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communauté scientifique sont constitutives des savoirs scientifiques

2.2. Une conception dialogique du langage

Si nous prenons au sérieux l’idée que l’utilisation du langage est nécessairement ancrée dans une communauté discursive, il faut que la conception du langage à laquelle nous souscrivons puisse rendre compte pleinement de la fonction constructive du langage. Certains linguistes peuvent sous-évaluer cette fonction, ce qui les conduit à analyser le langage uniquement « du point de vue du locuteur

comme si celui-ci était seul, hors du rapport nécessaire aux autres partenaires de l’échange verbal » (Bakhtine, 1984, p. 273). Cette critique conduit Bakthine à

développer une conception dialogique du langage où « ce qui importe ce n’est plus le

mot ou quelque forme que ce soit, mais la circulation discursive dans laquelle la différence d’accentuation21 fonctionne comme ce qui fait sens » (François, 1989,

20 « Si les genres (du discours) n’existaient pas et si nous n’en avions pas la maîtrise, et qu’il faille les

créer pour la première fois dans le processus de la parole, qu’il nous faille construire chacun de nos énoncés, l’échange verbal serait quasiment impossible » (Bakhtine, 1984, p. 285).

21 L'accentuation renvoie à la perspective sociale. François la définit comme ceci : « mot avant tout

désignatif d’objet, destiné à s’effacer derrière cette fonction, mot marqué comme repris d’autrui, mot indiqué comme obscur, comme mal adapté, ou au contraire non-métaphore qualifiée par sa différence d’accentuation » (1989, p. 43).

p. 43). Bakhtine décrit le caractère dialogique du langage de la façon suivante : « les

frontières de l’énoncé concret, compris comme une unité de l’échange verbal, sont déterminées par l’alternance des sujets parlants, c’est-à-dire par l’alternance des locuteurs. Tout énoncé – depuis la réplique brève jusqu’au roman ou au traité scientifique – comporte un commencement absolu et une fin absolue : avant son début, il y a les énoncés des autres, après sa fin, il y a les énoncés-réponse des autres (quand bien même ce ne serait que sous la forme d’une compréhension responsive active muette ou d’une action-réponse fondée sur une telle compréhension) »

(Bakhtine, 1984, p. 277). Le dialogisme, caractéristique des productions langagières, est double et concerne aussi bien la modalité orale qu’écrite.

Le dialogisme synchrone, assez évident dans le dialogue oral, correspond à l’influence provoquée par l’activité langagière de A dans le discours tenu par B. Ainsi, et pour généraliser, les productions langagières des interlocuteurs entrent en résonance avec les discours qui sont tenus par les autres participants de l’échange.

« En fait l’auditeur qui reçoit et comprend la signification (linguistique) d’un discours adopte simultanément, par rapport à ce discours, une attitude responsive active : il est en accord ou en désaccord (totalement ou partiellement), il complète, il adapte, il s’apprête à exécuter, etc., et cette attitude de l’auditeur est, dès le tout début du discours, parfois dès le premier mot émis par le locuteur, en élaboration constante durant tout le processus de l’audition et de compréhension » (ibid.,

p. 274). Le dialogisme synchrone remet radicalement en cause une conception classique de la communication : encodage d’un message, transmission des bits d’information, décodage du message. Pour reprendre une métaphore de Grize, la communication a davantage à voir avec la résonance au sens physique du terme (1992, p. 43). Le concept de schématisation, développé par Grize, associé aux opérations logico-discursives qui permettent la construction des objets du discours (1982, 1990, 1996), donne des outils d’analyse de la dynamique des échanges langagiers (qu’ils soient oraux ou écrits).

Par ailleurs, Bakhtine introduit également un dialogisme diachrone. Comme l’activité langagière est inscrite dans un contexte social, elle se réfère également à tous les autres discours, réels ou potentiels qui ont/auraient pu être déjà tenus sur le même objet dans la communauté discursive en question. « Le discours rencontre

toujours le discours d’autrui sur tous les chemins qui mènent vers son objet, et il ne peut pas ne pas entrer avec lui en interaction vive et intension. Seul l’Adam mythique, abordant avec le premier discours un monde vierge et encore non dit, le solitaire Adam, pouvait vraiment éviter absolument cette réorientation mutuelle par rapport au discours d’autrui, qui se produit sur le chemin de l’objet » (Bakhtine).

servi, et portent en eux-mêmes les traces de leurs usages précédents ; mais les “choses” aussi ont été touchées » (1981, p. 98). Dans la communication des

scientifiques au laboratoire, nous avons montré comment les textes produits par la communauté formaient un ensemble inter-relié (les références aux autres discours se faisant généralement par le biais des citations, des renvois et références bibliographiques) qui constitue le savoir scientifique.

Nous pouvons maintenant déterminer plusieurs conséquences de la structure dialogique des activités langagières.

