• Aucun résultat trouvé

Une deuxième limite : comment se définissent les termes du débat dans la situation

CHAPITRE I – Contexte et problématique

2. Présentation de la situation : existence de limites

2.2 Une deuxième limite : comment se définissent les termes du débat dans la situation

Il peut être pertinent, pour un lieu donné et donc, par la même occasion pour les acteurs impliqués, de s‟intéresser aux types de débats et aux types d‟enjeux dans lesquels les langues sont engagées. Je partage effectivement avec Canut et Duchêne « la conviction qu‟une compréhension des enjeux sociaux – passés et actuels – des langues nécessite une appréhension détaillée des conditions sociales, politiques et économiques dans lesquelles s‟inscrivent pratiques sociales et discours » (2011, p. 9 ; je souligne).

Dans le cas de la situation chinoise, il est nécessaire, pour mieux appréhender ces questions complexes de positionnements, de stratégies et d‟enjeux, et par la même occasion mieux cerner le phénomène du développement de l‟enseignement du français, de convoquer d‟autres éléments, notamment le débat-clé, houleux et ancien qui tourne autour de la question de « l‟ouverture ». La politique de Réformes et d‟Ouverture mise en place par Deng Xiaoping s‟inscrit effectivement dans une histoire longue et complexe d‟ouverture et de fermeture du pays, une dialectique qui remonte au moins au XIXe siècle. Les discours officiel et historique habituels (à l‟intérieur comme à l‟extérieur du pays) présentent généralement une Chine longtemps coupée, mais au centre du monde, monde qu‟elle aurait alors dominé, les autres pays lui étant tributaires24. Une ouverture forcée s‟est réalisée par le contact violent avec les Occidentaux (les deux guerres – perdues – de l‟opium, puis la domination, symbolisée par les concessions) et une véritable « historiographie de la honte » s‟est développée dans une vision binaire : un « Empire du Milieu » prospère auquel a succédé le déclin et la soumission (le XIXe siècle : le « siècle de la honte).

24 La Chine étant alors « l‟Empire du Milieu », comme les auteurs friands de présentations folklorisantes de ce pays aiment à le répéter.

Ainsi, deux constantes dominent l‟historiographie et l‟histoire politique chinoises depuis le XIXe siècle. La première est un objectif : la Chine doit retrouver son rang de grande puissance et rattraper son retard, en comblant le fossé qui s‟est creusé par rapport aux autres grandes puissances. La deuxième constante est la question des moyens et celle de la place de l‟ouverture : faut-il avoir recours à l‟étranger, notamment occidental (dont on est bien obligé d‟admettre la supériorité scientifique et technique) pour rattraper ce retard ? Et quelle dose d‟ouverture faut-il introduire ? Si la première constante, la question de l‟objectif, a toujours plus ou moins fait consensus, c‟est la deuxième, celle des moyens, qui divise, tout particulièrement au sein des équipes dirigeantes. Pour les tenants de l‟ouverture, les éléments de discours se retrouvent généralement dans l‟opposition suivante : une Chine isolée, repliée sur elle-même, traditionnelle, rétrograde et en retard (les causes du retard étant l‟isolement) opposée à une Chine lancée sur la voie de la modernisation, ouverte sur le monde, forte et capable de participer au concert des grandes nations, d‟égal à égal. À l‟inverse, les tenants d‟une politique de repli insistent sur le fait que la Chine doit mettre en valeur et profiter de ses propres atouts, ce qui peut être résumé par l‟un des slogans de Mao Zedong : « Compter sur ses propres forces ». Ces deux constantes du débat public se sont manifestées tout au long du XXe et se poursuivent de nos jours, de différentes manières, notamment, et sans surprise, dans le domaine des langues : les langues étrangères aussi bien que le mandarin. Dans ce dernier cas, un débat récurrent, au moins depuis le XIXe siècle, porte sur le rôle de la langue chinoise dans le retard du développement du pays et les défaites :

On peut remarquer que dans les moments historiques cruciaux où le sort de la Chine et de la culture chinoise était sérieusement mis en cause, le défi se traduisait souvent en un problème de langue qui provoquait des réactions émotionnelles dans l‟imaginaire linguistique des Chinois (Chu, 2007, p. 271).

Et comme le souligne Bellassen, la langue chinoise a souvent été la régulière accusée du retard du pays et de son isolement, son système graphique étant particulièrement visé dans cette accusation (2010).

