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Une première limite : la non-prise en compte de la multiplication des acteurs, de leur

CHAPITRE I – Contexte et problématique

2. Présentation de la situation : existence de limites

2.1 Une première limite : la non-prise en compte de la multiplication des acteurs, de leur

Cette brève revue de la littérature présentant le développement de l‟enseignement du français en Chine au niveau universitaire laisse un goût d‟inachevé. On remarque tout d‟abord que l‟entrée par le discours officiel est souvent privilégiée, le gouvernement y apparaissant comme principal producteur de discours sur les langues (et sur leur enseignement) et comme principal décideur-acteur. Si une telle perspective n‟était pas dénuée de sens à l‟époque où l‟essentiel des décisions étaient prises d‟en haut (1949-1976), elle ne semble plus aussi pertinente de nos jours, plus de trente ans après la mise en place de la politique de Réformes et d‟Ouverture. Les acteurs ayant un pouvoir de décision se sont en effet multipliés et le gouvernement central n‟est plus le seul producteur de discours et d‟actions concernant les langues étrangères : nous sommes passés d‟une période où les décisions étaient essentiellement prises par le gouvernement central à une période où des acteurs aussi divers que des universités, des étudiants, des familles, des provinces et des municipalités autonomes, des intervenants privés, voire des organismes étrangers jouent un rôle de plus en plus important. Ainsi, ces auteurs ont en commun de proposer une vision relativement réductrice de la situation ; ils peinent à penser la diversité, donnant l‟impression que les acteurs impliqués agissent à l‟unisson, comme le souligne cet extrait : « De nombreux jeunes Chinois manifestent un grand intérêt et un grand

enthousiasme pour l‟apprentissage du français et pour une meilleure connaissance de la France. La plupart d‟entre eux veulent un jour aller en France, afin d‟y poursuivre leurs études » (Wang, 2005, p. 10). Ils ont, de plus, tendance à embrasser le point de vue d‟un nombre limité d‟acteurs (essentiellement les étudiants et le gouvernement), ces derniers étant bien souvent figés, aussi bien dans leurs motivations et / ou leurs stratégies que dans leurs représentations, par exemple, des langues étrangères.

1) Une réalité complexe avec des acteurs non figés et des dynamiques à l’œuvre

Les acteurs impliqués dans l‟enseignement des langues étrangères, du côté de l‟offre comme du côté de la demande, ont vu leur situation passablement évoluer depuis 35 ans, situation davantage marquée par le mouvement que l‟inertie, comme l‟indiquent les quelques éléments suivants.

Considérant les étudiants et leur famille par exemple, il est incontestable que le contexte social en mutation a eu une influence considérable sur leurs comportements, notamment depuis 1976/78 : au cours des 35 dernières années, on peut ainsi affirmer, avec Rocca, que « jamais dans l‟histoire tant de gens ont changé aussi vite de vie » (2010, p. 51). Les sociologues chinois, qui n‟hésitent pas à positionner leurs études sur la transition sociale dans le courant des études postcommunistes (Sun, 2002, pp. 93-95), même si le pays l‟est encore très officiellement, insistent sur l‟importance de la transformation de la Chine depuis 1978, notamment vers l‟économie de marché. La politique de Réformes et d‟Ouverture a entraîné une redistribution des rôles sociaux ainsi qu‟une forte mobilité (Rocca et Audin, 2008, p. 52). L‟importance de cette politique est essentielle pour comprendre la transition sociale, au point que le sociologue Li Qiang (cité dans Lin, 2006, p. 184) n‟hésite pas à effectuer des regroupements en fonction de celle-ci, identifiant ainsi quatre groupes sociaux : ceux qui en ont énormément bénéficié ; ceux qui en ont, d‟une manière ou d‟une autre, profité ; ceux qui en ont été, d‟une manière ou d‟une autre, victimes19 ; enfin, ceux qui sont condamnés à rester au bas de la société. Sun, de son côté, évoque des vagues successives qu‟il décrit ainsi : la « promotion 1977 », désignant ceux qui ont pu réussir le gaokao à nouveau organisé cette

