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CHAPITRE III – Méthodologie de la recherche

4. Analyse interprétation des données et production d‟un récit « d‟explication

4.4 Établir des liens

1) L’analyse critique de discours

Dans un article de 2015, Greco nous rappelle la controverse qui avait entouré la parution en 1997 de l‟article de Schegloff, « Whose text, Whose context ». Celle-ci s‟était particulièrement focalisée sur l‟interprétation d‟un échange téléphonique entre deux parents divorcés à propos de leur enfant.

Alors que ces deniers [les tenants des approches dites critiques ou postmodernes du discours] n‟y verraient qu‟une marque du conflit entre les parents divorcés et le signe de la domination masculine au travers des interruptions systématiques sur la parole des femmes, l‟approche conversationnelle permet d‟appréhender ce cas de parole simultanée moins comme une interruption que dans les termes d‟une co-construction d‟un point de vue partagé par les deux membres du couple sur l‟évènement en question (Greco, 2015, p. 139).

Ainsi faisons-nous face à un véritable « conflit des interprétations » : faut-il voir dans cet échange une négociation de sens, chacun présentant son point de vue – « [...], le genre se révèle [alors] être une catégorie non pertinente pour ce que les acteurs sont en train de faire » (Greco, 2015, p. 139), ou la traduction d‟un rapport de domination – « les rapports sociaux de sexe [...] permettent d‟interpréter la parole simultanée comme une interruption » (Greco, 2015, p. 139) ? Dans le premier cas, l‟analyse conversationnelle est le mode d‟analyse le plus approprié ; dans le second, l‟analyse critique de discours (en anglais CDA pour Critical Discourse Analysis) sera plus pertinente. Conformément au cadre théorique retenu pour cette thèse, je me sens plus proche de l‟analyse critique de discours, positionnement que je tiens à expliciter.

Comme le rappelle Petitclerc (2009), les chercheurs qui se réclament de la CDA viennent, dès l‟origine, dans les années 1980, « d‟horizons très différents » :

Ce qui soude ce groupe de chercheurs, ce n‟est pas un ensemble de pratiques communes, mais bien une approche particulière de l‟analyse de discours, une réflexion sur les pratiques d‟analystes qui sont les leurs et sur la société, et le sentiment que leur discipline doit tendre vers un but commun (Petitclerc, 2009, p. 1).

Et de poursuivre :

Malgré cet éclatement des pratiques, ce groupe de chercheurs se fédère autour de plusieurs points : tout d‟abord autour d‟un nom qui va créer une unité, les identifiant comme un courant ou une approche distincte dans le champ des sciences du langage (Petitclerc, 2009, p. 2).

Cette appellation acceptée nous révèle deux choses : d‟abord que l‟analyse porte sur le discours, ensuite que cette analyse est critique. Mais de quelle conception du discours est-elle porteuse ?

Le discours, pour reprendre la formule de Norman Fairclough, est „socialement constitutif‟, mais également socialement constitué, c‟est-à-dire que le discours constitue des pratiques sociales et des situations tout autant qu‟il est constitué par elles. En ce sens, il participe à la fois au maintien du statu quo dans la société tout autant qu‟il contribue à la transformer. Ce point est corroboré par Theo Van Leeuwen pour qui „le discours [est un] instrument de pouvoir et de contrôle‟ tout autant qu‟il est un „instrument de la construction sociale de la réalité‟ (Van Leeuwen, 1993 : 193) (Petitclerc, 2009, p. 2).

Mais le discours n‟est pas pour autant transparent :

Le discours est ainsi conceptualisé comme le lieu majeur des luttes de pouvoir sociales. Par conséquent, [...] chez les chercheurs de la CDA, [...] l‟analyse de discours [est vue] comme un outil d‟émancipation de l‟idéologie dominante des groupes sociaux. La CDA insiste sur le fait que les aspects idéologiques des discours ne sont pas transparents, et qu‟il s‟agit donc de les dévoiler au plus grand nombre. C‟est en ce sens qu‟elle se place dans la continuité d‟une tradition critique des sciences humaines (Petitclerc, 2009, p. 2).

