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CHAPITRE II Positionnements épistémologiques et cadre théorique

2. L‟économie politique des langues

2.1 Critique bourdieusienne d‟une certaine linguistique

La mise en parallèle de l‟économie et de la linguistique et la mise en parallèle (et la critique) du locuteur natif idéal et de l‟agent économique de base idéal a été menée par Bourdieu qui a pointé les limites de telles analyses. Le locuteur idéal (Chomsky, 1965), l‟homo linguisticus58, de même que l‟acteur économique idéal, l‟homo œconomicus (à la base de la théorie néoclassique), apparaissent tous deux coupés du réel, et leur comportement dit rationnel n‟existe que dans la tête et la modélisation des chercheurs. Pourquoi ce parallèle entre marché

56 Exemples : Béatrice Hibou (2006), La force de l‟obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie ; Jean Cartier-Bresson (2008), Économie politique de la corruption et de la gouvernance.

57 Sun Wanning et Guo Yingjie (2012), Unequal China. The political economy and cultural politics of inequality. 58 Expression utilisée par Chudzińska dans sa présentation de l‟ouvrage de Bourdieu en 1983 (p. 158).

linguistique et marché économique est-il fait ? Pourquoi ce rapprochement entre l‟agent économique de base et le locuteur idéal ?

Que veut dire parler ?

Bourdieu se demande (avec une certaine ironie ?) si un sociologue peut se mêler de linguistique. Il faut dire que le sociologue en question a de nombreux reproches à adresser aux linguistes :

« […] l‟opération naturelle qui a fait de la linguistique la plus naturelle des sciences sociales en séparant l‟instrument linguistique de ses conditions sociales de production et d‟utilisation […].[…] la mise entre parenthèses du social, qui permet de traiter de la langue, ou tout autre objet symbolique, comme finalité sans fin, n‟a pas peu contribué au succès de la linguistique structuraliste » (1982, p. 9 ; l‟auteur souligne).

« La langue saussurienne […] existe et subsiste en dehors de ses utilisateurs (« sujets parlants » et de ses utilisations (« parole ») (1982, p. 26).

Pour Bourdieu, il n‟existe pas une langue unique, qui serait la même pour tous. Ainsi, que ce soit par rapport à l‟économie (la vision néoclassique) ou la linguistique (classique), une même idée ressurgit, ou plutôt une impression, celle que « ça ne se passe pas comme ça », c‟est-à- dire que la réalité est plus complexe qu‟il n‟y paraît : « L‟essentiel de ce qui se passe dans la communication n‟est pas dans la communication » (Bourdieu 2002, p. 103). Aussi, le rapprochement des théories respectivement dominantes en économie (la théorie classique) et en linguistique ne peut se comprendre que si l‟on rapproche les critiques qui leur ont été adressées : outre leur caractère impérialiste déjà évoqué, c‟est bel et bien le refoulement du social qui pose problème. Dans les deux cas, les critiques mettent en avant l‟acteur social, situé dans un réseau de relations complexes et qui agit, dans le cas de la langue, sur un marché linguistique. Bourdieu redéfinit ainsi les échanges linguistiques en mobilisant la notion de marché linguistique : « Il y a marché linguistique toutes les fois que quelqu‟un produit un discours à l‟intention de récepteurs capables de l‟évaluer, de l‟apprécier et de lui donner un prix » (Bourdieu, 2002, p. 123). Parler n‟implique pas seulement le respect des règles (phonétiques, syntaxiques, lexicales…), il s‟agit de se lancer sur un marché où l‟on sera évalué.

Le marché linguistique

Bourdieu propose de substituer aux concepts-clés de la linguistique les concepts suivants : - langue légitime pour langue,

- rapport de forces symboliques pour rapports de communication, - valeur et pouvoir du discours pour sens du discours.

La première substitution correspond à un reproche de Bourdieu aux linguistes, celui d‟ « avoir pris comme objet de la théorie la pratique langagière légitime/dominante, et d‟avoir absolutisé ce qui est objectivement relatif et en ce sens arbitraire [parce] que cette langue est celle des dominants » (Chudzińska, 1983, p. 158).Comme le rappelle Costa dans sa thèse, en citant Bourdieu et Boltanski :

[...] toute opération de description d‟une langue est fondamentalement idéologique : [l]a grammaire, toujours implicitement normative, réalise l‟opération fondamentale de toute idéologie, l‟absolutisation du relatif, la légalisation de l‟arbitraire. La grammaire la plus ostentatoirement scientifique ne fait pas exception lorsqu‟elle oublie que la langue est instrument et enjeu d‟une lutte entre les classes où les détenteurs du monopole des instruments d‟appropriation tendent à tirer le profit symbolique maximum de l‟usage distinctif qu‟ils font de ce bien commun (Boltanski et Bourdieu 1975, p. 22, cité dans Costa, 2010, p. 81).

