quotidien d‟apprenti-chercheur.

[…] pour ce qui concerne la recherche qualitative de terrain, la précision de la problématique et la poursuite des lectures chevauchent les séjours sur le terrain, et même, idéalement, […] la collecte et l‟analyse se chevauchent également, par exemple quelques entretiens et observations ont lieu, puis une première analyse des matériaux recueillis intervient, laquelle fournit de nouvelles pistes pour les entretiens ou les observations à venir, et ainsi de suite (Paillé et Mucchielli, 2008, p. 18)

Être immergé, pour des raisons professionnelles, dans le cadre même de l‟étude renforce précisément la circularité des étapes décrite par Paillé et Mucchielli.

Une liste de participants non figée et des rencontres en plusieurs temps

Organiser des rencontres en plusieurs temps présente des avantages. Outre le fait de se garder la possibilité d‟ajouter des personnes et des rencontres en cours de route, en fonction des opportunités aussi bien que des nouveaux éléments de réflexion qui apparaissent, cette souplesse, liée au temps décalé, s‟avère très utile en vue d‟affiner certaines questions, de vérifier certaines informations et plus généralement, d‟approfondir les interprétations.

Une connaissance du terrain de type ethnographique

Même si mon étude n‟est pas à proprement parler une étude ethnographique, elle en revêt certains aspects, notamment un réel engagement et une sensibilité particulière au contexte et au terrain, véritable colonne vertébrale des recherches en ethnographie et en anthropologie depuis les travaux fondateurs jusqu‟à nos jours (Copans, 2008). Dans cette perspective, ma connaissance, relativement développée et originale, du terrain chinois a joué un rôle primordial et doit être explicitée. J‟ai été pendant plusieurs années un acteur du terrain

universitaire chinois, notamment francophone78 : j‟ai exercé des responsabilités, développé des programmes, créé et dirigé un département de français, et participé à (et organisé) de nombreuses rencontres et activités académiques (conférences, colloques, séminaires de formation, congrès annuels des directeurs de départements…). Mon positionnement est donc celui d‟un étranger79 qui ne l‟est plus tout à fait dû à un point de vue à la fois participatif et d‟observateur partiellement extérieur. Cette position de « participation observante80 » malgré moi a joué un rôle essentiel, dans la manière dont j‟ai défini les limites de mon territoire- problématique de même que dans la sélection que j‟ai opérée des éléments de contexte jugés pertinents. Ainsi, que ce soit dans le cadre d‟échanges informels, parfois dus au hasard, ou en tant que directeur de département discutant avec (et étant confronté aux mêmes problèmes que) ses collègues d‟autres universités, j‟ai accumulé une connaissance certaine du terrain, de l‟intérieur du système.

Le « hors-données »

Bien que la source principale d‟informations de cette étude soit constituée de l‟ensemble des données rassemblées (essentiellement des propos), je n‟ai pu ni eu intérêt à ignorer ce que j‟ai entendu et observé durant ces années de présence active en Chine. Il s‟agit d‟un matériau d‟une richesse incommensurable et dont ma mémoire ne peut s‟affranchir. « L‟ethnographie a [la capacité] de cerner des processus complexes et en mouvement en abordant en profondeur le vécu et les discours d‟acteurs » (Lamarre, Lamarre, Lefranc, Levasseur, 2015, p. 3). Telle a effectivement été ma posture dans le cadre d‟une « participation observante » qui n‟a jamais dit son nom et qui a commencé bien avant que l‟idée de cette thèse ne germe en moi. Ainsi, même si les propos cités dans cette thèse ne proviennent que de personnes m‟ayant accordé leur consentement, je serais particulièrement malhonnête d‟affirmer que ces multiples expériences et échanges ont été sans influence sur ma compréhension du phénomène à l‟étude. Enfin, mon positionnement et ma place en Chine ont aussi inévitablement influencé les personnes interviewées et nos échanges, étant un acteur de leur contexte, qu‟ils connaissaient

78 J‟ai été employé de 2005 à 2014 par l‟Université Normale de Chine du Sud, à Canton, d‟abord comme enseignant de français-langue étrangère, puis comme Coordinateur de programme, Directeur du département de français et enfin Vice-doyen de faculté.

