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CHAPITRE II Positionnements épistémologiques et cadre théorique

1. L‟économie politique : une introduction

1.2 Qu‟est-ce que l‟économie politique ?

L‟économie politique n‟est ni aisée à définir ni même à circonscrire. Il n‟existe pas de département d‟économie politique, et outre sa filiation relativement diversifiée, l‟ouverture de l‟approche à des problématiques de plus en plus variées est constatable. Les différents manifestes rédigés en France lors de la lutte pour la création d‟une nouvelle section au CNU insistent sur le pluralisme et l‟ancrage dans les sciences sociales. Dans le « Manifeste pour une économie pluraliste », malicieusement titré « À quoi servent les économistes … surtout s‟ils pensent tous la même chose ? », il est question des « courants pluriels de l‟économie politique » (Batifoulier et al., 2015, p. 63) ou encore d‟une « économie politique ancrée dans les sciences sociales » (Batifoulier et al., 2015, p. 73). De fait, des dénominateurs communs définissent l‟approche en économie politique comme critique, interdisciplinaire, dans une certaine mesure holistique, et systématiquement historicisée et située.

52 Appellations aux statuts très variés : « économistes hétérodoxes » ou « économie politique » sont des expressions que l‟on peut retrouver dans des manuels d‟économie ; « économistes atterrés » est un exemple d‟appellation que peuvent se donner des associations regroupant des économistes opposés à la domination de la vision néoclassique en économie.

Un positionnement critique

Comme nous l‟avons observé, les tenants de l‟économie politique ont, à partir des années 1980-90, ouvert la porte à des remises en question radicales de la science économique dominante (la vision néo-classique), dénonçant à la fois sa prétention à dominer le champ des sciences sociales et la nature même de cette science. De fait, une caractéristique importante de l‟économie politique est sa dimension de contre-pied, comme l‟indiquent les titres mêmes de plusieurs ouvrages : Éléments d‟économie politique : Critique de la pensée unique (Nagels et Plasman, 2006), Anti manuel d‟économie (Maris, 2003). Cette contestation de l‟épistémologie dominante peut, en partie, s‟expliquer par les racines idéologiques de cette approche, plusieurs travaux d‟économie politique s‟inscrivant effectivement dans une filiation marxiste :

Dans l‟Idéologie allemande, Marx avance une thèse que l‟on peut résumer en quelques propositions : les idées sont produites dans le processus social ; les idées dominantes dans une société sont celles de la classe dominante, celles de sa domination ; mais, parce qu‟on ignore les conditions de leur genèse, elles s‟imposent comme naturelles (Bidet, 2008, p. 129)53.

La dénonciation des discours dominants, qui avancent « masqués », apparaît comme l‟une des marques de fabrique de toute approche en économie politique, dans une tradition marxiste de recherche de l‟émancipation des dominés (voir Caillé, 2015). Néanmoins, il serait inexact d‟affirmer que les approches en économie politique sont uniquement marxisantes : elles peuvent également se référer à des penseurs majeurs tels Max Weber54 ou Norbert Elias.

À qui profite le discours ?

Ce que reprochent, entre autres, les économistes hétérodoxes aux « économistes », c‟est effectivement d‟avancer masqués : ces « experts » ou « économistes » autoproclamés, ce qui revient finalement au même, sont régulièrement consultés, parfois médiatiques, et incarnent une autorité pour recommander, auprès des gouvernements et des organisations internationales, la mise en place de telle ou telle politique, tout en étant pourtant porteurs d‟une certaine vision de l‟économie (la vision néoclassique). Comme l‟indiquent Nagels et Plasman, « [...] au nom de la Science qui se confond avec la pensée libérale néoclassique,

53 Cité dans Costa (2010, p. 116.).

54 Pour Ughetto, Weber est « l‟illustration d‟un respect certain pour le modèle issu de la révolution marginaliste mais, en même temps, d‟un effort pour l‟englober dans une théorie de la société plus générale, sociologique et non pas économique, sur la base d‟une mise en perspective historique et d‟une caractérisation de la rationalité économique comme constituant l‟une des formes plurielles de la rationalité » (2006, p. 6).

