Auteurs Types d’explication
Halbwachs Hétérogène Homogène Bathygène
Cellérier Causale (action du milieu externe sur le milieu interne)
Lois qui régissent le milieu interne et
externe
Fonctionnelle (agencement du
milieu interne)
Morange physique non
causal Mécaniste darwinien
Dimension fonctionnaliste des sciences de la vie Dimension historique des sciences de la
vie Les différents types d’explication reconnus aujourd’hui dans le champ des sciences de la vie viennent normer l’activité des scientifiques, normes qui peuvent leur donner le sentiment d’avoir expliqué24 un ou des phénomènes biologiques.
Cependant, comme le précise Hempel, l’exigence de pertinence d’une explication est une condition nécessaire, mais pas suffisante (1972/2002, p. 75) pour que celle-ci soit acceptée. Il faut, également, que l’explication soit mise à l’épreuve des tests empiriques. Cela pose la question des liens entre explication et investigation empirique, et de la spécificité de ces liens dans un champ scientifique particulier, celui des sciences de la vie.
3.2. Explication et test empirique
Comme Wolff le précise, c’est « la découverte d’une méthode adaptée à la
vérification d’une hypothèse qui constitue la phase capitale de la découverte »
(1966, p. 121). C’est ainsi que Wolff attire notre attention sur le fait que pour déterminer les modalités de mise à l’épreuve des explications produites, il faut nécessairement prendre en compte la spécificité des objets biologiques étudiés. Cela vient contraindre le format des tests empiriques pratiqués. Dans le champ des sciences de la vie, celui-ci varie selon que l’on s’occupe de taxonomie, d’éthologie, d’écologie, de physiologie ou de biologie évolutive. L’expérimentation, même si elle
24 « Le sentiment d’avoir expliqué est lié à l’usage d’une catégorie d’intelligibilité propre à une
joue un rôle déterminant dans les avancées scientifiques, ne constitue pas la seule approche empirique pratiquée par les scientifiques. Compte tenu de l’importance de l’expérimentation dans la biologie fonctionnaliste, nous nous intéresserons principalement à elle.
3.2.1. Spécificités de l’expérimentation en
biologie fonctionnaliste
Une partie importante de la biologie fonctionnelle25 repose sur des expérimentations26 : « comme le montre Claude Bernard, ce n’est que par
l’expérimentation que l’on peut découvrir les fonctions biologiques » (Canguilhem,
1965/2003, p. 23). Mais il convient de replacer le sens du mot expérience (apparu au du XIIe siècle), dans les sciences de la vie, dans une perspective historique, puisqu’il
s’est déplacé entre le moment de son apparition et celui de la science actuelle. Dans un premier temps (milieu du XVIIe siècle), l’expérience était conçue comme une
collection de faits et ce n’est qu’au XVIIIe siècle (première partie du XVIIIe siècle) que
l’expérience renvoie à un montage expérimental conçu à des fins de vérification (Salomon-Bayet, 1978)27. Ce premier déplacement peut-être mis en relation avec l’introduction la méthode analytique28 dans le champ de l’histoire naturelle. Elle consiste à « découper la réalité en autant de partie qu’il était nécessaire pour que
l’objet retenu pour l’étude soit simple » (Legay, 1997, p. 14).
Une deuxième étape, dans cette histoire de l’expérience en biologie, renvoie à l’apport de Claude Bernard. Sur le plan méthodologique, Bernard, dans l’Introduction à la médecine expérimentale, présente la démarche expérimentale. Il la décrit comme une dialectique entre faits expérimentaux et idées29. C’est pour cela que Grmek (1973/1991, p. 53) inscrit Claude Bernard dans une tradition
25 L’écologie qui fait partie intégrante de la biologie fonctionnelle, même si elle ne repose pas
principalement sur l’expérimentation, tend pourtant à s’appuyer sur cette méthodologie (Haila, 1992/1996).
26 « L’expérimentation, ou l’art d’obtenir des expériences rigoureuses et bien déterminées, est la base
pratique et en quelque sorte la partie exécutive de la méthode expérimentale appliquée à la médecine » (Bernard, 1865, p. 8).