79 Mais quel « étranger » ? Français, résident permanent canadien, ayant vécu plusieurs années en Chine… 80 Pour une mise au point sur cette notion, voir Soulé, 2007.

déjà, directement ou indirectement. Je reviendrai dans ce chapitre sur cette co-construction du sens, particulièrement importante dans la réalisation de cette étude. Une telle connaissance du terrain de type ethnographique81 a de même facilité ma recherche d‟informations82 comme le choix des universités dans lesquelles j‟ai mené mes entrevues. « L‟ethnologie est définie par la pratique de terrain » (Copans, 2008) ainsi que par un séjour prolongé dans la communauté étudiée. Ces deux dimensions, du fait de mon immersion professionnelle (et familiale83) au sein du terrain chinois, ont été présentes tout au long de la conception et de la réalisation de cette étude. Je n‟irai cependant pas jusqu‟à inscrire mon étude dans le type ethnographique : en effet, les outils liés à ce type d‟enquêtes (observation systématique et organisée, notes de terrain, grilles d‟observation, maîtrise de la langue84 …) n‟ont d‟une part pas été mis en œuvre, n‟ayant pas été formé dans ce champ disciplinaire, et de l‟autre parce que, bien que ma présence sur place s‟apparente, par certains aspects, à une observation participante, ce n‟en était ni l‟objet ni le but (je n‟étais pas là pour observer mes collègues chinois ni pour rassembler des matériaux à cette fin85). Du reste, je n‟ai jamais considéré les autres – mes collègues chinois (et amis et famille) – dans une altérité radicale (à laquelle je ne crois pas86). Enfin, si les travaux ethnographiques témoignent d‟une sensibilité particulière à l‟endroit du contexte, ils n‟en ont pas le monopole ; une telle sensibilité caractérise également les travaux en économie politique, dans une perspective certes moins descriptive et plus critique, dans la mesure où la finalité est de faire ressortir les enjeux de la différenciation sociale, c‟est-à-dire les enjeux de pouvoir. Telle est la perspective dans laquelle je m‟inscris. Ainsi, une expérience

81 Un élément distinctif fort de l‟anthropologie par rapport aux autres sciences humaines et sociales est bien l‟observation participante, formalisée dès la naissance de la discipline par Malinowski.

82 Ma présence et mon implication sur le terrain depuis plusieurs années m‟ont permis de profiter d‟un réseau solidement établi, ce qui a grandement facilité le travail de collecte de données, notamment pour l‟enquête sociohistorique.

83 Marié depuis des années à une Chinoise, je suis, de fait, en situation d‟immersion dans ma belle famille. Il est, là encore, bien difficile d‟écarter complètement de mon esprit tout ce que je peux observer, malgré moi, par exemple concernant les positionnements stratégiques familiaux.

84 Ma maîtrise du chinois est très rudimentaire.

85 Comme le rappelle Jean Copans, « à la différence d‟un certain nombre d‟autres sciences sociales où le chercheur travaille sur des documents de seconde main, constitués par d‟autres et pour des buts étrangers à la recherche (cadastres, statistiques scolaires, actes notariés), en anthropologie, l‟essentiel des matériaux est construit, collecté et réuni par le chercheur » (1996, p. 19).

86 J‟ai eu le même regard curieux et extérieur quand j‟ai fait mes premiers pas d‟enseignants au sein de l‟Éducation nationale en France, dans une maison qui a ses rites, son histoire, sa culture et que je ne connaissais qu‟en tant qu‟élève.

de l‟intérieur comme une exploration en profondeur du terrain, aussi bien en tant que participant qu‟observateur, m‟ont permis de porter un autre regard sur cette réalité sociale et, au-delà, de poser une problématique spécifique.

Les sections suivantes présentent les données construites pour cette thèse, ce qui implique, au préalable, quelques précisions terminologiques.