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CHAPITRE II Positionnements épistémologiques et cadre théorique

2. L‟économie politique des langues

2.3 Les recherches en économie politique des langues

Si les langues rapportent, que rapportent-elles et à qui rapportent-elles ? (Canut et Duchêne, 2011, p. 8)

À la base de toute approche des langues par l‟économie politique se trouve l‟interrogation générale, mais très juste, de Canut et Duchêne, placée en exergue. Elle pose un postulat de départ – les langues rapportent – qui, comme tout postulat, doit être accepté d‟emblée pour pouvoir poursuivre le raisonnement, ce qui n‟invalide pas pour autant d‟autres portes d‟entrée ; il s‟agit simplement d‟indiquer que c‟est celle-ci qui est mise en avant et qui servira de fondement à la suite de la réflexion. Ainsi les travaux en économie politique des langues posent-ils comme principe premier celui de leur valeur, ce qui implique d‟étudier (donc d‟identifier, de circonscrire…) un marché linguistique sur lequel sera mesuré ce qui fait valeur ; la question de l‟inégalité sociale se pose quant à elle par le biais de l‟accès aux valeurs. Posée ainsi – grossièrement – une approche des langues par l‟économie politique peut se décliner de différentes manières, et la variété des thèmes comme des champs disciplinaires impliqués est à noter. Il n‟est de ce fait pas aisé de procéder à un inventaire des travaux en économie politique des langues, d‟autant que ces derniers ne sont pas nécessairement identifiés comme tels. Il est indéniable en effet que l‟expression « économie politique » est

peu employée. Le fait qu‟elle « peut référer à un champ complexe, parsemé de positionnements et de théorisations souvent divergents » (Duchêne, 2016, p. 78) constitue l‟une des raisons pour lesquelles elle est aussi peu usitée ; une autre raison relève probablement du fait qu‟elle ne permet pas de clairement identifier le rattachement disciplinaire des travaux présentés63.

Dans son article de 1989, Gal passe en revue les différents thèmes abordés par des recherches à la croisée des langues et de l‟économie politique : « langues et inégalités », « langues, nationalisme et colonialisme », « genres et idéologies » (1989).

Sans procéder à une revue exhaustive de la littérature contemporaine et des travaux menés, je vais tenter, dans cette section, de mettre en lumière certaines pistes explorées grâce à l‟économie politique dans le domaine des langues en commençant par « la manière de le faire et de le dire ».

Effectivement, l‟économie politique s‟apparente souvent à une « manière bien particulière » de s‟intéresser à un phénomène, de poser des questions et, donc, les termes du débat, comme l‟illustre, pour le cas des langues en danger, cet extrait de Heller et Duchêne, cité dans Costa :

[...] nous nous reconnaissons dans ce qu‟écrivent Heller & Duchêne dans l‟article d‟introduction à l‟ouvrage collectif Discourses of Endangerment : “Rather than assuming that

we must save languages, perhaps we should be asking instead who benefits and who loses from understanding languages the way we do, what is at stake for whom, and how and why language serves as a terrain for competition” (Heller et Duchêne 2007, p. 1164).

L‟économie politique des langues utilise effectivement, aussi, un vocabulaire spécifique. McGill, dans un article plus récent, et plutôt critique – « Political Economy and Language : A Review of Some Recent Literature » (2013) – établit, pour présenter les ouvrages dont il dresse le compte-rendu, une liste de cinq mots-clés représentatifs des travaux contemporains en économie politique des langues : commodity, economic resource, instrumentality, social distinction, ideology. Outre ceux de McGill, on pourrait ajouter les mots et expressions suivants : « marché linguistique », « idéologie linguistique », « identité », « capital linguistique (et culturel) », « ressources linguistiques », « langue légitime », « pouvoir

63 Comme j‟ai pu moi-même m‟en rendre compte lors des diverses occasions où j‟ai été amené à présenter ma thèse, les auditeurs ayant un doute sur le fait de savoir s‟il s‟agissait d‟une recherche en économie.

langagier », « domination » (avec la paire « dominant/dominé »), et plus récemment « commodification65 ».

Les départements universitaires d‟économie politique des langues n‟existant pas, de nombreux travaux sont produits dans le cadre soit de l‟anthropologie linguistique, soit de la sociolinguistique critique (ce sont parfois les mêmes chercheurs). Effectivement, l‟anthropologie linguistique, notamment américaine – même si elle n‟est pas homogène (Greco, 2015, p. 138) et que ses travaux ne sont pas tous en lien avec l‟économie politique – s‟est emparée de ces problématiques : « [...] depuis le début des années 1990, un courant issu de l‟anthropologie américaine s‟est intéressé aux questions linguistiques à travers le prisme d‟une approche en termes d‟idéologie » (Costa, 2010, p. 120 ; je souligne). Quant à la sociolinguistique critique, développée par Monica Heller et son équipe, elle se rattache clairement aux travaux de Pierre Bourdieu et à la question de l‟accès aux ressources linguistiques. Précisons qu‟en contexte nord-américain (y compris francophone), on a tendance à parler de sociolinguistique critique pour distinguer ces études de la sociolinguistique, très souvent associée à la sociolinguistique variationiste héritée des travaux de Labov, mais aussi pour la distinguer des recherches sociolinguistiques suivant une approche néo-positiviste.

