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Tableau 1-2 Correspondance entre raisonnement hypothético-déductif et le modèle déductif-nomologique (d’après Meyer, 1979, p 286)

4. Une épistémologie de la découverte : problème et

explication

4.1. Le problème de la découverte

Expliquer, nous l’avons dit, c’est rendre raison des faits. Mais de quels faits ? Dans la tradition empiriste, c’est à partir d’observations (et d’expériences) de (sur) la nature que l’on doit recueillir les faits qui serviront, par la mise en œuvre d’un raisonnement logique, à établir de lois et de théories39. Alors, c’est l’induction qui permet d’aller du particulier au général. Considérons les deux phases de la démarche inductive pour montrer que cette conception de la découverte scientifique pose problème. La première étape d’une démarche inductive consiste à recueillir les faits significatifs qui devront être expliqués, « mais significatifs par rapport à quoi ? » interroge Hempel (1972/2002, p. 18). Ainsi, « l’observation est toujours observation

à la lumière de théorie ; c’est seulement le préjugé inductiviste qui nous incite à croire qu’il pourrait y avoir un langage phénoménal, libre de toute théorie, et distinct d’un langage “théorique” » (Popper, 1973/1989, p. 59). En effet, « pour qu’un objet soit accessible à l’analyse, il ne suffit pas de l’apercevoir. Il faut qu’une théorie soit prête à l’accueillir. Dans l’échange entre la théorie et l’expérience, c’est toujours la première qui engage le dialogue » (Jacob, 1970/1976, p. 24)40.

Pour ce qui concerne la deuxième étape du raisonnement inductiviste, c’est-à-dire le passage des prémisses à la loi générale, c’est Hume (1739/1962, p. 141-157) qui, le premier, pose le problème de l’induction à savoir que l’induction ne peut être justifiée sur des bases logiques. Ainsi pour « passer des données à la théorie, il faut

un travail créateur de l’imagination. Les hypothèses et les théories scientifiques ne sont pas dérivées des faits observés mais inventées pour en rendre raison » (Hempel,

1972/2002, p. 22-23).

39 « Le positivisme logique représentait une forme extrême de l’empirisme, selon lequel la justification

des théories n’est pas liée seulement à leur vérification sur des faits acquis de l’observation, mais au fait qu’elles n’ont de sens que si c’est de là qu’elles tirent leur origine » (Chalmers, 1987/1995, p. 17)

40 « Le passage par la théorie est indispensable, et une science qui voudrait uniquement rendre

compte des données expérimentales ne déboucherait sur rien (c’est le cas de la génétique formelle, ainsi que de la plupart des modélisations). Quand on ne pose pas de problèmes théoriques, ou qu’on les pose mal, les données expérimentales ne servent à rien, et les explications qu’on en donne ne valent pas grand-chose » (Pichot, 1999, p. 180).

Notre question de départ est toujours intacte puisqu’il s’agit de savoir d’où viennent ces premières théories, ces premières explications ou premières hypothèses.

Dans le courant rationaliste, Claude Bernard indique qu’« il faut nécessairement

expérimenter avec une idée préconçue » qui « a toujours été et sera toujours le premier élan d’un esprit investigateur » (1865, p. 40 et 48). Ainsi, comme le précise

Grmek, la solution adoptée par Claude Bernard correspond à un « recours à une

activité extra-logique “sentimentale” » (1973/1991, p. 54). C’est également la

position de Popper41, pour lequel la création d’une nouvelle théorie contient toujours un élément irrationnel, une sorte d’intuition créatrice : « Le stade initial, cet acte de

concevoir ou d’inventer une théorie, ne semble pas requérir une analyse logique ni même être susceptible d’en être l’objet. La question de savoir comment une idée peut naître dans l’esprit d’un homme […] peut être d’un grand intérêt pour la psychologie empirique mais elle ne relève pas de l’analyse logique de la connaissance scientifique » (1973/1989, p. 27). Le courant rationaliste logique

considère que le processus de la découverte est subjectif, irrationnel et illogique et renvoie la découverte à une dimension psychologique.

