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Nous avons montré, à la section précédente, en quoi l’introduction en situation d’enseignement-apprentissage des concepts scientifiques issus du développement socio-historique permet une transformation des activités psychiques élémentaires des élèves constituées au contact des expériences quotidiennes. Il convient maintenant de comprendre le rôle que va prendre le langage au moment où ces concepts scientifiques vont être introduits en contexte scolaire. Pour ce faire, Vygotski mobilise une autre loi développementale déterminante pour comprendre les processus d’apprentissage : la loi développementale du passage de l’interpsychique à l’intrapsychique. Il la formule de la façon suivante : « chaque fonction psychique

apparaît deux fois au cours du développement de l’enfant : d’abord comme activité collective, sociale et donc comme fonction interpsychique ; puis elle intervient une deuxième fois comme activité individuelle, comme propriété intérieure de la pensée de l’enfant, comme fonction intrapsychique » (Vygotski, 1933/1985, p. 111). Ainsi,

le processus d’appropriation d’un concept scientifique provient d’une reconstruction pour soi, qui n’est pas une reproduction à l’identique (Brossard indique que

« l’activité en même temps qu’elle s’intériorise, se réorganise » [2004, p. 104]), de

l’action effectuée dans le champ de l’intersubjectivité.

Nous avons déjà indiqué que les concepts scientifiques ont une signification propre dans le sens où ils sont organisés en système (ils sont en relation avec d’autres concepts, ils correspondent à un niveau particulier de généralisation) et où ils ont été élaborés au sein d’une sphère d’activité particulière, la communauté scientifique, qui leur donne une certaine forme de rationalité. Lorsque l’enseignant introduit un concept scientifique, les élèves ne peuvent l’appréhender que par rapport aux concepts quotidiens proches disponibles ou par rapport à d'autres concepts scientifiques déjà disponibles. La signification donnée au concept scientifique par les élèves est donc différente de celle que lui attribue le professeur.

S’ouvre alors, sous le guidage du professeur, un double travail langagier :

- celui qui va permettre l’appropriation par l’élève du concept scientifique et qui passe nécessairement par un travail dialogique tel que le définit Brossard, c’est-à-dire par « la création d’un univers intersubjectif, univers fait de semi-

compréhension, de tensions, de décalages, de reprises et de renégociations, de contrats tacites en perpétuelle renégociation » (Brossard, 2004, p. 34). Ce

travail de reformulation dure jusqu’à ce que l’enseignant accepte un compromis entre ce que disent les élèves du concept scientifique et ce qu’il voulait qu’ils

en sachent. Ce travail langagier est caractéristique de l’activité de penser des élèves (mais également de l’enseignant). En cela, nous établissons un lien entre pensée et langage qui n’est ni de l’ordre de l’équivalence, ni de la disjonction complète, mais dans les passages continus entre ce que l’on veut dire et ce que l’on dit46. Dans un premier temps, ce travail de conceptualisation est réalisé à plusieurs et il s’agit d’un travail sur le concept en lui-même (son organisation interne, les règles qui président à son utilisation…) ;

- parallèlement à ce travail sur le concept en lui-même et pour éviter sa réification, il convient également de permettre aux élèves de construire le contexte social à l’intérieur duquel ces outils fonctionnent. En effet, comme le précise Bernié, il est « impossible de séparer la construction des connaissances

scientifiques des réseaux de sociabilité au sein desquels la démarche de preuves et ses conditions matérielles, ses instruments, sont définis, légitimés »

(2002, p. 78). Il convient donc de permettre à l’élève de s’instancier comme énonciateur légitime au sein d’une communauté nouvelle. Selon Brossard (2004, p. 177, 187), ce changement de position énonciative est un puissant moteur de transformation cognitive, mais non le seul.

C’est tout ce travail de conceptualisation collaborative qui pourra ensuite être intériorisé. Cela nous permet de mettre en évidence que l’activité langagière dans laquelle est engagé l’élève en situation d’enseignement-apprentissage est déterminante pour comprendre les apprentissages réalisés par ces élèves.

3.3. Conclusion : la question de la

transposition didactique

Forquin rappelle que la transmission des savoirs à l’école nécessite une sélection des éléments de la culture qui méritent d’être enseignés et « une réélaboration des

contenus de culture destinés à être transmis aux générations nouvelles » (2004, p. 6).

