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CHAPITRE III – Méthodologie de la recherche

4. Analyse interprétation des données et production d‟un récit « d‟explication

4.1 Préambule

Cette section porte sur une étape majeure de la recherche qualitative, vertigineuse à la fois par le temps qu‟il est nécessaire d‟y consacrer et par l‟importance des questionnements qu‟elle soulève : le traitement du matériau rassemblé, notamment des heures de propos tenus par des participants, et dont la plus grande partie a été couchée par écrit. Que tirer de ce matériau ? Que comprendre de ces propos ? Comment les interpréter sans les trahir ?

1) Le « risque » des interprétations

Les interprétations [du chercheur] sont incontournables, il n‟est pas de recherche possible sans elles. Lorsqu‟on demande à un informateur : „Pourquoi avez-vous fait cela ?‟, il choisit une réponse parmi plusieurs. Car il y a toujours plusieurs raisons possibles, et un nombre encore plus grand de raisons cachées derrière les raisons apparentes (Terrail, 1995). Si le chercheur se limite à la raison donnée par l‟informateur, il s‟interdit de pouvoir mener un travail théorique. Il lui faut au contraire prendre le risque de l‟interprétation […]

(Kaufmann, 2013, p. 93)

Ce « risque », qui consiste à objectiver ce qui a été observé et entendu est néanmoins limité, ou, à tout le moins, balisé, dans le sens où un cadre spécifique a été posé par le chercheur même dans la formulation de la problématique : « L‟analyse des données consiste à trouver un sens aux données recueillies et à démontrer comment elles répondent à la question de recherche que le chercheur a formulée progressivement » (Deslauriers et Kérisit, 1997, p. 98). Ce qu‟Albarello confirme comme suit : « le travail interprétatif se compose d‟opérations intellectuelles qui sont toujours en lien avec les objectifs et les hypothèses de la recherche » (Albarello, 2012, p. 149).

Mettre en ordre, créer du sens

« Interpréter, c‟est rechercher du sens, c‟est tenter de trouver une signification à des situations apparemment chaotiques » (Albarello, 2012, p. 149). Un même comportement (choisir le français comme spécialité universitaire) peut être compris de différentes manières, selon les acteurs et selon le contexte :

L‟objet de la recherche sociale interprétative est l‟action et non le comportement. Face à l‟objet

action-signification (meaning-in-action), le chercheur postule une variabilité des relations entre

les formes de comportement et les significations que les acteurs leur assignent à travers leurs interactions sociales. En somme, des comportements identiques d‟un point de vue physique peuvent correspondre à des significations différentes et changeantes d‟un point de vue social (Lessard-Hébert, Goyette et Boutin, 1996, p. 27).

On peut ainsi ajouter, avec Van der Maren, que les :

[…] théories interprétatives ont pour objet l‟attribution de significations […]. Elles doivent pouvoir réunir, en un ensemble ayant du sens, les dynamiques, les contradictions et les ruptures, sinon les incohérences, de ce qui se passe sous nos yeux ou de ce qui s‟est passé (2013, p. 42).

Un des éléments-clés de cette « création de sens » est d‟établir des liens entre, d‟une part, les interprétations des acteurs de leurs actions et, d‟autre part, les éléments du contexte dans lequel ils évoluent ainsi que les autres discours et interprétations (dans les deux cas, aussi bien dans une perspective diachronique que synchronique) :

La création de sens (sense-making) par les acteurs, centre d‟intérêt des problématiques interprétatives, renvoie à une dimension sociale fondamentale […] : [la] prise en compte de la „relation entre les perspectives des acteurs et les conditions écologiques de l‟action dans laquelle ils sont impliqués‟ (Lessard-Hébert, Goyette et Boutin, 1996, p. 28).

Cette création de sens passe par une analyse et une interprétation des données par rapport au cadre théorique présenté dans le chapitre II : l‟économie politique des langues, à savoir un cadre d‟interprétation (une « paire de lunettes ») possible.

Ainsi, l‟analyse/interprétation des données que je propose est intimement liée à la fois aux questions que j‟ai soulevées, au cadre théorique que j‟ai choisi (présenté dans le chapitre II : l‟économie politique, la sociohistoire, le courant critique…), ainsi qu‟à mon histoire personnelle.