Il existe un marché dont les prix fluctuent en fonction de la valeur de ce qui y est échangé et de la volonté de maintenir ou d‟acquérir une position de domination, qui influe sur l‟offre et la demande. Mais Bourdieu va plus loin : dépassant l‟analyse économique classique, il cherche à démasquer les rapports de domination, notamment en démontrant qu‟une situation ne peut jamais être de « concurrence pure et parfaite », car ceux qui « fixent les prix » (ndlr, la norme linguistique) sont précisément ceux qui sont en position de domination.

2.2 L’économie politique des langues

Depuis les travaux fondateurs de Pierre Bourdieu, de nombreux chercheurs, issus de différents champs disciplinaires, se sont emparés de ses idées et les ont développées, dans le but de mieux comprendre les dynamiques à l‟œuvre dans les réalités linguistiques contemporaines. De fait, l‟économie politique des langues s‟est surtout développée à partir des années 1980. C‟est Susan Gal qui a, dans son article de 1989, exposé de manière explicite les liens entre économie politique et langue, mettant en lumière le fait que nombre de recherches, d‟affiliations différentes et dans plusieurs domaines, travaillaient en réalité sur les liens entre « la structure de la langue, son usage et l‟économie politique » (traduction personnelle) (Gal, 1989, p. 346). Tous ces travaux ont été et sont encore largement influencés par les écrits théoriques de Bourdieu.

La valeur des langues

Dans une approche en économie politique des langues, la question de la valeur attribuée aux langues et à leurs usages est décisive. Heller définit une langue comme « un ensemble de ressources qui circulent de manière inégale dans les réseaux sociaux et dans les espaces discursifs, et dont la signification et la valeur sont socialement construites à l‟intérieur de processus sociaux et dans des conditions historiques spécifiques » (2007, p. 2). La hiérarchie n‟est ainsi pas intrinsèquement linguistique, mais sociale. Autrement et plus simplement dit, avoir accès à ces ressources équivaut à accéder à un pouvoir. Considérer la langue comme un ensemble de ressources et de pratiques définies idéologiquement revient donc à en faire un phénomène hautement social. Les études en économie politique des langues contribuent dans ce sens à mieux appréhender la construction des différences et de l‟inégalité sociales, dans la mesure où tout le monde n‟a pas accès aux mêmes ressources.

Derrière cette question de ressources se trouve le concept d‟idéologie linguistique. Comme le rappelle Wortham, ce concept a été développé et utilisé par l‟anthropologie linguistique américaine depuis les années 1980 (2001, p. 253). La définition générale de Silverstein de 1979, est souvent citée :

[…] les idéologies de la langue [ou du langage], ou idéologies linguistiques / langagières, sont tout ensemble de croyances à propos de la langue et du langage telles que formulées par les utilisateurs comme une rationalisation ou une justification de la manière dont ils perçoivent la structure d‟une langue/du langage et son usage59 (Silverstein, 1979, p. 193).

Silverstein évoque ainsi des croyances à propos de la langue, croyances organisées par les utilisateurs eux-mêmes comme moyens de justifier leurs perceptions de la langue, de ses pratiques et de sa structure. Howard propose une définition très opératoire : « Les idéologies langagières sont un ensemble de notions de sens commun, partagées, à propos de la nature de la langue dans le monde » (cité dans Costa, 2010, p. 121). L‟idée de « sens commun » renvoie au fait que bien que partagées, il ne s‟agit pas de théories construites ni même particulièrement élaborées. Selon Alexandra Jaffe, les idéologies langagières recouvrent quatre phénomènes :

- Des croyances, souvent inconscientes, concernant ce qui définit une langue comme langue (ses critères fondamentaux) ;

- Des notions collectives sur le bon/mauvais usage, à l‟oral ou à l‟écrit, par rapport à des genres et des registres de discours particuliers à des cultures différentes ;

- Des idées/convictions sur les critères linguistiques liées à des attributs sociaux, individuels ou collectifs, tels que la légitimité, l‟autorité, l‟authenticité, la citoyenneté – aussi bien que des traits comme la générosité, l‟honnêteté, etc. – c‟est-à-dire le lien entre le bon/mauvais usage et le bon/mauvais comportement ;

- Des convictions – voire des certitudes – concernant le lien (culturel ou politique) entre langue et identité, touchant à tous les niveaux, de l‟identité personnelle à la citoyenneté nationale ou supranationale (Jaffe, 2008, pp. 517-51860).

La définition de Jaffe, très riche, touche à la fois à ce qu‟est une langue et à ce qu‟est le bon usage ; à un niveau plus général, elle met aussi en avant les attributs attachés à une langue ; enfin, elle établit un lien avec la question de l‟identité. Selon elle, ces idéologies langagières influencent les pratiques (la manière d‟utiliser la langue) comme les discours tenus sur les langues.