année-là ; la « ruée hors du pays » au début des années 1980 ; la vague des « fonctionnaires trafiquants » dans les années 1980, dans le cadre du « système de double rail »20 ; la tendance à « se jeter à l‟eau » (en chinois / pinyin : xiahai) au début des années 1990, c‟est-à-dire quitter la fonction publique pour se lancer dans le commerce (en parallèle avec le « mouvement d‟appropriation des terres »21) ; enfin, « la fièvre des diplômes » qui se répand à nouveau au milieu des années 1990, c‟est-à-dire un vaste phénomène « d‟achat de diplômes », dans une relation gagnant-gagnant avec les universités de plus en plus en manque de fonds : payer des frais de scolarité relativement élevés pour intégrer des « classes de diplômés », tout en étant dispensé de l‟examen très sélectif d‟entrée en maîtrise et en doctorat, avec des cours « extra- professionnels » en fin de semaine (Sun, 2002, pp. 103-108). Avec cette dernière tendance, « […] ceux qui possédaient à l‟origine un capital politique ou un capital économique ou bien les deux à la fois, obtenaient de nouveau un capital culturel » (Sun, 2002, p. 109). Selon Sun, ces différentes vagues font partie d‟une stratégie générale consistant à « ne laisser aucune case vide, c‟est-à-dire ne manquer aucune des occasions qui se présentent dans la vie sociale » (Sun, 2002, p. 104 ; je souligne). Dans cette mobilité ascendante, l‟école joue un rôle important, car l‟université reste, en théorie, accessible grâce à l‟examen national du gaokao. Aussi un capital culturel et une position sociale meilleure peuvent-ils être acquis sans obligatoirement posséder préalablement un capital économique ou politique, et cela est particulièrement vrai pour la classe moyenne émergente. À cet égard, qu‟en est-il aujourd‟hui de la mobilité sociale ? Est-elle bloquée, comme certains sociologues commencent à le penser ? Assiste-t-on alors à une crispation, voire une tension, autour des ressources possibles de mobilité, sachant que les langues étrangères peuvent toujours offrir deux types de mobilité, sociale et géographique ?

20 Durant la période de transition vers l‟économie de marché, deux systèmes de prix différents coexistaient, différences dont ces fonctionnaires profitèrent largement : « […] le phénomène des „fonctionnaires trafiquants‟ […] a, pour la première fois depuis le début des réformes économiques, donné au pouvoir politique la possibilité d‟intervenir massivement dans les activités de l‟économie de marché. C‟est aussi la première fois qu‟il y a eu conversion à grande échelle du capital politique en capital économique » (Sun, 2002, pp. 105-106).

21 Comprendre : la privatisation des terres, c‟est-à-dire la transformation de terres cultivées en terrains constructibles pour projets immobiliers, d‟où la fièvre immobilière des années 1990 : « Or, le véhicule fondamental de ce mouvement est le pouvoir et non l‟argent qui n‟en est que le résultat. Dans la mesure où, en ville, l‟État est propriétaire du sol et que le moyen de transférer le sol devait de nouveau passer par le biais de l‟administration, tout cela fournissait un large espace au rôle du pouvoir » (Sun, 2002, pp. 103-108).

Comme on peut le constater avec ce bref détour par l‟histoire sociale récente de la Chine et des crispations autour des ressources, on est loin du modèle de l‟étudiant chinois qui choisirait d‟apprendre le français simplement parce que « c‟est une belle langue » et d‟aller étudier en France simplement parce que « les Français sont romantiques. »

2) Des acteurs ignorés

Je souhaiterais aborder à présent ce qu‟il serait juste d‟appeler « les acteurs ignorés », car, comme l‟expression l‟indique, ils sont quasiment toujours absents des écrits évoqués plus haut. C‟est en fait l‟offre de formation qui est négligée ou, pour être plus précis, seul le gouvernement est considéré. Ce mouvement de développement de l‟enseignement du français est effectivement tiré par une force qui ne s‟affiche pas et il semble bien que les universités et les provinces y soient pour quelque chose.

