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CHAPITRE II Positionnements épistémologiques et cadre théorique

1. L‟économie politique : une introduction

1.1 La théorie néo-classique en économie et sa critique

Les traditions économiques classique et néo-classique, longtemps sources d‟inspiration principale des politiques économiques libérales mises en place par de nombreux gouvernements, se voient remises en question au cours de la première partie du XXe siècle par plusieurs économistes dont Keynes. C‟est notamment lors de la crise économique mondiale de 1929 – et l‟incapacité des politiques libérales à la résorber – que les critiques et idées de Keynes rencontrent un certain écho et inspirent, notamment aux États-Unis, une nouvelle politique, dite de relance par la demande et d‟intervention de l‟État, en particulier par de Grands travaux. Ces idées de Keynes, devenues entre temps dominantes, sont à leur tour remises en question à l‟occasion d‟une nouvelle crise économique, mondiale elle-aussi (suite au choc pétrolier de 1973) et du fait de l‟incapacité des politiques, d‟inspiration keynésienne cette fois, à la résoudre. La vision néo-classique de l‟économie resurgit ainsi dans les années 1970 et revient en force dans les années 1980, à travers différents courants, l‟un des plus

emblématiques étant l‟École de Chicago43 et la théorie néo-monétariste de Milton Friedman. Les théories néo-classiques inspirent alors de nombreux gouvernements de l‟époque44, et certaines expressions du XVIIIe siècle sont remises à l‟honneur, auxquelles se greffent de nouvelles, qui passeront elles aussi à la postérité45.

Derrière cette lutte se profile une vision de la société bien particulière. La vision libérale repose sur un certain nombre d‟idées-forces qui n‟ont pas toutes émergé à la même période. La première est la nécessité (de manière générale et particulièrement dans des situations de crise économique) de laisser faire les forces du marché, sans intervenir, de façon à ce que les équilibres se rétablissent d‟eux-mêmes (élimination des entreprises non compétitives, retour aux prix réels…) ; cette idée renvoie clairement au courant classique, notamment à Adam Smith et à son « modèle du marché concurrentiel » (Ughetto, 2006, p. 2). Néanmoins, ce modèle connaît une inflexion majeure à partir des années 1870 et 1880 avec l‟apparition de deux autres idées-forces. La première est que les agents économiques, qui semblent, dans le cadre ainsi défini, quasi-interchangeables, agissent de manière purement rationnelle46, prenant leurs décisions, en particulier d‟acquisition de biens ou de services, en fonction des prix qui sont eux-mêmes déterminés par la loi de l‟offre et de la demande. La deuxième idée-force est que ce processus – les échanges, les décisions d‟acquisition… – se déroule dans un environnement idéal : la concurrence pure et parfaite (des acteurs rationnels qui agissent tous en connaissance de cause) ; cette « révolution marginaliste47 » entraîne l‟émergence du courant néoclassique (Steiner, 2011, p. 9). Ainsi, dans la nébuleuse libérale, il s‟agit de distinguer, historiquement, la vision classique de la vision néoclassique, et c‟est bien la montée en puissance de cette dernière qui s‟avèrera problématique, à plusieurs titres. L‟une des raisons est que, dans les dernières décennies du XIXe siècle, le mouvement

43 À ne pas confondre avec l‟École (sociologique) de Chicago des années 1920-1930, dont il sera question dans le chapitre III.

44 Ronald Reagan aux États-Unis à partir de 1980, Margaret Thatcher en Grande-Bretagne de 1979 à 1990, Jacques Chirac en France de 1986 à 1988…

45 « Laissez faire, laissez passer » (Vincent de Gournay), « La main invisible du marché » (Adam Smith), « Trop d‟impôt tue l‟impôt » (Laffer).

46 L‟ensemble de ces comportements peut se trouver traduit (réduit ?) dans des graphiques et des courbes, comme la célèbre courbe de Laffer.