Le discours est ainsi une expression des rapports de force, mais également le lieu de verbalisation des idéologies dominantes et des stratégies sociales mises en place par les acteurs. En ce sens, l‟analyse critique doit toujours être menée en relation avec le contexte à l‟étude.

Pour en revenir à la controverse autour de l‟article de Schegloff, Greco se demande, à juste titre, s‟il faut absolument opposer « analyse conversationnelle » et « analyse critique du discours » comme la controverse, qui a surtout eu lieu en Amérique du nord, nous inviterait à le faire. J‟ai insisté dans le chapitre II sur le rôle de l‟acteur constructeur de sa réalité, j‟ai insisté dans ce chapitre sur la co-construction de sens avec les participants à la recherche ;

mon analyse des propos tenus ne peut ainsi se faire en surplomb, tel un expert qui aurait tout compris et qui s‟apprêterait à démasquer derrière chaque mot les rapports de domination présents : tel n‟est pas le positionnement du chercheur que je revendique ; à mes yeux, le chercheur fait partie de l‟équation et participe largement à la construction du sens. Ne m‟étant que très peu, dans cette thèse, intéressé aux pratiques langagières (des enseignants, des étudiants chinois de français…), choisir une analyse conversationnelle n‟aurait probablement pas constitué une option pertinente. Quant à l‟analyse critique du discours, c‟est davantage sur la dimension critique que je m‟appuierai que sur une analyse en profondeur des propos tenus.

2) Établir des ponts entre les deux ensembles de données

Pas de contextualisation valable sans mise en exergue des enjeux

La présente thèse propose une analyse située et critique d‟un matériau rassemblé par un chercheur dans un but précis, ce matériau étant partiellement co-construit avec les participants à la recherche. Si dans un premier temps, j‟ai mené une analyse des entrevues les unes après les autres, acteur par acteur, je n‟ai cependant pas considéré leurs propos indépendamment les uns des autres. Effectivement, les interactions et les inter-actions entre ces acteurs sont souvent révélatrices de leurs perceptions des autres acteurs et leur positionnement par rapport à ces derniers (ce qu‟ils pensent des autres acteurs et de leurs stratégies), et par rapport à la superstructure.

L‟analyse a consisté à établir le plus de liens possibles entre ces acteurs et avec les éléments contextuels (notamment l‟enquête sociohistorique) afin de faire ressortir les enjeux ; elle a également consisté à être sensible aux contrastes, perceptibles dans les propos tenus, ainsi qu‟aux évolutions observables du discours, des stratégies comme du contexte. Une approche en économie politique ayant pour objectif de faire émerger les sources de pouvoir et de la différenciation sociale, il est important de garder une vision holistique de la situation, y compris dans l‟analyse et l‟interprétation des données. Aussi n‟ai-je pas « saucissonné » les propos pour les isoler les uns des autres, ni souhaité catégoriser – par exemple dégager un discours expert uniforme ou un discours enseignant homogène, parce que d‟une part ces catégories ne sont pas forcément opératoires (tous les enseignants de français ne sont pas dans la même situation…) et de l‟autre parce que je ne suis pas convaincu que le fait de dégager des

catégories soit réellement pertinent (je ne souhaite ni figer ni réifier mes interlocuteurs). Une fois les thèmes identifiés, j‟ai cherché à faire ressortir les positionnements individuels et les représentations émergeant des données d‟entrevues. J‟ai pu, à travers ces entrevues, reconstituer des parcours, et faire ressortir des contrastes et des similitudes, entre acteurs et entre sites.

À la suite de ce processus d‟analyse de l‟ensemble des données rassemblées, le récit qui fait l‟objet des chapitres IV et V a été construit. Abordons à présent l‟ultime étape, celle de l‟écriture du rapport de recherche.