[l‟économiste] a milité en faveur de préceptes qui ont eu un impact social dramatique au Sud, à l‟Est et à l‟Ouest » (2006, quatrième de couverture). Ce que confirme Dostaler :

On donne un pouvoir à un discours et à des individus, un pouvoir qui peut devenir très dangereux quand il se traduit par la mise en œuvre de politiques qui peuvent entraîner l‟augmentation du chômage, l‟accentuation des inégalités sociales ou la pauvreté... (Dostaler, 1995, p. 8).

Ainsi, un certain engagement social émerge : la lutte ne vise pas essentiellement les politiques à appliquer, mais s‟avère également une lutte de discours, dont la finalité est d‟avoir « voix au chapitre » afin de ne pas laisser un seul discours dominer le champ.

L’interdisciplinarité

Les tenants de l‟économie politique proposent « [...] une perspective d‟ensemble sur les problèmes économiques et sociaux [...]. À la mathématisation croissante répond [...] la mise de l‟avant d‟une économie plus „littéraire‟, plus „réaliste‟ ou peut-être plus empirique. Une économie plus inductive plutôt que déductive ou hypothético-déductive » (Dostaler, 1995, p. 7). Ce que confirment Nagels et Plasmam : « Dans la réalité, l‟économique n‟est pas isolé des autres sphères : le technique, l‟institutionnel, le social » (2006). Dans une certaine mesure, cette vision de l‟interdisciplinarité pourrait presque être interprétée comme une renaissance du projet d‟Auguste Comte d‟une « science de la société » :

[...] la science économique ne doit pas être pensée comme une science mécanique ou mathématique (même si les mathématiques peuvent être appelées à y jouer un rôle important), mais comme une discipline ayant des liens étroits avec la science sociale générale et la philosophie morale et politique. Ainsi entendue, l‟économie politique apparaît comme une branche de la philosophie politique qui n‟est elle-même rien d‟autre que la forme la plus générale de la science sociale (Caillé, 2015, p. 356).

Historicité

L‟historicité des sociétés et des phénomènes sociaux, posée comme postulat de départ lors des grands débats du XIXe siècle, réapparaît parmi les éléments fondamentaux de la lutte de champ amorcée au début du XXIe siècle. La publication « Vers une économie politique institutionnaliste55 : vers un „quasi-manifeste‟ » stipule la nécessité de « prendre en compte le

55

« La proposition centrale de l‟institutionnalisme est qu‟aucune économie ne peut fonctionner en l‟absence d‟un cadre institutionnel adéquat. Les conditions d‟une bonne marche de l‟économie résident à la fois dans l‟existence d‟un système institutionnel général clairement défini et dans la dynamique d‟ensemble de la société civile » (Caillé, 2015, p. 357).

contexte historique et social dans lequel une économie est encastrée » (Caillé, 2015, p. 357) : il s‟agit effectivement de l‟un des points-clés d‟une approche en économie politique (sur lequel nous reviendrons infra).

Conclusion

Ainsi les éléments constitutifs de l‟économie politique peuvent-ils être cernés : l‟interdisciplinarité, une forte sensibilité aux enjeux, qu‟il est nécessaire de faire émerger, un fort courant critique qui n‟hésite pas à remettre en question les discours dominants, notamment le discours expert. L‟économie politique n‟est pas une discipline en soi, mais une manière d‟appréhender le social et de faire de la recherche, qui propose une vision holistique des phénomènes économiques, dans une perspective critique et multidisciplinaire. Il ne s‟agit donc pas d‟une seule et unique école de pensée. Enfin, il est à noter que les approches en économie politique ne se limitent plus à l‟étude des phénomènes économiques, mais sont également à l‟œuvre en sciences politiques56, en sociologie57 ou dans le domaine des langues comme nous allons le voir à présent.