47Notion développée indépendamment par plusieurs auteurs : Jevons (Théorie de l'économie politique en 1871), Menger (Principes d'économie politique en 1871) et Walras (Éléments d'économie politique pure en 1874).

d‟institutionnalisation des disciplines n‟est pas encore achevé, de même que la « division du travail scientifique » n‟est pas encore complétée. On peut remarquer, à cet égard, que nombre de protagonistes impliqués dans la controverse (Marx, Weber, Durkheim, Mauss, …) sont de nos jours revendiqués par plusieurs champs disciplinaires. De plus, les débats sur la méthode scientifique à adopter pour étudier la société sont à ce moment-là nombreux et font rage. Sans viser l‟exhaustivité, tentons de présenter les principaux termes et enjeux de ce débat. Ce qui est d‟abord en jeu – et c‟est la raison pour laquelle différents champs disciplinaires participeront au débat – c‟est le fait que les auteurs néoclassiques placent au cœur de leur raisonnement, et donc du débat, la théorie rationnelle de l‟acteur ainsi que celle de la concurrence pure et parfaite. Selon ces auteurs, une économie :

[…] est un ensemble d‟individus dont l‟activité fondamentale est le calcul économique. [...] [Ce qui implique] : a) un état naturel, celui de la rareté des ressources à la disposition de chacun ; [...] c) des agents, rationnels : ne pouvant pas tout avoir, ils font des choix, ceux-ci étant le cœur de ce que la théorie considère comme économique et donc, pour elle, la base de son analyse ; le choix est appréhendé en termes [...] de calcul maximisateur, la maximisation de ce que l‟agent peut retirer de la transaction avec un congénère [...] (Ughetto, 2006, p. 4).

Des auteurs très divers par leur ancrage disciplinaire, par leurs orientations épistémologiques et méthodologiques, par leur positionnement politique, remettent en question, partiellement ou radicalement, cette assertion, comme le souligne Ughetto : « les problématiques et les thèses varient d‟un auteur à l‟autre, mais on a bien affaire à une réflexion générale relativisant et dénaturalisant le modèle du marché concurrentiel » (Ughetto, 2006, p. 6 ; je souligne). Pareto, par exemple, distingue les « actions logiques et non logiques » (Steiner, 2011, p. 22). Pour Weber, le comportement rationnel des acteurs (dans le sens de l‟approche néoclassique) n‟est qu‟un des « quatre types d‟actions » observables en société (Steiner, 2011, p. 23). Simiand et Mauss, élèves de Durkheim, participent aussi largement à ce débat : pour le premier, « l‟existence et le fonctionnement du marché ne peuvent être expliqués sans faire appel aux institutions et représentations sociales » (Steiner, 2011, p. 12) ; Mauss, quant à lui, se montre plus radical encore lorsqu‟il propose « de voir dans la réciprocité un fondement de l‟ordre social plus ancien et plus fondamental que la négociation marchande impersonnelle entre individus égoïstes » (Ughetto, 2006, p. 6). Marx critique tout aussi radicalement le modèle : adoptant des perspectives différentes, il conclut également que, « contrairement à l‟analyse [qu‟elle soit classique ou néoclassique], le marché est socialement et historiquement constitué

et institué : c‟est un rapport social, et non pas un rapport entre des objets ou des valeurs ; il n‟a pas toujours existé (et n‟existera pas toujours) » (Ughetto, 2006, p. 7). Keynes enfin, sous un angle d‟attaque moins sociologique, démontre que le marché ne garantit en rien la stabilité (Ughetto, 2006, p. 7-8). On l‟aura compris, la cristallisation autour de la question de la rationalité de l‟acteur est au cœur du débat, quasiment depuis l‟origine, de même que « le fait de travailler sous hypothèse d‟économie pure [ce qui revient] à se placer, explicitement dans un cadre fictif où l‟on verrait les individus agir selon leur nature sans rencontrer d‟obstacles » (Ughetto 2006, p. 4). Effectivement, à travers ce tour d‟horizon très synthétique et non exhaustif des critiques adressées à la vision néoclassique du marché transpire l‟idée selon laquelle tout phénomène social, étudié dans le cadre de la science économique ou de la « science de la société », se doit non seulement d‟être situé et historicisé, mais que la perspective des acteurs impliqués doit nécessairement être prise en compte dans la mesure où ils ont à la fois des représentations et sont impliqués dans des institutions sociales. Selon ces différentes perspectives, le marché n‟apparaît en rien naturel, mais bien davantage comme le fruit d‟une construction sociale et historique :

Si la société moderne « tient », c‟est précisément parce qu‟il y a autre chose que des individus rationnels, du contrat, du marché. Il y a des normes sociales et donc, à la fois, des institutions qui entourent et soutiennent les contrats et de la socialisation qui fait que les individus n‟expriment pas dans leurs attitudes que des intérêts égoïstes, mais aussi des fondements de l‟ordre social (Ughetto 2006, p. 6).