Dans les discours proposant une explication au développement de l‟enseignement du français en Chine, les universités sont les grandes oubliées. Elles constituent pourtant un bon exemple de l‟implication d‟autres acteurs dans ce développement. Comme toutes les institutions du pays, les universités ont été touchées par les aléas de la politique chinoise depuis 1949 ; elles ont également dû s‟adapter à la pénurie de moyens, particulièrement importante jusque dans les années 1990, et ont retrouvé une position centrale avec la mise en place de la politique de Réformes et d‟Ouverture. Elles se sont aussi véritablement transformées dans les années 1980 (nombreuses réformes curriculaires), mais surtout dans les années 1990, lors des grandes réformes de l‟enseignement supérieur mises en place par le gouvernement central à partir de 1992 : elles ont gagné en taille (du fait à la fois de fusions, mais aussi de la massification de l‟enseignement supérieur), en autonomie, et la très grande majorité a été placée sous contrôle provincial. Aujourd‟hui très actives, notamment au plan international et dans le domaine des langues étrangères, elles dessinent leurs propres stratégies, pas toujours dans la droite ligne des politiques gouvernementales. Si le gouvernement central de Pékin conserve l‟initiative principale jusque dans les années 1980, la donne change suite aux réformes de l‟enseignement supérieur des années 1990. Quel rôle exact jouent les universités dans le développement de l‟enseignement des langues étrangères ? La question mérite d‟être posée. D‟autres acteurs entrent également en jeu, venant encore davantage complexifier la situation : les provinces et

les municipalités autonomes22, qui sont les autres grandes ignorées des analyses produites. Pourtant, la lecture de quelques ouvrages historiques, académiques ou de vulgarisation sur la Chine permet de se rendre compte que la centralisation et l‟unité du pays constituent une lutte constante du gouvernement central face aux forces centrifuges. L‟immensité du pays (et la distance par rapport à une capitale excentrée), la puissance de certaines provinces, la volonté de mener une politique indépendante de Pékin sont autant d‟éléments qui alimentent ce mouvement. Or, la politique de décentralisation, menée à partir des années 1990, a conféré davantage d‟autonomie aux universités, mais aussi aux provinces ; lorsque l‟on connaît le poids de ces dernières, notamment économique et démographique23, on peut affirmer que cette décentralisation n‟a pas été sans conséquence. Il y a donc lieu, là encore, de s‟interroger sur le rôle des provinces en matière de politique universitaire et de politique linguistique.

D’autres acteurs, encore …

Comme on vient de le démontrer, la liste des acteurs impliqués est relativement longue, bien que non exhaustive. On pourrait y ajouter les entreprises qui cherchent à embaucher des individus maîtrisant le français (demande sociale), les enseignants de français et les

coordinateurs / directeurs de départements / programmes qui œuvrent à la promotion de la

langue française, des pays comme la France qui mènent une politique active de diffusion de la langue, des organismes internationaux de diffusion du français, comme l‟OIF ou l‟AUF... Ainsi, ce qui apparaît important lorsque l‟on souhaite analyser une situation tel que le développement de l‟enseignement d‟une langue étrangère dans un pays est de comprendre quels acteurs sont impliqués, jusqu‟à quel point, comment et pourquoi. Il faut de plus ajouter que chaque catégorie d‟acteurs n‟est pas nécessairement homogène : cela est particulièrement vrai pour les familles, les universités et les provinces dans notre cas. Enfin, cette approche par

22 Les municipalités autonomes sont des agglomérations de même rang administratif que les provinces. Elles ne dépendent pas de la province dans laquelle elles se situent mais directement de l'autorité centrale à Pékin. Elles sont composées d'une très grande ville, entourée d'une banlieue particulièrement étendue, et de la zone rurale environnante. Il existe quatre municipalités autonomes en Chine : Chongqing, Pékin, Shanghai et Tianjin. 23 La puissance de certaines provinces et municipalités autonomes chinoises se manifestent d‟abord par leur superficie et leur poids démographique, parfois très impressionnants (à titre d‟exemples, la province du Sichuan, avec ses 490 000 km2 a une superficie proche de celle de la France ; la province du Guangdong, avec ses 110 millions d‟habitants, est beaucoup plus peuplée que l‟Allemagne) mais surtout par leur poids économique : si la province du Guangdong était un pays, elle pourrait participer aux réunions du G8.

acteurs, pour stimulante qu‟elle soit, reste insuffisante, car elle peut donner l‟impression d‟un lissage, d‟acteurs de même niveau, agissant tous sur un même pied d‟égalité, ce qui n‟est évidemment pas le cas. Les gouvernements, central et provinciaux, ont un pouvoir important : en définissant (et modifiant à l‟occasion) les règles du jeu, ils fournissant le cadre de l‟action.

2.2 Une deuxième limite : comment se définissent les termes du débat dans