Les thèmes développés

Comme la valeur des langues est le point focal des travaux en économie politique, les situations de mise en contact de langues ou de variétés de langues attirent tout particulièrement l‟attention des chercheurs, de même que la confrontation des idéologies linguistiques, les conduisant ainsi à s‟interroger sur le monolinguisme, le bilinguisme, le plurilinguisme, et la valeur (évolutive) attribuée à chacun. Par exemple, l‟ouvrage coordonné par Monica Heller en 2007 sur le bilinguisme place les études en la matière dans le domaine des « idéologies, des pratiques et de l‟organisation sociale » et le titre lui-même insiste sur cette dernière dimension (Bilingualism: A Social Approach). Cet ouvrage se revendique d‟une approche en économie politique dans la mesure où le bilinguisme n‟y est pas étudié comme la « coexistence de deux

systèmes linguistiques [...] [mais dans] une perspective critique [...] qui perçoit la langue comme une pratique sociale, les locuteurs comme des acteurs sociaux et les frontières comme les produits d‟action sociale » (Heller, 2007, p. 1). Heller met à jour l‟évolution de la valeur du bilinguisme au Canada, et la mutation qui s‟est opérée, d‟une revendication identitaire et d‟une reconnaissance d‟une langue à une plus-value sur le marché du travail ; Canut et Duchêne quant à eux ont codirigé un numéro de revue portant sur la valeur du plurilinguisme et son instrumentalisation : Instrumentalisations politiques et économiques des langues : le plurilinguisme en question (Canut et Duchêne, 2011).

De nombreux travaux portent également sur la valeur du plurilinguisme dans le monde économique actuel, mondialisé, où domine le sectaire tertiaire (on parle parfois de nouvelle économie). L‟entreprise devient ainsi un terrain d‟investigation pour ces recherches (Duchêne, 2010). Une autre préoccupation majeure de l‟économie politique des langues est la question de la langue légitime, c‟est-à-dire celle qui a de la valeur. Annette Boudreau travaille particulièrement sur cette problématique dans le cadre de la francophonie minoritaire canadienne : son dernier ouvrage, au titre percutant – À l‟ombre de la langue légitime, L‟Acadie dans la francophonie (Boudreau, 2016) – examine « le rôle de la langue dans la fabrication des différences66 ». D‟autres auteurs abordent l‟économie politique en arrière-plan, à travers le prisme de la sociolinguistique critique, comme en témoigne l‟exemple de la revitalisation linguistique dans la thèse de James Costa – Revitalisation linguistique : discours, mythes et réalités. Approche critique de mouvements de revitalisation en Provence et en Écosse (2010) – ou des travaux plus modestes qui intègrent les nouvelles notions développées dans le domaine, comme l‟article de Bénédicte Pivot (2013) : « Langue, culture et commodification de la revitalisation en pays rama (Nicaragua) ». Les chercheurs en économie politique des langues s‟intéressent également aux pratiques langagières intimement liées aux idéologies, en ce sens qu‟elles en composent une partie visible, comme l‟indique l‟extrait suivant d‟une communication d‟Annette Boudreau67 :

66 Quatrième de couverture.

67 Colloque thématique et interdisciplinaire de la VALS-ASLA, Université de Lausanne, 1-3 février 2012 : Le rôle des pratiques langagières dans la constitution des espaces sociaux pluriels d'aujourd'hui : un défi pour la linguistique appliquée.

Étudier les pratiques linguistiques implique une prise en compte des idéologies qui jouent un rôle clé dans le maintien des relations de pouvoir et des inégalités sociales. […] L‟objectif de cette communication est de montrer les liens entre les discours qui circulent sur la langue en Acadie, les idéologies qui les construisent et les pratiques qui en découlent.

La sociolinguistique urbaine (Thierry Bulot, Patricia Lamarre …) constitue une sphère de recherche dans laquelle l‟économie politique des langues s‟inscrit également. Les chercheurs tentent de mettre en miroir stratifications urbaine et sociale par la porte d‟entrée que représente la langue (voir par exemple le numéro 41/1 des Cahiers de Linguistique68 : « Villes, discours, ségrégation, minorités »), avec une dimension critique toujours présente en arrière-plan (que corrobore l‟article de Patricia Lamarre de 2013 rendant compte de l‟un de ses projets de recherche : Catching “Montréal on the Move” and Challenging the Discourse of Unilingualism in Québec).

