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CHAPITRE II Positionnements épistémologiques et cadre théorique

3. L‟économie politique pour mieux comprendre le développement de l‟enseignement

3.2 Pourquoi parler d‟histoire ?

Le deuil de l‟histoire totale entraîne l‟abandon des grandes synthèses [...]. Les historiens [...] n‟adhèrent pas [pour autant] aux critiques dévastatrices qui réduisent l‟histoire à un point de vue d‟auteur. Ils récusent le relativisme absolu et continuent à croire que ce qu‟ils écrivent est vrai.

(Prost, 1996, p. 285).

Quelle conception de l’histoire ? De l’Histoire aux Histoires de / des …

Les historiens ont, depuis longtemps, renoncé à faire une histoire totale. C‟est ce que nous rappelle Antoine Prost, et que confirme aisément la visite d‟une librairie bien achalandée. Pourtant, une question surgit de la citation placée en exergue : certes les historiens « continuent à croire que ce qu‟ils écrivent est vrai », mais « vrai » pour qui ? Sans avancer

que le point de vue de chaque protagoniste d‟une histoire peut expliquer l‟évolution d‟ensemble, force est de constater que l‟histoire, c‟est aussi une histoire de points de vue, ce que nous rappelle Paul Veyne :

Car la seconde limite de l‟objectivité […] est la variété des expériences personnelles, qui sont malaisément transmissibles. Deux historiens des religions ne seront pas d‟accord sur le „symbolisme funéraire romain‟, parce que l‟un a l‟expérience des inscriptions antiques, des pèlerinages bretons, de la dévotion napolitaine et qu‟il a lu Le Bras, pendant que l‟autre s‟est fait une philosophie religieuse à partir des textes antiques, de sa propre foi et de Sainte-Thérése ; la règle du jeu étant qu‟on ne cherche jamais à expliciter le contenu des expériences qui sont le fondement de la rétrodiction, il ne leur restera plus qu‟à s‟accuser mutuellement de manquer de sensibilité religieuse, ce qui ne veut rien dire, mais se pardonne difficilement (Veyne, 1971, p. 21270).

Ainsi, s‟il est méthodologiquement impossible (et guère pertinent) de présenter de manière exhaustive la totalité de points de vue, il s‟agit néanmoins, autant que faire se peut, de préciser celui mis en avant et, notamment, ne pas (feindre de) prétendre résumer l‟histoire à l‟histoire politique.

À cet égard, le roman historique d‟Amin Maalouf, Les croisades vues par les Arabes, offre une expérience singulière : par sa manière de décentrer le point de vue narratif, il extrait le lecteur (européen) d‟une histoire européanocentrée. Un tel procédé est salutaire dans la mesure où l‟histoire peut s‟avérer oublieuse. Ainsi cette décentration du point de vue peut-elle aller jusqu‟à embrasser celui de ceux dont on n‟a jamais parlé, ou si peu, sans même s‟en apercevoir : les femmes71, les pauvres, les minorités72… Reconsidérer une histoire que l‟on connaît, ou que l‟on croyait connaître, sous la perspective des différents groupes qui l‟ont vécue est non seulement un exercice intellectuel stimulant, mais surtout une entreprise de remise en cause d‟envergure : l‟histoire n‟est peut être pas celle que l‟on croyait ou, à tout le moins, pas seulement celle que l‟on croyait.

70 Cité dans Debono, 2014, p. 38.

71 Voir le chapitre I de Michèle Perrot (2006), qui explique comment, historienne et femme, il ne lui était jamais venu à l‟esprit de s‟intéresser à l‟histoire … des femmes.

72 Voir Histoire populaire des États-Unis d‟Howard Zinn (2002 pour la traduction française). Dans la même veine, des projets équivalents ont récemment vu le jour en France, sous la forme d‟ouvrages parus (Michelle Zancarini-Fournel, 2016, Les Luttes et les Rêves – Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours) ou à paraître (Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France, Du XIVe siècle à nos jours, parution prévue en

Chacun a sa vérité et ses représentations, que ce soient les acteurs ou témoins de l‟époque étudiée, ou les générations futures. L‟histoire est, par essence, multidimensionnelle : les événements qui se sont déroulés, la perception de ces événements par les différents protagonistes et témoins de l‟époque, le discours historique construit sur le moment, ou par la suite, les multiples réceptions, interprétations et récupérations de ces faits et discours (autrement dit quelle(s) mémoire(s) a / ont été construite(s) à partir de tous ces éléments73). Pour finir de complexifier la situation, ajoutons que l‟histoire est généralement bien plus réinterprétée à l‟orée de la période où les personnes qui se livrent à cet exercice vivent que par rapport à la période considérée, ce qui conduit bien souvent à des analyses décontextualisées, voire à des anachronismes. Si j‟insiste sur ce que d‟aucuns pourraient considérer (à juste titre) comme une évidence – il existe des enjeux de mémoire –, c‟est que l‟on retrouve trop souvent, au début de nombreux travaux académiques, une présentation du contexte (généralement historique, mais pas seulement), aussi vite oublié qu‟il a été présenté. Je récuse cette manière désincarnée de présenter un contexte, en se cachant derrière une prétendue objectivité.

S‟il ne faut pas essentialiser la réalité contemporaine, il ne faut pas non plus essentialiser le contexte historique : ce dernier est le fruit d‟une série de décisions, prises par celui qui produit le récit, sur les éléments qu‟il mettra en avant (données chiffrées, points de vue d‟acteurs, terminologie…).