27 « Un siècle a été nécessaire pour passer de “l’espèce de métaphysique expérimentale” du médecin
Perrault à la “méthode expérimentale” du chimiste Macquer » (Salomon-Bayet, 1978/2008, p. 432). « Il a fallu à peu près le même long temps pour renverser le rapport de l’observation à l’expérience » (ibid., p. 433)
28 « Face à ce qu’on croyait être le chaos, le sursaut cartésien [introduction de la méthode
analytique] a été véritablement révolutionnaire » (Legay, 1997, p. 14).
29 Hacking précise que « toute l’aventure des sciences expérimentales depuis le XVIIe siècle réside
dans ce dialogue entre représentation [ce qui renvoie à la théorie] et intervention [renvoyant à l’expérience] » (1983/1989, p. 242).
rationaliste30 (distincte de celle de Descartes « par le recours constant à l’épreuve
des faits » [ibid., 1973/1991, p. 53]), à l’encontre de nombreuses critiques faites,
souvent à tord, de son positivisme31.
Canguilhem partage cet avis (il qualifie la doctrine de Bernard d’« expérimentalisme rationnel », 1968/1989, p. 169) quand il indique que l’apport de Bernard, avec d’autres scientifiques de la première partie du XVIIIe siècle, est
d’établir un lien entre « l’institution de l’expérience à [et] la vérification des
conclusions d’une théorie » (Canguilhem, 1965/2003, p. 23). Ce qui distingue
Claude Bernard, relève Canguilhem, c’est sa réflexion sur les restrictions apportées à l’approche cartésienne, en lien avec la spécificité des objets biologiques. Elles vont permettre de comprendre les évolutions prises par l’expérimentation en biologie dans les périodes plus récentes (en particulier au cours du XXe siècle). Les quatre
principales restrictions relevées par Canguilhem (ibid.), à partir de sa lecture des travaux de Comte sur la biologie et de Claude Bernard, sont les suivantes :
- la spécificité des objets de l’expérience ou de l’observation limite la généralisation logique. En effet, ce que l’on peut observer comme réponse à une expérimentation chez un individu au sein d’une espèce n’est pas forcément la réponse de tous les autres êtres vivants32. Cela pose la question du choix des objets étudiés qui, d’une part, oblige à formuler des réserves à toute généralisation d’acquisition expérimentale et, d’autre part, limite les possibilités expérimentales33 ;
- l’individualisation : « à l’intérieur d’une espèce vivante donnée, la difficulté
tient à la recherche de représentants individuels capables de soutenir des épreuves d’addition, de soustraction ou de variation mesurée des composants supposés d’un phénomène » (ibid., p. 34). Du point de vue de la recherche, cela
30 Canguilhem précise que l’on ne peut « comprendre les motifs de l’obstination de Cl. Bernard à
préconiser et à promouvoir une technique expérimentale » uniquement en se référant au concept de milieu intérieur, car « c’est le concept de milieu intérieur qui est donné comme fondement théorique à la technique de l’expérimentation physiologique » (1968/1989, p. 147-148). Il indique plus loin que « son expérimentalisme n’est ce qu’il est que par sa relation à des théories explicatives des phénomènes physiologiques dont les uns sont par lui reçues et acceptées et d’autres construites par lui-même » (ibid., p ; 168).
31 Canguilhem précise que c’est la lecture de l’Introduction de la médecine expérimentale,
indépendamment des autres recueils de Bernard qui conduit, trop souvent, à présenter sa pensée comme une vérification d’une recommandation d’Auguste Comte (Canguilhem, 1968/1989, p. 147). Prochiantz pointe aussi que Bernard s’oppose à « la pensée du père du positivisme, quand celui-ci assigne pour tâche à la philosophie positive de faire le lien entre toutes les disciplines spécialisées » (Prochiantz, 1990, p. 60).
32 Canguilhem relève des écarts entre variétés au sein d’une même espèce, des écarts entre espèces
(1965/2003, p. 32-33).