Enfin, dans le domaine de l‟acquisition des langues secondes et de la didactique des

langues, les travaux de la linguiste canadienne Bonny Norton et plus précisément son concept

d‟investissement langagier ont permis d‟amorcer la réflexion :

[...] if learners invest in a second language, they do so with the understanding that they will acquire a wider range of symbolic and material resources, which will in turn increase the value of their cultural capital. Learners will expect or hope to have a good return on that investment (Norton Peirce, 1995, p. 17).

Duchêne pointe l‟aspect novateur de cette théorie :

Pour pondérer la notion de motivation proposée par Gardner et Lambert (1972), Norton considère que l‟engagement d‟un apprenant dans l‟apprentissage d‟une langue n‟est pas qu‟une seule question de motivation individuelle, homogène et statique, mais aussi la résultante d‟une lecture – parfois ambivalente, paradoxale et changeante – de l‟ordre social. Cette lecture de sa réalité par l‟apprenant permet en grande partie de comprendre comment et pourquoi il s‟engage dans l‟apprentissage en évaluant les bénéfices possibles – ou non – que l‟apprenant pourrait escompter d‟une telle démarche (Duchêne, 2016, p. 76).

La problématique posée par Norton a été depuis largement reprise et bonifiée. En didactique des langues plus spécifiquement, le rôle de l‟origine ou de la classe sociale dans l‟apprentissage des langues a ainsi été envisagé par Dagenais et Toohey :

Si la nature sociale de l‟apprentissage des langues a reçu plus d‟attention dans les recherches ces dernières années, [...] l‟analyse des dynamiques économiques dans l‟appropriation linguistique a toutefois été négligée [...] [notamment] les liens entre l‟apprentissage des langues et la classe sociale [...] C‟est pour tenter de combler cette lacune et tenir compte des

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changements sociaux provoqués récemment par l‟intensification de la technologie, la mobilité et la diversité que Darvin et Norton ont proposé de revisiter le cadre conceptuel de Norton (Norton, 2000/2013) d‟inspiration bourdieusienne. [...] Ils se sont attardés sur la façon dont le statut de l‟apprenant, ses conditions matérielles, son affiliation linguistique et son appartenance à des groupes sociaux sont liés à son droit de parole (2016 p. 58).

Avec la théorie de Norton, une approche en économie politique des langues permet ainsi de mettre en évidence des éléments qui peuvent s‟avérer décisifs dans l‟apprentissage d‟une langue seconde : « l‟investissement » déjà évoqué, ainsi qu‟une autre notion développée par Norton, le « droit de parler » (Ortega, 2009, p. 242).

Pour clore cette section, je souhaite évoquer certains travaux qui se rapportent à la dynamique des langues et / ou aux rapports entre économie et langues. Effectivement, l‟économie politique n‟est pas la seule entrée pour aborder la dynamique des langues et leur poids relatif. Les recherches majeures de Louis-Jean Calvet en la matière sont d‟emblée à signaler, notamment son modèle gravitationnel (1999). Il propose une vision écologique, voire écosystémique, des langues du monde ; il se propose également de mesurer leur poids respectif, ou plus exactement de laisser l‟utilisateur du modèle libre d‟évaluer cette mesure, en pondérant plus ou moins les critères proposés. Pour stimulant qu‟il soit, ce modèle ne s‟inscrit pas dans une approche en économie politique, mais propose une vision d‟ensemble, mondiale, ou, à tout le moins régionale, – et probablement difficilement utilisable dans le cadre d‟un marché linguistique de langues secondes. Néanmoins, il renvoie à une sphère de réflexion sur le poids des langues, dont on retrouve les principaux éléments du débat dans l‟ouvrage dirigé par Gasquet-Cyrus et Petitjean (2009) : le poids des langues (Calvet), la vie et la mort des langues (Hagège), le rayonnement des langues, ce qui inclut entre autres leur vitalité (North)... Le niveau macro ne m‟intéresse cependant qu‟indirectement ; certes, les résultats de ma recherche pourront influencer ce débat (dynamisme du français ...) ou contribuer, par leur instrumentalisation, à faire pencher le débat dans un sens ou dans l‟autre, cependant, tel n‟est pas mon objectif direct : je me situe au niveau circonscrit d‟un marché bien délimité. En revanche, les arguments avancés dans ces différents travaux pour discuter du, voire mesurer le poids des langues les unes par rapport aux autres, pourront être mobilisés dans les différents discours sur la situation de l‟enseignement du français en Chine (discours experts, officiels ou discours produits dans le cadre des mes entrevues) ; ainsi, l‟idée même de poids des langues

pourra-t-elle être indirectement évoquée et discutée. Enfin, il existe toute une série de travaux qui portent sur les liens entre économie et langues sans nécessairement s‟inscrire dans une perspective d‟économie politique. C‟est le cas des recherches de François Grin.

3. L’économie politique pour mieux comprendre le développement