C’est à cette conception rationaliste logique que s’oppose Meyer lorsqu’il précise que « l’activité scientifique est une activité rationnelle, l’histoire des découvertes le

prouve. On ne peut donc réduire l’activité scientifique à un seul niveau, celui de la justification et de la vérification, le niveau objectif et logique, et procéder en philosophie comme si la manière dont les résultats se sont accumulés était psychologique (donc la situer hors de l’épistémologie), ou pour éviter l’irrationnalisme, croire qu’elle est entièrement réductible à ce niveau apocritique42 » (1979, p. 280). La principale critique que Meyer adresse aux

logicistes est la suivante : ils n’arrivent pas, en mobilisant uniquement la logique formelle, à expliquer la progression de la connaissance scientifique : « globalement

la science ne saurait progresser selon le mode nomologico-déductif » (1979, p. 157).

Pour instituer la découverte d’explications au niveau épistémologique, nous allons principalement nous appuyer sur les travaux de Meyer et d’autres épistémologues du problème. Il s’agira pour nous de les introduire et de les discuter pour reconstruire le modèle de la problématisation à partir de ces apports.

41 De Popper dans la Logique de la découverte scientifique et de Conjectures et réfutations. Dans la

Connaissance objective, il nous semble que la théorie des trois mondes est un moyen pour penser les articulations entre le monde physique, le monde des états de pensée et le monde des contenus objectifs de pensée.

42 Meyer distingue le savoir apocritique, le savoir des réponses, au savoir problématologique, c’est-à-

dire celui du questionnement, du problème. Meyer appelle différence problématologique, la distinction entre ces deux types de savoir.

4.2. La problématologie ou la possibilité

d’une épistémologie de la découverte

scientifique

Le problème de la découverte d’une explication en science nous confronte au dilemme du Ménon formulé par Platon de la façon suivante : « il est impossible à un

homme de chercher, ni ce qu’il sait, ni ce qu’il ne sait pas. Ni d’une part ce qu’il sait, il ne le chercherait en effet, car il le sait, et en pareil cas, il n’a pas du tout besoin de le chercher ; ni, d’autre part, ce qu’il ne sait pas, car il ne sait pas davantage ce qu’il devra chercher » (Ménon, 80E). Compte tenu de ce paradoxe, la

recherche ne permettrait pas d’étendre le savoir, ni de l’acquérir. Mais, c’est parce que « le paradoxe du Ménon confond (…) deux types de savoirs : le savoir des

questions et le savoir des réponses » précise Fabre, (2009, p. 202), niant la différence

problématologique qui sera réhabilitée par Meyer43. En effet, le courant rationalise logique considère uniquement le savoir des réponses en niant qu’il existe un savoir des questions ou en l’assimilant à l’ignorance. Pourtant il existe un savoir des questions, et c’est lui qui rend possible la découverte : « pour résoudre le paradoxe

du questionnement, il faut admettre que je puisse savoir ce que je cherche tout en ignorant ce que je vais trouver » (Meyer, 2000, p. 87). Cela correspond également à

la position rationaliste de Bachelard qui dénonce le poncif de la contingence de la découverte : « si la matérialisme scientifique est une science d’avenir, c’est que sa

rationalité est précisément productrice de découvertes. Vue dans une perspective de rationalité, la découverte n’est plus vraiment contingente » (1953/2000, p. 7).

Pour réhabiliter la différence problématologique, il convient de rappeler l’importance du problème, et donc du savoir des questions, dans la recherche d’une explication. C’est ce que fait Meyer à la suite de Bachelard et du Popper de la

Connaissance objective (avec l’introduction du troisième monde, le « monde sans sujet connaissant », dont les « habitants » sont les systèmes théoriques, les

problèmes et états de ces problèmes [état des discussions, état des échanges d’arguments critiques], 1991, p. 137, 184). Pour ces auteurs, la connaissance scientifique est une réponse à un problème : « pour un esprit scientifique, toute

connaissance est une réponse à une question » (Bachelard, 1938/1993, p. 14), « la science commence par des problèmes » (Popper, 1991/1998, p. 230). Laudan adopte

