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CHAPITRE I – Contexte et problématique

1. Des changements qui interrogent

Ce revirement – apparent ? – de la situation du français en Chine a de quoi surprendre. Il est, tout d‟abord, en contradiction avec la tendance mondiale : nulle part ailleurs dans le monde assiste-t-on à une telle croissance, littéralement exponentielle13. Ce développement prend par ailleurs place dans un pays qui n‟est ni membre de la Francophonie ni ancienne colonie française, tout au plus francophile, en particulier depuis l‟établissement de relations diplomatiques avec la France en 1964 et des liens ténus mis en place depuis14. Enfin, ce développement n‟entre pas en concurrence avec l‟anglais, qui, comme nous l‟avons vu, conserve sa place hégémonique dans le système éducatif chinois.

Intéressons-nous maintenant aux explications avancées.

1.1 Les explications internes

Pour tenter de mieux comprendre la situation, une solution consiste à s‟intéresser aux discours des chercheurs du pays concernant ce phénomène, et aux explications qu‟ils proposent. De fait, de nombreux écrits existent sur l‟enseignement du français et sur son développement en Chine au niveau universitaire, produits dans leur très grande majorité par des enseignants- chercheurs chinois, soit en français, soit en chinois. Je vais principalement m‟intéresser aux écrits rédigés en français, et de ce fait destinés à un public plus large et non nécessairement sinophone. Parmi ces écrits figurent plusieurs thèses15 (Wang, 2005 ; Dai, 2010 ; Xia, 2010) ainsi que des articles et ouvrages dont certains sont également basés sur des thèses (Zheng, 1995 ; Hu, 2006 ; Xie, 2009 ; Pu, 2009). Enfin, j‟ai ajouté à cette liste des écrits de Français ayant travaillé (à des postes variés), soit à l‟Ambassade de France à Pékin soit dans un des consulats, dans le service de coopération linguistique (Martin, 2007 ; Mouché, 2008). Dans tous ces textes, le développement de l‟enseignement du français de même que les raisons de ce développement ne sont pas nécessairement l‟objet principal de l‟étude, mais c‟est la partie que je considèrerai dans mon propos et dont je vais faire une présentation critique.

13 Une croissance rapide et continue.

14 Mais il serait possible de rétorquer que d‟autres pays francophiles (Roumanie, Liban…) ne connaissent pas le même phénomène d‟explosion du nombre de départements universitaires de français.

Le prestige de la France et du français

Nombreux sont les auteurs qui mettent en avant l‟argument du prestige de la langue française et de la France en Chine pour expliquer le développement de son enseignement au niveau universitaire. Xie rappelle à quel point elle retrouve, dans ses enquêtes auprès d‟étudiants chinois apprenant le français, l‟image positive à la fois de la France et du français (Xie, 2009, pp. 135-138). Néanmoins, cette image n‟est pas nouvelle et l‟on peine à comprendre en quoi elle expliquerait la croissance soudaine et exponentielle du nombre de départements et sections de français à partir de 2000. Ces justifications liées à l‟image de la France et du français s‟appuient généralement sur des arguments politiques : l‟ancienneté des relations diplomatiques de même que l‟activisme des années 2000. S‟il est vrai que la Chine et la France ont mené, sous les présidences de Hu (2002/2003-2012/201316) et de Chirac (1995- 2007), une politique active de rapprochement culturel17 contribuant effectivement au rapprochement entre les deux pays, il est tout de même à noter, sans écarter totalement cet argument, que le « boum » du français a précédé ces événements, et qu‟il n‟a pas diminué avec le net refroidissement constaté sous la présidence Sarkozy (2007-2012).

L’argument économique

L‟argument économique est également souvent avancé. L‟importance croissante des relations économiques et commerciales entre la Chine et la France expliquerait en partie le développement de l‟enseignement du français : de nouveaux besoins, en particulier de locuteurs francophones, seraient à combler. Là encore, si cet argument était déterminant, quel élément expliquerait la soudaine augmentation du nombre de départements et sections de français à partir de 2000 ? On ne constate ni augmentation des échanges commerciaux et économiques entre les deux pays à partir des années 199018 ni augmentation du nombre d‟entreprises françaises implantées en Chine. Concernant les échanges commerciaux avec les pays francophones (autres que la France), une explosion des échanges entre la Chine et

16 Secrétaire général du PCC de 2002 à 2012, Président de la RPC de 2003 à 2013.

17 Très nombreuses manifestations culturelles organisées en 2004 et 2005 dans les deux pays à l‟occasion des Années croisées (Année de la France en Chine, Année de la Chine en France), visites présidentielles dans les deux sens, ouverture du Centre Culturel de Chine à Paris en 2002, et de son équivalent français à Pékin en 2004. 18 Ceux qui avancent cet argument se gardent d‟ailleurs bien de donner des chiffres dans la durée (Pu, 2009, p. 340).

l‟Afrique est bel et bien à relever. Est-ce la raison tant recherchée ? Rien n‟est moins sûr. J‟y reviendrai largement et à plusieurs reprises dans cette thèse.