La première est que tous les discours tenus par les scientifiques, que ce soit dans les échanges informels au laboratoire ou dans le texte d’un article publié, s’inscrivent dans un interdiscours. Ils n’ont pas une signification intrinsèque, mais leur sens émerge des relations qu’ils entretiennent avec les autres textes produits dont on perçoit les échos en leur sein. C’est en cela que tous les discours scientifiques « sont

fondamentalement polyphoniques » (Jaubert, 2007a, p. 59) ou encore

« hétéroglossiques ». Pour différencier l’hétéroglossie de la polyphonie (notion développée par Ducrot [1984], à partir de Bakhtine [1978, 1984]22), il convient de noter que pour Bakhtine, tout énoncé est inscrit dans un contexte social et qu’il est toujours porteur des valeurs, croyances, savoirs, pratiques diverses constitutives de la communauté discursive au sein de laquelle cet énoncé est tenu23. Ducrot, en revanche, ne s’intéresse qu’à l’aspect linguistique des énoncés et à la distinction du sujet parlant, du locuteur et de l’énonciateur (dont on peut entendre la voix dans le discours, sans que, pour autant, le locuteur la prenne en charge) pour expliquer le fonctionnement de ces énoncés, en occultant l’origine sociale, contextuelle des énoncés. Dans notre travail, nous utiliserons le terme d’hétéroglossie pour insister sur l’importance de l’ancrage contextuel de l’activité langagière. Ainsi, dans un énoncé, on peut trouver plusieurs voix qui ne peuvent pas être toutes attribuées à au sujet parlant. Les paramètres de la situation d’énonciation peuvent permettre de signaler (explicitement ou non) la superposition de ces différentes voix, c’est ce processus de signalisation que nous appelons hétéroglossie.

La seconde conséquence de la notion de dialogisme et de circulation discursive concerne la critique d’une distinction classique entre l’énonciation, active, et la

22 Voir le numéro de la revue Pratiques (2004, n° 123-124) sur le thème de la polyphonie, en

particulier les articles de Masseron et al. et de Petijean.

23 « La vie sociale vivace et le devenir historique créent, à l’intérieur d’une langue nationale

abstraitement unique, une multitude de mondes concrets, de perspectives littéraires, idéologiques et sociales fermées à l’intérieur de ces diverses perspectives, d’identiques éléments abstraits du langage se chargent de différents contenus sémantiques et axiologiques, et résonnent différemment » (Bakhtine, 1978/1987, p. 110).

réception passive d’un énoncé qui serait intrinsèquement signifiant. Comme le précise François, « l’unité concrète est celle qui est donnée par la compréhension responsive, non seulement la reformulation, mais le déplacement produit par une

réponse qui n’est pas qu’une reprise » (1989, p. 44). Ainsi, la réception d’un énoncé

est aussi active que sa production et nécessite de la part du récepteur, en fonction du contexte de l’énonciation, une reconstruction de la signification de cet énoncé : « tout

acte de compréhension est une réponse, dans la mesure où il introduit l’objet de la compréhension dans un nouveau contexte, le contexte potentiel de la réponse »

(Volochinov, 1977, p. 101). Cette reconstruction peut générer des déplacements de significations : « une répétition n’est pas une reprise à l’identique. […] Il n’y a pas

d’abord ce que le signe veut dire et ensuite sa réutilisation ; il y a un signe qui est dans le mouvement même de sa réutilisation » (François, 1998), d’où l’intérêt que

l’on pourra porter aux diverses reformulations.

Enfin, cette conception dialogique du langage est compatible, selon nous, avec la conception problématologique du langage développée par Meyer (1982). Lorsque Meyer affirme que « les expressions isolées, détachées du contexte, sont en soi

apocritiques et problématologiques »24 (1979, p 240) nous pouvons mettre cette affirmation en relation avec la distinction proposée par Bakhtine entre proposition et énoncé : « la proposition, en tant qu’unité de langue, n’est pas apte à conditionner

directement une attitude responsive active. C’est seulement en devenant un énoncé fini qu’elle acquiert une telle aptitude » (1984, p. 289). C’est donc en fonction du

contexte, de ce qui a été dit avant, de ce que l’on attend qu’il soit dit de cet énoncé, que l’énoncé peut être problématologique ou apocritique. La conception dialogique du langage nous permet de rendre compte en quoi une « théorie scientifique est à la

fois un instrument d’interrogation, et une solution, un corpus de réponses. À ce titre, les théories sont modifiables, et n’arrêtent jamais l’inlassable questionnement : le savant interroge toujours car ses théories ne sont jamais seulement réponses, une fois pour toutes » (Meyer, 1979, p. 242).

Pour conclure avec Volochinov, « la “signalité” pure [du langage] n’existe pas

[…] la forme est orientée par le contexte » (1977, p. 101), les formes linguistiques

n’ont donc pas une signification indépendante de leur contexte d’utilisation. En revanche, elles sont significatives du point de vue adopté par l’énonciateur pour

24 Pour Meyer, toute proposition assure la double fonction du langage : « traiter des problèmes qui s’y

pose en en proposant la solution ou en en exprimant la nature. Dès lors, un discours, une proposition peuvent aussi bien marquer la question que la solution » (1982, p. 125). Ainsi tout proposition est à la fois apocritique (ce qui caractérise une réponse) par rapport à une question qu’elle résout et problématologique (ce qui renvoie à la question) par rapport à une question qu’elle soulève sachant que « la question à laquelle la réponse renvoie (problématologiquement) diffère de celle qu’elle résout (apocritiquement) » (ibid.).

rendre compte des objets du monde auxquels elles réfèrent. Ainsi, le langage en contexte permet la négociation de la signification des énoncés, des repositionnements énonciatifs « dont le but est de co-construire un contexte partagé, dans lequel les

mondes convoqués, au travers des voix mises en scène, deviennent compatibles »

(Jaubert & Rebière, 2005, p. 3). Tout ce travail langagier est en œuvre, comme nous l’avons déjà signalé à la section 1, lors de la construction des nouvelles explications et pour leur communication. C’est en cela que le langage est un outil de conceptualisation.

Comme le langage est un lieu de travail des significations en contexte (construction, ajustement, négociation), l’activité langagière correspond à un processus pouvant être analysé par la mobilisation d’outils auxquels nous avons déjà commencé à faire référence au fil du texte : analyse des schématisations, des reformulations...

2.3. Les pratiques langagières s’inscrivent

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