73 Les exemples des ces interprétations multiples sont légion. Sans insister sur l‟affirmation caricaturale, et pourtant encore largement présente dans nos livres d‟histoire de « la découverte de l‟Amérique par Christophe Colomb », je citerai trois exemples très différents, inspirés de mes réflexions personnelles : 1) En histoire politique, la Révolution française est objet de polémiques idéologiques depuis qu‟elle a éclaté. Les différentes interprétations et différentes mémoires en conflit sont nombreuses et semblent irréconciliables. 2) En histoire économique, la vision de l‟histoire d‟un pays réduite à ses périodes de développement économique peut être remise en question par certains historiens (qui seront qualifiés de gauche) en posant simplement la question suivante : de qui / de quoi parle-t-on ? (exemples : le développement économique des États-Unis au XIXe siècle a-t-il concerné les Noirs ? Celui de l‟Europe au moment de la Révolution industrielle a-t-il concerné les ouvriers ?). 3) Ces différentes visions de l‟histoire peuvent trouver un écho dans un tout autre registre, celui de la chanson populaire. Lorsque Jean Ferrat décide d‟écrire sa chanson « Ma France », c‟est autant pour ne pas laisser le monopole d‟un discours sur la France et son histoire à la droite et à l‟extrême droite que pour rappeler, par un choix de paroles percutant, que son histoire de France n‟est pas tout à fait la même, par l‟évocation pêle-mêle de Picasso et Éluard, mais aussi de la lutte pour la liberté, la Commune de Paris, 1936 ou encore 1968.

L’historicité des phénomènes sociaux : la sociohistoire

La notion „d‟historicité‟ permet à la fois d‟éviter les écueils de „l‟historicisme‟ – considérer que l‟histoire passée détermine le présent – et les dangers du „modernisme‟ – une fois entrés dans la „modernité‟, les sociétés sont entrées dans une ère totalement „autre‟.

(Rocca, 2010, p. 11).

La posture que j‟ai commencé à présenter s‟inscrit dans le courant de la sociohistoire : « Le socio-historien veut mettre en lumière l‟historicité du monde dans lequel nous vivons, pour mieux comprendre comment le passé pèse sur le présent » (Noiriel, 2006, p.4). Une telle posture consiste à attribuer une place véritablement centrale à l‟histoire, et relève du postulat selon lequel les phénomènes observables dans une société ne sont pas là « par hasard » :

Seule la mise en perspective historique permet en effet de voir en quoi ce qu‟on appelle une „réalité sociale‟ [...] „ne tombe pas du ciel‟, n‟a pas toujours constitué une „réalité‟ et n‟a pris sa forme actuelle qu‟au terme d‟un long processus qui aurait pu tourner autrement [...], [cette réalité sociale est] le résultat d‟un processus particulier (Van Campenhoudt et Marquis, 2014, p. 259).

Cette démarche de distanciation, consistant à ne rien considérer comme acquis, peut s‟avérer fructueuse dans la compréhension d‟un phénomène. Caractéristiques d‟une telle démarche sont les travaux d‟un Norbert Elias présentant ce qui paraît évident – l‟État moderne tel que nous le connaissons aujourd‟hui – comme ne l‟étant précisément pas, mais comme relevant davantage d‟une évolution historique qui a conféré à l‟État dit moderne sa forme actuelle (avec tous les concepts qu‟Elias développe pour le décrire comme par exemple le monopole de la violence légitime), mais qui aurait pu aboutir à « autre chose ».

Une dimension historique critique

À ce stade de la réflexion, il me semble nécessaire de clarifier un élément : le champ de la didactique – et donc faire une thèse dans ce domaine – n‟implique aucunement de s‟affranchir d‟une réflexion sur ce qu‟est l‟histoire. À l‟instar de ce qui a précédemment été avancé concernant la sociologie ou l‟épistémologie, je ne fais ni œuvre d‟historien, ni une thèse en histoire ; pour autant, ces faits ne dédouanent pas le chercheur en sciences humaines et sociales de se pencher sur l‟histoire du phénomène qu‟il étudie : cette histoire ne va pas de soi, elle n‟existe pas en elle-même, aussi est-il nécessaire de la questionner, de la relativiser, voire de la contester, avant de se l‟approprier. Le chercheur ne peut ni ignorer l‟histoire du phénomène à l‟étude, ni la manière dont l‟histoire de ce phénomène a été et est écrite et

présentée. La didactique – et plus généralement les sciences de l‟éducation – est une science historique.

Le courant critique a pour vocation de passer au crible les discours, et notamment la manière dont l‟histoire est présentée ; interroger le discours historique consiste à questionner le récit historique dominant, les dates de rupture comme les périodes de continuité, ainsi qu‟à varier les points de vue. Concernant l‟histoire de la didactique des langues, on peut par exemple se demander si la périodisation politique peut servir de cadre chronologique. Ainsi, il s‟agit de ne pas prendre pour argent comptant le récit historique « qu‟on nous sert », mais d‟appréhender « autrement » la « réalité historique », et de questionner, voire de remettre en cause si nécessaire, le récit produit ; il s‟agit de présenter, de manière critique, un contexte historique lui-même objet de représentation et d‟enjeux. À cet égard, la réflexion devrait être activée dès la question de la délimitation du contexte historique (et ainsi des éléments qu‟il paraît pertinent d‟intégrer). Dans cette perspective, le chapitre IV portera non seulement sur l‟histoire du développement de l‟enseignement du français en Chine au niveau universitaire depuis 1949, mais proposera également une réflexion critique et épistémologique sur cette histoire.