Idéologies linguistiques et représentations (sociales)

S‟il n‟est pas toujours aisé de différencier d‟une part les idéologies linguistiques et de l‟autre les représentations et représentations sociales sur les langues (voir, pour les éléments du débat : Jaffe, 2015 ; Costa, Lambert et Trimaille, 2013), il me semble tout de même que ces notions convoquent deux filiations épistémologiques – voire politiques – différentes, qui n‟accordent pas la même attention à la dimension politique (critique), aux questions de positionnement et de conflit de pouvoir. Effectivement, les idéologies linguistiques, au cœur des travaux de l‟anthropologie linguistique américaine, s‟inscrivent dans une filiation bourdieusienne, alors que les héritiers de la psychologie sociale insistent davantage sur les représentations et la manière dont elles sont discutées, formulées, négociées, de même que sur la manière dont on peut agir sur elles pour, par exemple, faciliter les apprentissages. Des propos de type métalinguistique en lien avec l‟acquisition d‟une langue sont davantage convoqués dans cette filiation.

Il […] y a beaucoup de passerelles entre les deux schémas analytiques. Parmi les différences conséquentes […] [l‟une est liée] aux origines disciplinaires […] de ces deux notions. […] [Du fait des] origines [de représentations sociales] dans la psychologie sociale, […] l'accent [est mis] sur la relation entre l'individu et le groupe/la collectivité. Bien que cette relation fasse partie d'une approche par les idéologies linguistiques, ce schéma analytique, venant de l'anthropologie, insiste avant tout sur la relation entre les pratiques linguistiques (et

métalinguistiques) et les structures sociales. […] En sous-tendant des systèmes sociaux, dans lesquels le pouvoir est distribué de façon inégale, les idéologies linguistiques sont impliquées dans leur reproduction. C'est ici qu'on voit réunies les problématiques d'une sociolinguistique du conflit, de la périphérie, critique et de l'anthropologie linguistique […] (Jaffe, 2015, p. 98).

Ainsi, parler d‟idéologie plutôt que de représentation ne nous situe ni dans le même champ sémantique ni dans le même champ épistémologique ou politique. Néanmoins, la frontière n‟est pas infranchissable et le débat reste ouvert de savoir si ce sont les idéologies qui génèrent des représentations ou l‟inverse61.

Idéologies et pouvoir

Comme le souligne Gal (1989), Bourdieu n‟est pas le premier à avoir établi un lien entre langue et stratification sociale. Ce lien est le cœur même de travaux considérés fondateurs de la sociolinguistique, comme ceux de Labov ; l‟apport de Bourdieu consiste à avoir lié ce phénomène à la question de l‟inégalité sociale et à celle de la reproduction de la classe dominante, c‟est-à-dire d‟avoir intégré la question de la langue dans la stratégie de maintien de la domination de cette classe.

Le capital linguistique est le pouvoir sur les mécanismes de formation des prix linguistiques, le pouvoir de faire fonctionner à son profit les lois de formation des prix et de prélever la plus- value linguistique (Bourdieu, 2002, p. 124).

Pour aller plus loin, on peut avancer avec Costa que « le propre de l‟idéologie [est] [...] de faire passer pour naturelles les constructions sociales dominantes » (Costa, 2010, p. 130), ce que confirme Gal : « Ideology is thus defined not as a neutral system of ideas but rather as the way in which meaning, and thus language, serves to sustain relations of domination » (Gal, 1989, p. 359). Les idéologies ne sont jamais neutres, même si (et surtout si) elles sont présentées comme telles, ce que rappelle Heller concernant les visions du bilinguisme présentées comme allant « de bon sens » (Heller, 2007, p. 1). La force des ces idéologies dominantes est d‟être reconnues et même acceptées par les groupes qui en sont exclus : « Power resides as well in the ability of some ideologies to gain the assent or agreement even

61 « Dans ce sens, les idéologies linguistiques peuvent être conçues comme les sources de représentations linguistiques et on peut même établir une hiérarchie idéologique, avec des idéologies linguistiques fondamentales, génératives des autres. Par exemple, une idéologie dominante et monolingue (l‟idée que le corps social, conçu comme uni, est/doit être représenté par une seule langue, aussi unie) donne lieu à un tas de représentations linguistiques, comme, notamment, celles liées à la diglossie, qu‟on peut considérer comme une idéologie linguistique » (Jaffe, 2015, p. 99).

of those whose social identities, characteristics, and practices they do not valorize or even recognize » (Gal, 1998, p. 321). Nous ne pouvons que relever l‟écho à l‟anecdote, citée par Bourdieu, du paysan béarnais qui ne voulait pas être maire de son village, « bien qu‟il ait obtenu le plus grand nombre de voix [parce qu‟] il ne sait pas parler » (Bourdieu, 2002, pp. 127-128). Ainsi, l‟idéologie « cherche à faire reconnaître l‟ordre social qu‟elle conforte, comme légitime et „naturel‟ et par là même elle favorise la méconnaissance de son caractère „intéressé‟ et arbitraire62 » (Lipiansky, 1991, p. 61). Aussi les idéologies linguistiques jouent- elles un rôle essentiel dans le positionnement social, dans l‟affirmation d‟une identité sociale, dans le maintien du pouvoir et la construction des inégalités sociales, comme le souligne Wortham : « Linguistic ideologies mediate social identity » (2001, p. 256).