1) Les langues étrangères et la politique de Réformes et d’Ouverture

Si le slogan des Quatre modernisations est une habile reprise par Deng de celui qui avait été lancé quelques années plus tôt par Zhou Enlai, il se voit intégré dans la politique de Réformes et d‟Ouverture. Il s‟agit de réformer le système (et non l‟abolir), en modernisant quatre

secteurs (agriculture, industrie, sciences et forces armées) ; ainsi dans le même segment de discours ces réformes sont-elles annoncées comme allant de pair avec l‟ouverture. À la mort de Mao, la ligne politique incarnée par Deng Xiaoping est fortement combattue par toute une faction des responsables chinois (portée par la Bande des Quatre), témoignant des profondes divisions idéologiques au sein du gouvernement chinois à cette période. Deng avance ainsi prudemment, et cette prudence explique probablement la non définition de ce qu‟on pourrait appeler « l‟idéologie de l‟ouverture ». Cette non-définition peut être interprétée de deux manières : soit on estime qu‟il n‟est pas nécessaire de définir ce terme, car le sens en est évident (ou supposé comme tel) pour l‟ensemble de la population, soit une volonté de ne pas le définir est à l‟œuvre. Ce qui est indéniable, c‟est qu‟il s‟agit d‟une version plutôt minimaliste de cette idéologie qui est proposée. L‟ouverture est ainsi davantage présentée comme un moyen que comme un objectif, ce que rappelle Paulès : « L‟ouverture aux étrangers ne s‟impose que parce qu‟ils possèdent les capitaux et les savoir-faire dont la Chine a besoin pour lancer sa modernisation. » (2013, p. 53). Le coup d‟arrêt brutal mis aux manifestations de la place Tien An Men en juin 1989 – qui faisaient suite à une ouverture politique partielle observée sur les campus universitaires depuis plusieurs années et qui se manifestaient par des débats et des revendications formulées de plus en plus ouvertement – a clairement rappelé aux différents protagonistes le sens que le gouvernement souhaitait conférer au mot « ouverture », mettant ainsi fin au flottement sémantique observé : il ne s‟agit pas d‟être « ouvert » à d‟autres idées ni de ce fait de s‟orienter vers un système de pluralisme politique. « Le tournant autoritaire de 1989 représente un moment décisif dans la mesure où le régime met fin à la relative ouverture dans le domaine de la liberté d‟expression qui s‟était fait jour » (Paulès, 2013, p. 14). Même si l‟épée de Damoclès de la fermeture peut toujours et à tout moment s‟abattre sur le pays25, l‟ouverture semble de nos jours être devenue une évidence. Elle représente également une ligne politique qui n‟est plus véritablement contestée au sein du gouvernement dans la mesure où la politique de Réformes et d‟Ouverture s‟est vue globalement jugée positivement, si l‟on considère la modernisation fulgurante qu‟a connue le pays.

25 Comme on peut le voir depuis l‟arrivée au pouvoir du président, Xi Jinping (2013) et la mise en place de la Politique des Quatre vents.

Les langues étrangères sont au cœur du débat sur l‟ouverture et sur la relation à l‟autre. Quelle tournure a pris et prend de nos jours ce débat dans le cas des langues étrangères et quels en sont les animateurs ? Si l‟on se penche sur l‟histoire de l‟enseignement des langues en Chine depuis 1949 (nous y reviendrons en détail dans le chapitre IV), la dialectique ouverture / fermeture est présente dès les débuts de la Chine nouvelle :

- Rapprochement avec l‟URSS dans la première partie des années 1950 et développement considérable de l‟enseignement du russe (et parallèlement, recul de l‟enseignement des autres langues) ;

- Retournement de situation à partir de la fin des années 1950, avec le retour de l‟anglais comme langue étrangère principale, diversification et développement de l‟offre de langues étrangères dans des instituts spécialisés, en lien avec la diversification des contacts de la Chine avec les pays étrangers ;

- Grande Révolution culturelle prolétarienne à partir de 1966 et coup d‟arrêt à cette expansion ;

- Finalement, reprise de l‟expansion lorsque Deng revient au pouvoir.

Une instrumentalisation du rôle des langues étrangères

Malgré cette alternance de périodes d‟ouverture et de fermeture, une constante demeure, à savoir le rôle que l‟on veut faire jouer aux langues étrangères. Comme le rappelle Lam, la mission confiée à l‟apprentissage des langues étrangères en Chine est dans ses grandes lignes invariable depuis la Guerre (perdue) de l‟Opium en 1842, et ce malgré la rhétorique officielle pouvant affirmer l‟inverse : les langues étrangères doivent contribuer au développement, en particulier d‟un point de vue économique et scientifique, de façon à permettre au pays de retrouver sa stature internationale (Lam, 2005, p. 72). De fait, le rôle des langues étrangères en Chine est ambivalent depuis la deuxième partie du XIXe siècle. C‟est effectivement à cette époque que remonte l‟idée selon laquelle le savoir technique de l‟Occident doit être utilisé : les langues sont apprises en vue de développer et moderniser la Chine, d‟où la création à Pékin, dès 1861, de la première école de langues étrangères26 (Ross, 1992, p. 241). Les termes