43 Dans le cadre du questionnement, la différence problématologique caractérise « ce qui est en

question et ce qui est hors question » et « sans elle, il serait impossible de questionner et de répondre, puisque les deux ne ferait qu’un. Or, si tout était problématique, on ne saurait même pas ce que l’on demande » (Meyer, 1993, p. 49).

la même position en affirmant que « la science est essentiellement une activité qui

vise à résoudre des problèmes » (1977, p. 31), tout en précisant que même si cette

idée est généralement admise peu d’attention est prêtée à ces conséquences. Quelles sont les conséquences de l’importance du problème dans la recherche scientifique, et pour commencer, sur les liens entre explication, problème et problématisation ?

4.2.1. Les faits, quels faits ?

Une première conséquence de cette réhabilitation du problème dans la recherche d’explication concerne le choix des faits dont la recherche scientifique doit rendre raison. Suivons Meyer : « Ce qu’il importe de voir, est que l’émergence des faits

dans leur réalité indépendante de faits n’a lieu qu’au sein même du processus interrogatif. Celui-ci est une dynamique au cours de laquelle le réel s’impose dans son autonomie comme une extériorité indépassable, mais une extériorité tout de même. Cela s’explique par le fait que l’on ne peut avoir de réalité qu’en s’interrogeant, qu’en l’interrogeant, ce qui fait ressortir du même coup le caractère extérieur de ce qui fait problème comme étant précisément résistant par rapport aux évidences familières qui constituent notre monde, non problématiquement » (1986,

p. 10). Ainsi ce qui intéresse la problématologie, ce n’est pas le fait en tant que tel, mais le processus par lequel un fait devient un fait, ce que Meyer appelle la factualisation. Ainsi « le fait n’est pas un “en soi”, il n’existe que dans un

questionnement, dans un contexte problématique. Les faits sont en réalité les données ou les solutions d’un problème » (Fabre, 2009, p. 220-221). Meyer explique

que ce processus provoque le dédoublement de toute question portant sur un fait précis : en même temps, le questionnement met hors question le fait qu’il interroge, justement pour pouvoir l’interroger, mais exige également d’aller au-delà du fait lui- même pour qu’il cesse de faire problème. Il y a un risque de circularité puisqu’en définissant le fait que l’on cherche à expliquer, on détermine en partie l’explication que l’on va en donner : « la circularité mise en œuvre à produire des faits serait

destructrice si elle s’arrêtait au constat empirique, propre au sens commun »

(Meyer, 1986, p. 286). Mais la science a certaines caractéristiques propres (qui la distingue donc du sens commun) qui lui permettent d’éviter la circularité, ainsi « la

science met sa factualisation à l’épreuve en appliquant à d’autres faits l’explication qu’elle suppose pour les faits de bases » (ibid.). Ces faits peuvent provenir soit de

questionnements précédents, ce qui a permis de les mettre provisoirement hors questions, soit de faits qui font partie du domaine dans lequel se déploie le questionnement ou de faits que l’on ne pensait pas qu’ils puissent être expliqués par la même théorie. En effet, on ne s’engage pas dans un questionnement si l’on ne sait rien, car pour répondre à la question posée il faut pouvoir « mettre à l’épreuve la

conception pro-posée et la confronter à d’autres faits pour lesquels elle n’a pas été prévue » (1986, p. 9).

Autre caractéristique de la science, c’est le caractère hypothétique de la factualisation qui implique qu’elle soit, à un moment, mise en question pour pouvoir être établie comme réponse, alors que le sens commun s’arrête aux réponses premières sans s’interroger sur la validité de la factualisation. Comme le précise Fabre « encore une fois, il ne faut pas confondre ce qui est de l’ordre du problème et

ce qui relève de la solution. Bref, en science on résout toujours une question par une autre, la question des faits par celle de l’interprétation et inversement » (2009, p.