2) Un parcours interprétatif, des significations vraisemblables

Gadamer, notamment dans son ouvrage majeur Vérité et méthode (1996102), a considérablement enrichi la réflexion sur la nature du discours scientifique. Si je ne prétends pas pleinement m‟inscrire dans une perspective gadamérienne, ne maîtrisant pas suffisamment les tenants et aboutissants ni du débat ni d‟un tel positionnement, l‟idée d‟une posture

herméneutique menant à un discours vraisemblable dans le cadre d‟un parcours interprétatif me semble du reste hautement pertinente :

[…] une posture herméneutique propose de renoncer à l‟idée d‟une vérité scientifiquement atteignable, et accepte qu‟il y a des prétentions de vérité (Gadamer, 1996a), sans pour autant tomber dans le relativisme : parmi les interprétations potentielles/proposées, certaines sont certainement plus acceptables que d‟autres (Gadamer en convient), et le raffinement de la contextualisation (socio-historique, entre autres) des discours peut aider à « faire le tri » : la contextualisation des discours analysés permet de dégager des significations, non pas vraies, mais vraisemblables […], celles-ci étant soumises à discussion, à critique, à conflit interprétatif (Debono, 2010, p. 195 ; l‟auteur souligne).

Ainsi se dégage un portrait de chercheur dans une posture modeste, qui, suite à un trajet particulier, produit un discours vraisemblable et des interprétations. De fait, l‟analyse des données que j‟ai rassemblées est tout aussi liée à mon positionnement épistémologique qu‟à mon positionnement théorique ou aux questions posées (dans la recherche et aux participants). Mais comment exclure de l‟interprétation les différentes fenêtres que sont mon histoire, mes engagements, mes expériences… ? Tout cela en articulation avec un « corpus » considéré davantage comme un « indice de vraisemblance » que comme « preuve de vérité » ?

La signification n‟est pas un « déjà-là » dont un raffinement technique, de plus en plus poussé, permettrait d‟extraire l‟essence, mais le fruit d‟un « parcours interprétatif » (Rastier, 2001), qui « donne signification » au corpus, une signification non pas absolue, définitive, mais vraisemblable, donc contestable. Le corpus ne peut donc plus fonctionner comme preuve de

vérité, mais comme indice de vraisemblance, toujours discutable […] (Debono, 2010, p. 196 ;

l‟auteur souligne).

Un dernier élément est à souligner : toute interprétation évolue nécessairement au sein d‟une personne qui évolue elle-même en permanence. L‟engagement et le parcours intellectuel que représente ce doctorat, les réflexions personnelles sur mes problématiques comme sur mon environnement, le fait d‟avancé en âge (sept ans, c‟est long) et, probablement, gagné en maturité sont autant d‟éléments qui ont eu un impact direct sur la manière dont l‟objet à l‟étude est appréhendé, reconsidéré, reconstruit en permanence...

Analyser ou interpréter ?

Dans un travail de recherche, il est de coutume de séparer les opérations d‟analyse des données de leur interprétation. Pourtant, comme l‟explique Debono, « pour être […] cohérent, et tirer toutes les conséquences [de cette] orientation interprétative, il faudrait […] plutôt parler d‟interprétations de discours/interactions/représentations, et abandonner le terme d‟analyse (la démarche analytique s‟opposant fondamentalement à la pensée herméneutique) »

(2010, p. 200 ; l‟auteur souligne). Si cette séparation des étapes peut paraître pertinente dans un cadre épistémologique positiviste – le chercheur pose, dans une recherche quantitative de type descriptif ou quasi-expérimentale une hypothèse qui sera confirmée ou infirmée à la suite d‟une analyse statistique, l‟interprétation lui permettant d‟expliciter pourquoi les résultats concordent, ou non, avec des études similaires –, elle l‟est beaucoup moins pour le type d‟étude dans lequel s‟inscrit cette thèse. Cette remarque est valable même (et peut-être surtout) pour une analyse technicisée comme le codage de verbatim : il faut toujours garder à l‟esprit que, dans une approche qualitative, la responsabilité du codage revient au chercheur. Pratiquer un accord inter-juges, même s‟il s‟agit incontestablement d‟une bonne pratique de recherche, ne fait qu‟améliorer la vraisemblance de l‟interprétation et ne garantit en rien une analyse objective. On pourrait même dire, avec une pointe d‟ironie, que l‟accord inter-juges ne revient qu‟à additionner deux subjectivités.

Une étude empirico-inductive réflexive

En guise de synthèse, je peux affirmer avoir mené une étude empirique, dont j‟ai tiré du sens en suivant une démarche inductive, à partir d‟un cadre épistémologique (une approche qualitative-interprétative) et théorique (l‟économie politique des langues) précisé, située dans une approche plus générale de type constructiviste : celle d‟une réflexivité assumée.