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À la lumière de ce positionnement épistémologique, nous allons essayer d’interpréter deux critiques généralement adressées aux savoirs scolaires et, plus particulièrement, à l’enseignement des sciences à l’école (à entendre au sens large du terme) (Astolfi et al., 1978). La première concerne les savoirs scolaires en général, il s’agit de leur propositionnalisme ; la seconde concerne la tradition empiriste qui semble caractériser les conceptions épistémiques des enseignants de sciences en général et de SVT en particulier.

À partir de ces interprétations, nous essaierons de voir comment nous pouvons envisager un enseignement des sciences de la vie qui donne une place importante à la construction des explications par les élèves.

6.1. Le propositionnalisme du savoir

scolaire : savoir et problème

La critique du propositionnalisme des savoirs scolaires est issue de travaux d’anthropologues qui se sont intéressés à la transmission des savoirs (Delbos & Jorion, 1990) repris par Astolfi lorsqu’il réclame, dans un sous-titre provocateur de l’École pour apprendre, « du théorique, pas du Canada dry ! » (1992, p. 39).

Delbos et Jorion analysent les rapports entre ce que l’enfant apprend sur le marais salant et ce que l’élève apprend dans l’institution scolaire. Leur étude permet de mettre en évidence que le savoir dispensé à l’école est de nature « propositionnelle ». Ils opposent ce type de savoir, d’une part, au savoir scientifique dont il ne constitue qu’une pâle copie (les processus de salinisation) et, d’autre part, au savoir

« procédural » qui peut être abstrait de l’observation de la pratique (en l’occurrence

celle des parents qui ramassent le sel). Ainsi, les auteurs précisent : « Quand nous

appellerons “propositionnel” le savoir scolaire, nous attirerons l’attention par cela sur l’une de ses caractéristiques marquantes, qu’à défaut de pouvoir être théorique, il résume le savoir sous forme de propositions non logiquement connectées et qui se contentent d’énoncer des contenus » (Delbos & Jorion, 1990, p. 11). Cela permet à

Astolfi d’expliquer pourquoi les savoirs scolaires ne sont pas ou peu réutilisables par les élèves hors de l’école et pourquoi ils sont peu porteurs de sens pour eux (Astolfi

et al., 1978, p. 22 ; Astolfi, 1992, p. 37). Même si Meyer ne s’intéresse pas aux

questions d’éducation, il « nous donne une clé pour comprendre pourquoi le savoir

scolaire se présente volontiers “en soi” et indépendamment de tout questionnement, ce qui lui fait perdre tout sens épistémologique » (Fabre, 2009, p. 215). C’est parce

que les savoirs scolaires ont perdu tout contact avec les problèmes dont ils sont réponses qu’ils ont perdu leur sens. Cela rejoint la critique adressée par Deleuze à l’image dogmatique de la pensée. Deleuze précise qu’on « nous fait croire que les

problèmes sont donnés tout faits, et qu’ils disparaissent dans les réponses ou la solution ; sous ce double aspect, déjà ils ne peuvent être que des fantômes » (1968,

p. 65) et ajoute que « le problème a beau être recouvert par les solutions, il n’en

subsiste pas moins dans l’Idée qui le rapporte à ses conditions, et qui organise la genèse des solutions elles-mêmes. Sans cette idée, les solutions n’auraient pas de sens » (1969, p. 70). C’est le privilège des solutions sur les problèmes54 que Fabre (2006, p. 1-3) identifie comme l’un des huit postulats de l’image dogmatique de la pensée55.

Nous en tirons un premier enseignement : le sens des savoirs scolaires ne peut être maintenu que si les liens entre savoirs et problèmes sont travaillés et établis à l’école. Il n’y a pas de savoirs en dehors des problèmes avec lesquels ils entretiennent une relation dynamique (Bachelard, 1938/1993, p. 14 ; 1949/1998, p. 35). La déconnexion entre un savoir qui existerait en soi et les problèmes est illusoire (Dewey, 1993, p. 210). Ainsi, le problème ne disparaît pas lors de sa résolution. C’est le problème, sa solution et le rapport qui lie problème et solution qui constituent le savoir. Et comme le précise Gadamer : « seul possède le savoir qui possède les questions » (1976, p. 211). Tout cela pose la question des conditions de possibilité didactiques d’un tel enseignement, notamment si on la met en relation avec les conceptions épistémiques dominantes56 des enseignants de SVT.

54 « Et, c’est un préjugé social, dans l’intérêt de nous maintenir enfant, qui nous convie toujours à

résoudre des problèmes venus d’ailleurs, et qui nous console ou nous distrait en nous disant que nous avons vaincu si nous avons su répondre : le problème comme obstacle, et le répondant comme Hercule. Telle est l’origine d’une grotesque image de la culture, qu’on retrouve aussi bien dans les tests, dans les consignes du gouvernement, dans les concours des journaux » (Deleuze, 1968, p.205).