du débat sont également anciens : « Foreign languages should be perceived solely as a utilitarian tool or as a potential pathway to individual and cultural transformation » (Ross, 1992, p. 239). Avec cette mise en perspective historique, on comprend mieux pourquoi les langues ont commencé à jouer un rôle important avec l‟ouverture : c‟est une vision utilitariste des langues étrangères qui est proposée, langues à qui l‟on confie la lourde responsabilité de contribuer à la modernisation du pays. De nos jours, les langues étrangères sont très présentes en Chine et même prioritaires. Une véritable massification de leur enseignement est à l‟œuvre, et dans les faits, l‟anglais est omniprésent à tous les niveaux de l‟enseignement, mais aussi de plus en plus dans l‟espace public27.

Durant la période 1949-1978, le gouvernement central a joué le rôle premier et décidé en fonction de son propre agenda ; si les acteurs se sont multipliés depuis 1978, les autorités de Pékin restent un producteur important de discours sur les langues étrangères, sur l‟étranger, sur l‟autre.

2) Quelle vision de l’Autre et quelle vision du monde sont proposées ?

Même si l‟ouverture n‟a pas été définie officiellement, elle constitue un phénomène aujourd‟hui tangible, que les Chinois perçoivent dans leur vie quotidienne et dont les effets sont pleinement visibles. Mais justement, de quelle ouverture parle-t-on exactement : l‟ouverture sur quoi ? L‟ouverture sur qui ? L‟ouverture sur quel Autre ?

Dans le discours officiel, l‟ouverture est allée de pair avec le nationalisme (et non avec l‟ouverture politique et la démocratisation) ; à la propagande politique (d‟orientation communiste) s‟est substituée en grande partie une propagande nationaliste : « (…) la référence à un projet révolutionnaire n‟étant pas conciliable avec la réalité économique et sociale résultant des réformes instaurées par Deng Xiaoping, la rhétorique révolutionnaire surannée est progressivement abandonnée au profit du nationalisme » (Paulès, 2013, p. 14). La Chine étant désormais très présente dans le monde (et souvent sur le devant de la scène médiatique), le gouvernement souhaite donner l‟image d‟un pays uni, où l‟ensemble de la nation, à

27 La volonté de former des locuteurs d‟anglais et d‟autres langues lors des grands événements internationaux que la Chine a organisés en 2008-2010 est également à souligner : Jeux olympiques de Pékin (2008), Exposition universelle de Shanghai (2010), Jeux asiatiques de Canton (2010).

l‟unisson, soutient le parti, et où la pluralité n‟a pas sa place, sauf lorsqu‟elle est harmonieuse28. Ainsi la vision d‟une Chine où cohabitent en harmonie 54 nationalités s‟est- elle imposée officiellement, de même qu‟une vision systémique et simplificatrice du type :

Une langue (dite « commune ») = un pays = une culture (être chinois) = un État = un parti Ce processus d‟essentialisation est également à l‟œuvre dans la vision qui est proposée des pays étrangers. L‟image des Autres et de la diversité est centrée sur les frontières nationales : c‟est une perspective quantitative qui est mise en avant avec la multiplicité ou juxtaposition des langues et / ou des cultures. Une telle vision de la diversité vise en réalité à faire ressortir des frontières nationales. On assiste ainsi à une folklorisation des pays du monde, comme en témoignent les nombreux « festivals culturels » organisés, notamment dans les universités, où les cultures de différents pays sont présentées à travers leurs composants consensuels, sans jamais fâcher (la nourriture, les vêtements traditionnels, la musique…). On assiste ainsi à une appréhension de la diversité qui se réduit à celle des contextes nationaux, voire étatiques, ou plus exactement à une juxtaposition de contextes étatico-nationaux. Il ne faut pas s‟en étonner, car les enjeux en interne sont énormes pour un Parti qui cherche à se maintenir au pouvoir par tous les moyens, et dont l‟un des points forts est incontestablement d‟avoir apporté une certaine stabilité au pays. Ainsi s‟explique l‟absence de volonté de rouvrir la boîte de Pandore contenant autant de bombes à retardement que sont la question du pluralisme politique et de la démocratie, la place (réelle et le respect) des minorités autres que le groupe majoritaire han, le plurilinguisme et le multilinguisme, et plus généralement tout ce qui touche à la diversité en Chine29. Il y a donc peu de place pour une diversité pourtant caractéristique de l‟humain, peu de place pour les aspirations des peuples, pour les remises en question, et de ce fait pour une diversité des langues et des cultures, qui ne soit pas « harmonieuse ». Non seulement les expressions pluralistes sont refusées30, mais on cherche également à contrôler le message. Il s‟agit ainsi de s‟ouvrir sur un Autre « contrôlable » à tout moment, si nécessaire, en bloquant des sites internet comme Youtube ou Google (ce qui est actuellement le cas), en interdisant la