33 « En biologie, le choix de l’organisme à étudier présente une importance considérable. D’abord
parce que la nature même d’un animal, sa structure, sa physiologie limitent les possibilités de recherche à certains types d’expérience. Ensuite, parce que, au fil du temps, à mesure que s’accumule la connaissance, on devient en quelque sorte prisonnier de ce qu’on fait et de ce qu’on sait » (Jacob, 1997, p. 88).
pose la question de l’obtention d’individus les plus proches les uns des autres afin de pouvoir faire des comparaisons34 ;
- la totalité provient de la grande intégration, au sein de l’organisme vivant, liée à la polyvalence des organes. Cela pose la question suivante : « il n’est pas
certain qu’un organisme, après ablation d’organe, soit le même organisme diminué d’un organe » (ibid., p. 35). Selon Jacob (1970, p. 99), c’est une
conséquence de l’introduction du concept d’organisation au cœur du monde vivant35 ;
- l’irréversibilité. Même si un être vivant est difficilement comparable à un autre, celui-ci n’est pas non plus automatiquement comparable à lui-même à différents moments de son existence. Cette caractéristique, associée à l’individualisation, « vient limiter la possibilité de répétition et de
reconstitution des conditions déterminantes d’un phénomène, toutes choses égales d’ailleurs » (ibid., p. 38).
Ces différentes difficultés qui émergent des travaux de Bernard, et qui n’ont pas forcément eu de solutions concrètes immédiates, n’ont pas limité ses découvertes notamment parce que les résultats obtenus restent très généraux et restent intelligibles dans le cadre « d’un schéma épistémologique une cause un effet » (Legay, 1997, p. 15). C’est lorsque la science progresse et précise ses connaissances que la possibilité d’isoler un facteur et de négliger l’action de l’expérimentateur décroît (Blandin, 1975).
La prise en compte de ces différentes restrictions ne devient fonctionnelle qu’avec l’introduction des statistiques dans l’expérience qui font leur entrée en réponse à des problèmes agronomiques (ibid., p. 16)36. La réponse apportée par Fischer à la question qui lui était posée (la variété de pommier A est-elle meilleure que la variété B ?) est révolutionnaire dans le sens où elle abandonne le schéma épistémologique une cause un effet. Cela ouvre la voie à la prise en compte de la complexité relevée par les quatre restrictions de Canguilhem et à la hiérarchisation des causes37.
34 « D’une manière générale, les biologistes cherchent à opérer sur un matériel animal homogène »
(Wolff, 1963, p. 4).
35 « L’installation du concept d’organisation au coeur du monde vivant entraîne plusieurs
conséquences. La première est celle de la totalité de l’organisme qui apparaît désormais comme un ensemble intégré de fonctions, donc d’organes. Ce qu’il faut considérer dans un être, c‘est jamais chacune des parties prises en particulier, mais le tout » (Jacob, 1970, p. 99).
36 Bernard affichait une certaine méfiance à l’utilisation des statistique en physiologie que Prochiantz
explique de la façon suivante : « cette méfiance était connaissance de l’extrême variabilité de ces phénomènes, et conscience que dans l’état des sciences de l’époque, le déterminisme de cette variabilité (qu’il s’agit justement de comprendre) était très mal défini » (Prochiantz, 1990, p. 21).
37 L’approche analytique cartésienne repose sur l’hypothèse implicite que le découpage ne fait rien
disparaître d’essentiel, hypothèse qui tient difficilement si l’on considère le haut niveau d’intégration des êtres vivants.
Legay note que « l’expérience changeait d’ampleur et de nature, il fallait construire
des plans d’expériences et ne plus se contenter d’une expérience fut-elle répétitive »
(ibid., p.17). C’est également cette prise en compte du complexe qui permet le développement de l’utilisation des modèles en biologie, y compris des modèles mathématiques (Lange, 2000).
C’est bien la conséquence de la spécificité des objets biologiques qui conduit à la forme probabiliste des lois en biologie et à ce que l’exactitude des faits et des processus est vérifiée uniquement statistiquement sur des groupes nombreux (Parain- Vial, 1985, p. 107). Cette approche probabiliste s’est trouvée renforcée au cours du
XXe siècle avec l’avènement de la génétique de Mendel et de la théorie darwinienne
qui reposent toutes les deux sur une approche populationniste, approche qui devient un élément fondamental de la biologie moderne dans le cadre de la théorie synthétique de l’évolution (Huneman, 2001, p. 24).
3.2.2. Fondements logiques de la démarche
expérimentale en biologie fonctionnaliste
Sur le plan logique, le raisonnement hypothético-déductif, à la base de la démarche expérimentale, formellement identique au modèle déductif-nomologique (figure 1-2) relève d’une logique formelle.