220).

On comprend pourquoi le postulat empirique de l’indépendance des faits par rapport aux explications et aux théories ne tient pas dans une conception problématologique de la science qui « oblige à concevoir une imbrication des faits et

des théories ». Ainsi l’observation, l’expérience n’ont de sens qu’en référence aux

problèmes et « inversement toute théorie s’appuie sur du hors question et donc sur

des faits » (Fabre, ibid., p. 221). C’est ce que Meyer nomme le contexte

problématique et qui permet de donner leur sens aux propositions et aux problèmes. Ainsi, les faits comme les théories sont construits dans le cadre d’une dialectique par l’entremise du problème. Veyne, à propos de la démarche de recherche en histoire, notait déjà qu’« un fait n’est rien sans son intrigue » et qu’il est vain de vouloir prendre en compte tous les faits à la fois. Les faits n’ont de sens qu’en fonction de la question que l’on se pose et il conclut que dans l’activité scientifique la démarche n’est pas fondamentalement différente : « alors dans l’intérêt de la science, tout

décrire ? Essayez » (1971/1996, p. 52 et p. 53).

4.2.2. La logique de la découverte : causalité

et relevance

Quel que soit le processus de questionnement, il convient de distinguer deux niveaux : le niveau problématologique où l’on pose les problèmes et le niveau apocritique où l’on répond. C’est la distinction entre ces deux niveaux du processus qui permet à Meyer de résoudre le dilemme du Ménon. Meyer précise aussitôt que dans la recherche en train de se faire, les deux moments peuvent se mélanger, même si ce n’est pas toujours le cas. Écoutons Meyer décrire l’activité d’un scientifique qui passe d’une question à une autre seulement après avoir justifié la réponse à la première question. « On a l’impression que le savant progresse en proposant une

marque de la progression » mais, ajoute-il aussitôt, la progression s’est matérialisée

dès l’émission de l’hypothèse, et la justification « quoiqu’elle n’ajoute rien et tout

aussi indispensable à la science » (1979, p. 40). Dans tous les cas, le passage d’une

hypothèse à une autre se fait, pour Meyer, selon une logique spécifique au niveau problématologique. « Les réponses problématologiques qui sont les questions pour le

questionneur demeurent implicites à l’intérieur de son processus, ou, si elles sont explicitées elles le sont comme telles, ce sont alors des hypothèses. L’hypothèse en tant qu’assertion explicite, est apocritique et problématologique. Elle n’est explicitée qu’au moment de la justification » (Meyer, 1979, p. 42). Voyons quelles sont les

conséquences de la différence problématologique et de la place déterminante du problème scientifique dans la recherche d’explications. C’est à ce niveau que le contexte de la problématisation joue un rôle déterminant dans la recherche de nouvelles explications, dans la mesure où « le contexte est ce qui permet d’associer

une question à une réponse particulière » (ibid., p. 290). En effet, le contexte permet

de donner son sens au problème, en permettant au chercheur, d’une part, de découper ce problème en sous-problème ou en ramenant ce problème « à ce qu’il sait déjà ou

croit savoir, ce qui est d’une certaine manière de résoudre déjà » (ibid., p. 309).

Ainsi, comme indique Fabre, « la problématisation suppose d’identifier les traits

significatifs ou encore “relevants” par rapport au contexte de l’interrogation »

(2009, p. 226). La relevance revient à savoir si deux phénomènes ont à voir l’un avec l’autre, elle recouvre la notion de causalité sans s’y limiter. Les deux façons de comprendre un problème, présentées plus haut (découpage analytique du problème de départ en sous-problème, déplacement du problème vers des problèmes déjà connus), peuvent donc être décrites d’un point de vue logique, pas une logique formelle, mais une logique du sens qui caractérise la logique de la recherche (1979, p. 344-345). Pour Meyer, les deux modes de raisonnements qui rendent compte de cette logique de la recherche sont l’induction et l’abduction (tableau 1-3).

Tableau 1-3. Les deux modes de raisonnement dans une logique de la

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