28 Pour rappel, le slogan officiel sous les deux mandats de Hu Jintao était « la société harmonieuse ».

29 Personne ne s‟y trompe cependant. Sous l‟ère Hu Jintao, lorsqu‟un message posté sur le Web était retiré par les organes de contrôle, car proposant une vision trop différente du / voire opposée au discours officiel, de nombreuses voix ironisaient sur le fait que cette personne avait non pas été censurée mais « harmonisée ». 30 Le contrôle généralisé sur la production et la diffusion artistiques de même que les idées est une réalité que l‟interdiction du Festival du film indépendant de Pékin en 2014 n‟a fait que confirmer.

circulation d‟étrangers dans certaines zones, comme le Tibet en période en tensions... En ce sens, la célèbre parole de Deng Xiaoping prend tout son sens : « Avec l‟ouverture de la porte, les mouches et les moustiques vont rentrer certainement avec l‟air frais. Il suffit de les chasser et balayer dehors ». On veut de l‟étranger / des étrangers le savoir-technique, le soutien financier, mais pas plus. Aussi le discours et la pratique officiels présentent-ils un étranger dénaturé et des langues asséchées, figées, sans histoire(s) et sans dynamique.

Comme nous venons de le constater, le gouvernement n‟est certes plus le seul acteur impliqué, mais son rôle est de poids, car il impose le cadre et les limites dans lesquelles il faut penser et agir ; cela ne signifie pas que l‟ensemble des acteurs suit à la lettre ce qui est dit en haut lieu, mais il est difficile et potentiellement dangereux d‟en faire totalement abstraction.

La marchandisation de la politique d’ouverture

La politique de Réformes et d‟Ouverture mise en place progressivement à partir de la fin des années 1970 a incontestablement constitué le tournant qui a permis l‟entrée en jeu de nouveaux acteurs, susceptibles de profiter de cet « engouement » pour les langues étrangères. Comme l‟écrit Lam :

[…] la politique de réforme et d‟ouverture rend absolument nécessaire pour les Chinois l‟apprentissage de l‟anglais et des autres langues étrangères. De plus en plus d‟avantages éducatifs, professionnels et économiques sont attachés à l‟apprentissage de l‟anglais et des autres langues (Lam, 2005, p. 78 ; traduction personnelle).

Ce que confirme Dai : « Désormais, à la réputation sociale que représente l‟apprentissage des langues étrangères, s‟ajoute la richesse matérielle. Les langues étrangères deviennent ainsi rentables financièrement » (Dai, 2010, p. 272). Apparaît ici le fait que l‟apprentissage d‟une langue étrangère peut « rapporter », que ce soit en termes de prestige, de revenus, de position sociale ou de possibilités de mobilité sociale et / ou géographique (les langues ouvrent aussi la porte de l‟étranger : apprendre une langue étrangère, c‟est la possibilité d‟aller étudier à l‟étranger, voire de s‟y installer). La question se pose alors de savoir qui en sont les bénéficiaires. À cet égard, le jeu des universités et des provinces, qui souhaitent élargir l‟offre de langues pour « faire moderne », interroge : cherchent-elles à jouer sur et valoriser une autre image de l‟étranger, plus positive, symbole de modernité, que celle proposée officiellement ? Au final, que reste-t-il de la politique d‟ouverture dans le domaine des langues ? Comment le thème de l‟ouverture a-t-il été récupéré ? Dans quels enjeux est-il impliqué de nos jours ?

L‟enseignement des langues étrangères s‟est considérablement développé depuis 30 ans. L‟une des raisons est l‟aspiration (ou la prétention) à se vouloir moderne, ouvert, international, ce qui s‟avère payant en termes d‟image, mais aussi financièrement : les langues étrangères véhiculent une image positive, mais représentent également une activité rémunératrice. Marchandisation et instrumentalisation de l‟ouverture vont de pair.

Nous pouvons donc affirmer, pour finir, qu‟une autre citation célèbre de Deng Xiaoping, prononcée après les événements de 1989 – « Enrichissez-vous, mais ne vous occupez pas de politique » – a été appliquée à la lettre dans le domaine des langues étrangères.

Avec cette deuxième limite, on mesure toute l‟importance des « termes du débat » : quels sont les enjeux et quels sont les éléments déterminants du contexte (donc comment définit-on ce dernier ?) pour la situation à l‟étude ? Sont-ils mobilisés et si oui, jusqu‟à quel point et comment ? Autrement dit, comment les termes du débat sont-ils posés ? Ceci nous amène à notre troisième limite.

2.3 Une troisième limite : les discours spécialistes portant sur le