Si le marché en tant que construction sociale fait consensus, ces penseurs sont néanmoins loin d‟être en accord entre eux, notamment au niveau de la marge de manœuvre de l‟acteur social. Je reviendrai infra sur ce débat autour du déterminisme.

Deux autres enjeux de la discorde doivent enfin être évoqués. Au tournant du XIXe et du XXe siècle, les territoires disciplinaires ne sont pas encore fixés ; ainsi retrouve-t-on d‟un côté la prétention des économistes néoclassiques à vouloir non seulement incarner l‟ensemble de la discipline – ce à quoi ils parviendront, mais aussi à expliquer l‟ensemble des faits sociaux, ce que l‟on nomme « l‟impérialisme économique ». Du côté de la sociologie, lorsqu‟elle :

[...] se constitue, dans le courant du XIXe siècle, c‟est bien dans le cadre de la poursuite du

projet de constitution d‟une science de la société dont on est en train de chercher la nature et les formes. Non seulement chez A. Comte, mais aussi chez E. Durkheim et M. Weber, elle ne se forme pas comme discipline, qui viendrait prendre place à côté de l‟économie ou de la théorie politique et les compléter, mais comme une approche que l‟on souhaite suffisamment

englobante et générale pour intégrer les sciences du social qui se sont déjà formées (Ughetto, 2006, p. 5).

Enfin, la nature même de la science économique est en jeu, c‟est-à-dire la manière de faire de la recherche et, plus généralement, le rapport au réel :

La modalité de démonstration retenue repose sur une hypothèse d‟économie pure. Cette hypothèse est celle à laquelle la révolution marginaliste relie sa prétention à assurer le caractère scientifique de sa démarche. […] [Elle] consiste à mener l‟analyse en considérant qu‟on peut faire abstraction de tout ce qui viendrait perturber l‟expression des rationalités. On peut donc s‟approcher du travail des sciences exactes, où l‟on établit des lois physiques indépendamment de la réalité concrète dans laquelle elles vont effectivement se déployer [...] (Ughetto, 2006, p. 4).

Après l‟intermède keynésien d‟une quarantaine d‟années évoqué en début de section, intermède au cours duquel ce débat perd en intensité, on assiste à partir des années 1970 à une résurgence de la théorie néoclassique. Si le contexte de la fin du XXe siècle et du début du XXIe est pourtant bien différent, des éléments du débat déjà évoqué rejaillissent, à commencer par la résurgence de « l‟impérialisme économique ». Ce processus « d‟envahissement de tout le champ des sciences sociales par l‟économie » (Dostaler, 1995, p. 5) est renforcé par l‟utilisation croissante et tous azimuts de modèles mathématiques, à tel point que l‟on peut se demander si économie et économétrie ne sont pas devenues synonymes :

Un [...] élément de changement, [...] qui s‟est accentué dans les années 1970, c‟est la formalisation mathématique de l‟économie. La discipline devient de plus en plus technique, de plus en plus axiomatisée et, de ce fait, de plus en plus inaccessible pour beaucoup de personnes. Elle parle un langage que seuls les spécialistes sont en mesure de déchiffrer (Dostaler, 1995, p. 5).

Les économistes, parmi lesquels le courant néoclassique est, de nos jours, très largement dominant (voir infra), mettent en avant une « stratégie de recherche qui considère la théorie économique comme „grammaire générale‟ de l‟action humaine, comme le modèle nécessaire de toute théorisation en sciences sociales » (Steiner, 2011). L‟économie est perçue « comme une physique sociale permettant [...] de prédire, avec relativement de succès, ce qui va se produire » (Dostaler, 1995, p. 8). En tant que symbole de ces dérives impérialistes (aussi bien sur l‟objet que sur la méthode), citons l‟exemple bien connu de Gary Becker, Prix Nobel d‟économie en 1992 :

[...] qui prétend expliquer tous les processus, non seulement économiques, mais politiques et sociaux, comme les crimes ou le mariage, à partir des principes de base de la théorie néo- classique élaborée à la fin du XIXe siècle. Les partisans de cette vision perçoivent donc

autres sciences sociales comme la sociologie, la science politique, l‟anthropologie ou la psychologie (Dostaler, 1995, p. 4).