55 Parmi les autres, Fabre distingue : le postulat de la bonne volonté de penser et de la bonne nature de

la pensée; le postulat de l’idéel ou du sens commun, le postulat du modèle ou de la recognition, le postulat de la représentation qui ramène toute différence au même; le postulat de l’erreur comme seul négatif de la pensée; le postulat de la prééminence du vrai et du faux; le postulat de la supériorité du savoir sur l’apprendre.

56 Coquidé (2000, p. 26) préfère l’emploi de conception épistémique à celle d’épistémologie

6.2. Une conception épistémique classique

des enseignants de SVT : le problème réduit

à sa fonction de motivation et la primauté

de la justification sur la recherche dans la

construction des explications

Une seconde critique adressée à l’enseignement des sciences concerne la tradition positiviste et empiriste qui caractérise les « conceptions épistémiques » des enseignants de SVT. Ainsi de nombreux travaux en didactique des sciences montrent que la mise en œuvre d’une démarche scientifique qui prend l’observation comme point de départ et qui permettrait d’atteindre (à chaque fois) une vérité scientifique préexistante reste très prégnante chez les enseignants de sciences (Coquidé, 1998, p. 122) et empêche l’entrée des élèves dans une véritable culture scientifique. Cette forme de mise en scène du savoir scientifique conduit les enseignants à présenter

« une image déformée des connaissances et des travaux scientifiques » (Porlan Ariza et al., 1998, p. 209) et, bien que la « contestation de ce modèle soit devenue un classique de la didactique des sciences » (Clément, 1998, p.76), il semble que cette

prescription, non inscrite dans les instructions officielles, conduit à un enseignement dogmatique des sciences57 (ce qui rejoint la critique du propositionnalisme du savoir scolaire évoquée à la section 5.2.). Les bonnes explications sont enseignées et l’enseignant souhaite que les élèves les acceptent sans les questionner, sans leur montrer d’autres explications possibles et en quoi les premières sont meilleures. De là à encourager les élèves à envisager d’autres explications, il n’en est même pas question. Il est intéressant de préciser avec Jouary que « cette conception cohabite

avec la conception inverse » (2002, p.24), c’est-à-dire avec une vision totalement relativiste de la science. Puisqu’on ne peut pas montrer qu’une théorie est vraie ; que dans le passé, d’autres théories ont longtemps été considérées comme vraies et que certaines de nos théories seront réfutées dans les années qui viennent, alors toutes ces théories se valent. C’est bien dans une position qui évite à la fois le dogmatisme et le relativisme qu’il nous faut mettre les élèves si l’on veut qu’ils accèdent à une culture

montrer qu’il est difficile d’envisager les différents éléments, sur lesquels repose cette conception, consciemment ou non, de façon hautement organisée et cohérente.

57 « À enseigner les sciences comme des vérités enfilées comme des perles, on enseigne tout sauf des

scientifique. Rumelhard donne quelques pistes de réflexion pour que la biologie puisse participer à la constitution d’une culture scientifique : « l’initiation au savoir

conçu comme processus d’objectivation doit inclure un travail de détour, de décentrement, de déplacement des intérêts immédiats, d’épreuves à surmonter. Mais le savoir scientifique doit se réintégrer dans les représentations et les pratiques individuelles et sociales » (1992, p. 145). Il met ici en avant une tension entre les

aspects méthodologiques et les résultats visés.

Cette tradition empiriste se manifeste également d’une autre façon dans l’enseignement des sciences. Ainsi, l’essentiel des activités proposées aux élèves dans les cours de SVT consistent à valider expérimentalement les explications qui correspondent aux explications validées par la communauté scientifique (Bomchil & Darley, 1998). Compte tenu du cadre construit, cela conduit à restreindre l’explication à sa phase de la justification (à expliquer pour faire référence à la figure I-6). Pour reprendre le vocabulaire de Meyer, cela revient à nier la différence problématologique et à rabattre l’explication au niveau apocritique.