C’est ce dernier processus que Verret appelle transposition didactique pour indiquer les transformations liées à une « transmission bureaucratique du savoir » (1975). Ce concept de transposition didactique n’a pas pour objet de décrire un ensemble de transformations à faire subir au savoir pour pouvoir l’enseigner, mais de caractériser

46 Refusant à la fois une attitude intellectualiste, pour laquelle certaines activités de penser pourraient

se passer d’une mise en forme langagière, et une attitude empiriste, pour laquelle langage et pensée sont équivalents, Vygotski « va s’efforcer de mettre à jour l’unité dialectique du mot et de la pensée, c’est-à-dire le lien interne et dynamique entre ces deux pôle » (Brossard, 2004, p. 42).

les transformations nécessairement subies par le savoir lorsqu’il est enseigné. Il s’agit donc d’un outil critique qui doit permettre de mettre sous surveillance épistémologique (Arsac, 1989) le passage des savoirs des communautés où ils sont produits à la classe.

Verret précise que la transposition didactique provoque, d’une part, une désyncrétisation du savoir, sa dépersonnalisation et une programmation des apprentissages et, d’autre part, cela « suppose quant à la transmission : la définition

explicite, en compréhension et en extension du savoir à transmettre » et « le contrôle réglé des apprentissages » (1975). Considérons les transformations subies par le

savoir au cours du processus de transposition didactique à l’éclairage de la conception des apprentissages présentée.

La question de la programmation des apprentissages est peu problématique pour l’enseignant puisqu’elle est en partie prise en charge par l’institution via les programmes scolaires. Par contre, la désyncrétisation et la dépersonnalisation du savoir semblent, selon nous, être source de difficultés didactiques importantes. En effet, nous avons particulièrement insisté sur le fait que les concepts scientifiques sont organisés en système. Or, c’est précisément le fait qu’ils fassent système qui va permettre, d’une part, aux élèves de les mobiliser dans des raisonnements (c’est via le jeu entre les différents niveaux de généralisation des concepts que les élèves vont pouvoir conduire des inférences) et d’autre part, de permettre le développement. La perte des liens entre différents concepts pourrait être responsable des difficultés rencontrées par les élèves : ainsi le découpage de la fonction de nutrition chez l’homme en chapitres sur la digestion, la respiration et la circulation est, pour partie, responsable de la difficulté que les élèves ont à construire une conception intégrée de la nutrition (Banet & Nunez, 1997, p. 1171-1172). Enfin, la dépersonnalisation du savoir a également plusieurs conséquences problématiques. Le savoir scientifique est extrait de son contexte socio-historique de production et il a généralement perdu toute trace des controverses qui ont présidé à sa naissance. Selon Develay (1987), c’est une raison du dogmatisme du savoir scientifique.

Ainsi, lors de la transposition didactique, le savoir scientifique subit un double mouvement de décontextualisation-recontextualisation puisqu’il est enseigné en situation scolaire. C’est à « cette nécessaire construction à l’école de nouveaux rôles

sociaux, à articuler avec de nouveaux savoir-faire, informés par une référence en actes aux pratiques sociales et langagières des communautés de référence » (Bernié,

par Bernié47. En effet, cette notion vise à permettre de transposer « les conditions

sociales d’élaboration des savoirs et d’émergence des œuvres » (ibid., p. 78). Ainsi,

dans l’exemple de l’activité scientifique décrite supra et si l’on se positionne dans un cadre constructiviste, la transposition didactique ne peut se contenter de permettre aux élèves d’apprendre les mises en textes des explications scientifiques validées par la communauté scientifique. Il ne peut pas, non plus, s’agir de les entraîner à la maîtrise des genres discursifs en vigueur dans la communauté scientifique de référence.