Critique de l’économie classique et lutte de légitimité

Ce à quoi nous assistons est, en réalité, une guerre de légitimité qui n‟est pas sans rappeler la bataille des champs décrite par Bourdieu (Bourdieu, 200248, pp. 113-120) : une lutte externe par rapport aux autres disciplines, doublée d‟une lutte fratricide en interne. Cette dernière porte sur la dimension théorique, voire épistémologique (que sont l‟économie et la réalité économique ? Comment fait-on de l‟économie ?). Elle trouve également sa traduction sur le terrain :

Il est clair que le triple mouvement dont j‟ai parlé au début (libéralisme, impérialisme, et formalisme) s‟est vraiment imposé de façon très radicale dans les départements d‟économie en Amérique du Nord. De fait, les gens qui se trouvent un peu en porte-à-faux par rapport à ce mouvement ou ceux qui font une spécialisation dans l‟histoire de la pensée économique sont extrêmement minoritaires. Concrètement, ceci se traduit pour ces personnes par la quasi- impossibilité d‟être engagées dans un département d‟économie. Évidemment il y a toute une structure, tout un réseau, de reproduction de la vision dominante. Ces gens-là obtiennent les subventions et dirigent les comités. Donc, de fait, les gens qui ont une perspective autre, comme celle de l‟économie politique, se retrouvent souvent dans d‟autres départements comme ceux de sociologie ou de science politique (Dostaler, 1995, p. 7).

Ce que confirme Bernard Maris dans le film qui lui a été consacré, lorsqu‟il évoque le processus de marginalisation des tenants d‟une autre vision de l‟économie49. Cette querelle de légitimité peut se colorer d‟une certaine violence verbale, comme on a pu le constater en France en 2016 lors de la publication de l‟essai de Pierre Cahuc et André Zylberberg, Le négationnisme économique. La sortie de cet ouvrage s‟inscrit effectivement dans un climat relativement tendu, avec la tentative, avortée pour l‟instant, de création au sein du Conseil national des universités50 d‟une nouvelle section disciplinaire en économie51, la section « Économie » étant monopolisée par les tenants du courant néoclassique. Nous retrouvons bel et bien une lutte de champ – pour la délimitation des frontières de ce champ et pour son

48 Édition originale : 1981.

49 « Oncle Bernard – L‟anti-leçon d‟économie », film documentaire québécois réalisé par Richard Brouillette (2015). Maris y explique que certains départements d‟économie poussent le cynisme jusqu‟à inclure un économiste hétérodoxe pour « faire bonne figure » et montrer des signes d‟ouverture.

50 « Le Conseil national des universités est une instance nationale […] [qui] se prononce sur les mesures individuelles relatives à la qualification, au recrutement et à la carrière des professeurs des universités et des maîtres de conférence […]. Il est composé de 11 groupes, eux-mêmes divisés en 52 sections, dont chacune correspond à une discipline. » Source : http ://www.cpcnu.fr/. Consulté le 25 septembre 2016.

contrôle – qui passe par la marginalisation ou la dévalorisation des travaux de ceux qui envisagent d‟autres approches, en leur déniant toute scientificité, en les accusant de faire le lit du relativisme, ou tout simplement en leur refusant le droit d‟user des mots « économie » ou « économistes ». Monopoliser ces deux derniers termes (pour leurs propres travaux ou pour désigner leur métier, et l‟expertise qu‟elle sous-entend) rappelle à quel point le pouvoir de nommer est discrétionnaire ; ne pas nommer, c‟est toujours marginaliser un peu... Ce monopole se traduit également par la volonté d‟ignorer les travaux proposant des visions « autres » et à ne pas recruter leurs auteurs : les « autres » se trouvent ainsi regroupés sous des appellations diverses, subies ou choisies52. Cette lutte interne semble, à ce jour, largement perdue par les tenants de l‟économie politique. Mais de quelle économie politique s‟agit-il et que recouvre-t-elle ?