La critique de cette vision positiviste et empiriste de l’enseignement des sciences, issue de la leçon de chose, débute dès les années 1960 à travers les ouvrages de Legrand (1960) et de Best (1973), le développement des travaux de l’INRP (autour de Legrand, Best et Host)58 et l’introduction des activités d’éveil à l’école primaire. Ainsi on peut relever dans Recherche pédagogique, n° 74 (1975), une description de la première étape de la méthode de la découverte : « formulation d’un problème à

partir d’une situation bien intégrée à l’expérience de l’enfant, et qui permet l’étonnement et les questions individuelles. Une confrontation et structuration collective orientées par le maître permettent de trier et de reformuler les questions pour aboutir à un problème précis, correspondant à une activité expérimentale ayant une signification scientifique, et telle que le groupe tout entier en fait son problème et organise son travail » (ibid., p. 38). Dans le

secondaire, les instructions officielles récentes59 ont introduit l’idée de problème dans le cadre de la démarche scientifique ou démarche d’investigation. Dans ces différentes propositions, le problème est présenté comme point de départ de la recherche et il a pour fonction d’ancrer l’activité scientifique dans le vécu des élèves. La principale caractéristique de ces problèmes est qu’ils ont une dimension psychologique, dimension importante puisque « tout commencement ne peut être que

psychologique » (Fabre, 1995, p. 49). C’est avec le souci de donner du sens au cours

58 Ce qui conduit à la mise en place des activités d’éveil à l’école primaire.

de SVT, de motiver les élèves, d’assurer la dévolution60 du jeu : à savoir rechercher une explication, que le problème est introduit dans les instructions officielles. Mais c’est une définition restreinte du concept de sens qui est mobilisée ici qui présuppose une continuité épistémologique surajoutée « à son principe fécond d’ancrage

psychologique » (ibid., p. 48)61.

La tradition empiriste, qui reste très prégnante dans les conceptions épistémiques des enseignants de SVT, les conduit à survaloriser l’observation et l’expérience par rapport aux concepts et à la théorie. Ce tropisme permet difficilement d’envisager le rôle épistémologique du problème dans la dialectique des faits et de la théorie. Comme l’empirisme considère que seuls les faits sont à la base d’un savoir scientifique, le problème a seulement un rôle motivationnel ce qui « nous englue

dans le pittoresque de l’expérience première : dans une expérience non surveillée par la théorie » (ibid.)62. Par rapport à notre cadre épistémologique, cela revient à ignorer la différence entre les réponses problématologiques et les réponses apocritiques en survalorisant ces dernières. Les conséquences de cela sont d’une part, la réduction du sens du problème à l’enrôlement des élèves dans les activités scolaires et, d’autre part, la primauté accordée à la justification dans le cadre d’une logique formelle. C’est ce que note Astolfi (2007) lorsqu’il précise, commentant la première étape de la méthode de la découverte présentée dans Recherche

pédagogique, n° 74, que « les problèmes de méthode de la découverte sont des

problèmes de logique [logique des classes, séparation de variables…] et non pas des problèmes de concepts ».

60 Dans le sens de la théorie des situations didactiques de Brousseau : « Il ne suffit pas de

“communiquer” un problème à un élève pour que ce problème devienne son problème et qu’il se sente seul responsable de le résoudre. Il ne suffit pas non plus que l’élève accepte cette responsabilité pour que le problème qu’il résout soit un problème “universel” dégagé de présupposés subjectifs. Nous appelons “dévolution” l’activité par laquelle le professeur cherche à atteindre ces deux résultats » (Brousseau, 1986, p. 39).

61 Ce dont on ne peut pas soupçonner les auteurs de Recherche pédagogique qui sont à l’origine de la

référence à Bacherlard et à la nécessaire rupture épistémologique entre les savoirs quotidiens et les savoirs scientifiques.

62 « Puisqu’on croit à la continuité entre la connaissance commune et la connaissance scientifique, on

travaille à la maintenir, on se fait une obligation de la renforcer. Du bon sens, on veut sortir lentement, doucement, les rudiments du savoir scientifique. On répugne à faire violence au sens commun. Et dans les méthodes d’enseignement élémentaire, on recule, comme à plaisir, les heures d’initiations viriles, on souhaite garder la tradition de la science élémentaire, de la science facile; on se fait un devoir de faire participer l’étudiant à l’immobilité de la connaissance première. Il faut pourtant en arriver à critiquer la culture élémentaire. On entre alors dans le règne de la culture scientifique difficile » (Bachelard, 1953/2000, p. 212-213).

6.3. Apprendre les sciences de la vie :

explication et problématisation

Nous pouvons proposer une synthèse (tableau 1-4) des deux critiques formulées : celle du formalisme et celle de l’empirisme pour proposer une conception rationaliste de l’enseignement scientifique qui s’appuie sur la pédagogie de Bachelard qui est

« bien une pédagogie du non, qui problématise à la fois le formalisme de l’enseignement traditionnel et l’empirisme de “leçon de chose” » (Fabre, 1995,

p. 49). Ainsi, pour fonder une pédagogie rationaliste qui évite à la fois la pédagogie des réponses et celle des questions, il faut développer l’idée d’une situation-problème dans une perspective de problématisation (Fabre, 1993).

Tableau 1-4. Une conception rationaliste de l’enseignement des sciences

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