Un des objectifs du travail, en cours de science, pourrait être de construire une communauté discursive scientifique scolaire constituée autour de l’engagement des élèves dans la production d’une explication sur un phénomène biologique. Les élèves seraient alors conduits à développer une activité authentique de problématisation autour de moments de discussion collaborative en classe qui peuvent prendre la forme de débat scientifique tels qu’ils sont définis par Orange (2000). Ces moments d’oraux réflexifs (Jaubert & Rebière, 2002) articulés avec des écrits de travail, sur le mode de la controverse scientifique permettent :

- de construire progressivement des objets en discussion, ce qui permet une objectivation des contenus de pensée et, pour les productions écrites, une stabilisation de ces éléments qui pourront alors être soumis à une analyse (Goody, 1979) ;

- de tenter des argumentations qui peuvent ensuite être débattues et critiquées. Le débat scientifique permet de faire vivre dans l’espace intersubjectif la surveillance intellectuelle de soi (Bachelard, 1949) qui pourra ensuite être intériorisée, dans une perspective développementale. Certaines argumentations pourront être validées alors que d’autres devront encore être mises à l’épreuve. Ces activités doivent permettre in fine la construction d’un problème scientifique et d’explications possibles.

- de mettre à l’épreuve ces explications possibles lors de moments d’expérimentation, de recherche documentaire… L’introduction des tableaux, graphiques, textes scientifiques… issus d’une transposition des produits culturels de la discipline confronte les élèves aux outils spécifiques du champ disciplinaire et aux formes sémiotiques en vigueur au sein de la communauté scientifique de référence.

On retrouve la tension dialectique déjà soulignée de la transposition de la mise en texte des savoirs. En effet, dans une pratique scientifique professionnelle, il préexiste un texte auquel l’activité scientifique répond d’une façon ou d’une autre. Dans le cas

47 Nous pouvons faire des rapprochements entre la notion de collectif de pensée de Fleck (1935/2008)

de la pratique de classe, même s’il peut exister un texte préexistant (les textes de savoir construits dans les classes antérieures), le texte que l’enseignant fait construire n’est pas connu par les élèves et les situations d’enseignement-apprentissage doivent permettre une confrontation des élèves à ce texte de savoir. De plus, dans la pratique de classe, le texte du savoir auquel les élèves doivent accéder est déterminé par l’institution avant le début de l’apprentissage. Quel est le but de l’enseignant dans ces conditions :

- fournir le texte du savoir et permettre aux élèves de le comprendre ? ;

- faire reconstruire un texte de savoir aux élèves le plus proche possible du texte du programme ? ;

Quelle place, dans ce texte de savoir, pour les traces du processus qui a conduit à ce texte, car si les traces du travail sont trop importantes, le texte reste un texte singulier qui n’a pas le caractère de généralité d’un texte scientifique ?

Quelles que soient les difficultés posées par le processus de mise en texte, les différentes activités doivent mener à la production d’un texte de savoir institutionnalisé qui s'inscrit dans un genre discursif reconnu par la communauté scientifique. Compte tenu de l’analyse de l’activité scientifique présentée précédemment, les textes produits doivent, d’une part, être autoréférentiel et, d’autre part, garder la trace des problèmes auxquels ils sont une réponse. En cela, il s’agit bien « de remettre sur ses pieds communicationnels la forme scolaire » (Bernié, 1998, p. 185). Du point de vue épistémologique, l’activité des élèves peut être analysée comme un processus de problématisation tel que nous l’avons présenté chapitre 1. Le travail cognitif et langagier, lui, peut être interprété comme un processus de « secondarisation » tel qu’il est défini par Jaubert et Rebière. Il s’agit donc de savoir si « dans les ébauches d’appropriation d’outils culturels (dont

linguistique), le nouveau discours qu’il élabore, via des formes plus conventionnelles, transforme le déjà-là et témoigne de son déplacement énonciatif, d’une modification de sa compréhension du monde et de l’action dans laquelle il est engagé » (2002, p. 168). Nous avons montré, à la section 2.4., en quoi la

secondarisation pouvait correspondre au volet langagier du processus d’autonomisation des explications scientifiques dans le cadre d’une activité de problématisation scientifique. Nous pensons que nous pouvons transférer ces relations au niveau du fonctionnement de la communauté discursive scolaire.

Dans ce sens, les recherches de Jaubert ont permis d’identifier différentes fonctions du travail du langage dans des situations d’enseignement-apprentissage. Elles sont précisées dans le tableau 2-10.

Tableau 2-10. Les fonctions du travail du langage en sciences (Jaubert,

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