L’argument du positionnement stratégique sur le marché de l’emploi

Dans la continuité de l‟argument précédent, plusieurs auteurs avancent l‟idée selon laquelle le français apporterait « un plus » aux candidats à l‟emploi dans une économie chinoise de plus en plus mondialisée. Les candidats au marché du travail étant de plus en plus nombreux à connaître l‟anglais, maîtriser une autre langue étrangère, le français par exemple, s‟avérerait ainsi décisif. C‟est l‟argument avancé dans cet article rédigé par l‟Attachée de coopération et d‟action culturelle du Consulat général de France à Canton :

En Chine méridionale, […] l‟enseignement du français connaît, depuis le début des années 2000, un véritable essor […]. Ce nouvel élan pour l‟apprentissage du français […] se situe dans un contexte général de prise de conscience, de la part des étudiants chinois, de la nécessité de ne pas se limiter à l‟apprentissage d‟une seule langue étrangère (souvent l‟anglais) et de diversifier leurs connaissances, donc leurs atouts dans la recherche d‟un futur emploi. (Mouché, 2008, 187-188)

Concernant cet argument, il faudrait pouvoir d‟abord documenter le fait que la deuxième langue étrangère réellement utile est le français : or, à ma connaissance, aucune étude ne vient étayer cette argumentation qui, d‟autre part, sous-entendrait que les étudiants accordent une attention prioritaire au choix de leur spécialité au moment de l‟entrée à l‟université, ce qui est discutable au regard des procédures d‟admission à l‟université en Chine et du choix de la spécialité dans ces procédures. Nous y reviendrons largement dans le chapitre V.

Les possibilités d’études en France

D‟autres discours se placent du côté de la demande et s‟intéressent ainsi aux motivations des étudiants qui choisissent le français comme spécialité universitaire (Xie, 2009) ou la France comme destination d‟études (Hu, 2006). Dai rappelle à juste titre la date-clé de 1985, année de suppression de l‟autorisation administrative de sortie du territoire pour poursuite d‟études, justifiant ainsi l‟augmentation du nombre d‟étudiants chinois en partance pour la France – à 90% en autofinancement (Dai, 2010, pp. 275-276). Ces arguments, s‟ils ne visent pas à expliquer directement le développement du nombre de départements et sections de français, offrent néanmoins des indications intéressantes sur l‟image de la langue française, de la France ainsi que des études à l‟étranger. Comme l‟expliquent Hu (2006) ainsi que Zheng, Desjeux,

Boisard et Cao (2003), revenir en Chine avec un diplôme acquis à l‟étranger permet de donner de la face, mais également, généralement, d‟obtenir un meilleur emploi.

L‟ensemble de ces écrits est certes pertinent et il ne peut être reproché à leurs auteurs de ne pas avoir mené une réflexion « contextualisée ». Néanmoins, la manière dont la situation y est décrite présente plusieurs limites que je vais présenter infra. Avant cela, faisons un bref détour par les explications externes à la Chine, c‟est-à-dire un ensemble de discours experts et / ou institutionnels portant sur le développement de l‟enseignement du français dans le monde.

1.2 Les explications externes et générales (non propres à la situation

chinoise)

Effectivement, dans la sphère des discours produits sur les langues étrangères et le développement de leur enseignement, ceux concernant la langue française sont particulièrement nombreux. Ces discours sont issus d‟organismes internationaux comme l‟Organisation internationale de la francophonie (ci-après OIF) ou l‟Agence universitaire de la francophonie (ci-après AUF), et les experts qu‟ils emploient, des responsables du français dans les différents postes diplomatiques de la France dans le monde, enfin de chercheurs spécialisés dans la langue française et sa diffusion. Lorsqu‟ils sont mis en regard avec la situation chinoise, il semble qu‟une partie de leur validité soit pourtant discutable. Effectivement, l‟enseignement du français, au pire en déclin, au mieux stagnant ailleurs dans le monde, connaît une croissance exponentielle là où on ne s‟y attendait pas et contre « toute logique », ou, du moins, toute logique habituellement avancée : le cas chinois, au regard du développement qu‟y connaît l‟enseignement du français, semble déjouer tous les pronostics. De plus, l‟ironie veut que cet enseignement connaisse un déclin important dans le Vietnam voisin, pourtant ancienne colonie française, membre de l‟OIF, et censé être aussi bien francophone (même partiellement) que francophile. Par ailleurs, le schéma explicatif qu‟on entend souvent – « le déclin du français (ou d‟autres langues), c‟est à cause de l‟anglais » – ne fonctionne pas non plus puisque l‟anglais garde sa place largement dominante en Chine. Enfin, le français « résiste » en Chine, sans pour autant entrer dans les canons explicatifs habituels (discours de l‟OIF et des ambassades de France) selon lesquels le français ne peut résister que si deux langues étrangères sont obligatoires dans un système éducatif ; tout pays

passant à une seule langue étrangère obligatoire ferait reculer l‟enseignement du français (autrement dit une « lutte » se mènerait au niveau des deuxièmes langues étrangères).

La validité de ces explications n‟est certes pas remise en cause, cependant, le fait que ces modes explicatifs ne soient pas opérationnels dans un pays aussi grand que la Chine interroge. Ainsi, tout un type de discours sur le développement de l‟enseignement d‟une langue étrangère se trouve contesté dans le cas présent : les discours sur une langue et le développement de son enseignement semblent battus en brèche par une réalité qui paraît bien plus complexe ; à moins que ce ne soit les portes d‟entrée habituellement privilégiées qui ne soient pas pertinentes.