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communauté scientifique sont constitutives des savoirs scientifiques

2.3. Les pratiques langagières s’inscrivent dans des genres de discours différents

Nous avons présenté à la section 1 différentes formes de textes qui participent à l’élaboration des nouvelles explications et à leur communication. Au niveau de la communication des explications à l’extérieur du laboratoire, nous avons noté que le processus de mise en texte de ces explications se traduit par une transformation des textes qui devenaient de plus en plus autoréférentiels. Nous pouvons donc distinguer différents genres de textes. Le concept de genre est emprunté à Bakhtine : « pour

parler nous nous servons toujours des genres du discours, autrement dit, tous nos énoncés disposent d’une forme type et relativement stable, de structuration d’un tout » (Bakhtine, 1984, p. 284) et nous avons déjà signalé (section 2.1.) que chaque

genre de texte correspond à une forme spécifique d’une sphère d’activité et est en dépôt dans la culture.

Il existe une grande variété de genres de discours différents, mais d’après Bakhtine, « il importe […] de prendre en considération la différence essentielle qui

existe entre le genre de discours premier (simple) et le genre de discours second (complexe) » (1984, p. 267). Les discours du genre premier entretiennent « un rapport immédiat avec les situations dans lesquelles ils sont produits » (Bronckart,

1996, p. 62), ainsi « les discours premiers ont une structure qui est dépendante des

genre second « apparaissent dans les circonstances d’un échange culturel

(principalement écrit) […] plus complexe et relativement plus évolué » (Bakhtine,

1984, p. 267). Ainsi, ils sont le lieu d’une reconfiguration de l’action dans laquelle le locuteur est engagé grâce à la mise à distance qu’ils permettent. Cette réorganisation de l’action se fait selon les schèmes langagiers disponibles dans l’intertexte partagé par la communauté dans laquelle l’énoncé est produit et au sein de laquelle il doit circuler.

Cette distinction est intéressante car elle permet de rendre compte des transformations subies par les discours du genre premier lorsqu’ils sont utilisés pour former des discours du genre second. Bakhtine note que les « genres seconds

absorbent et transmutent les genres premiers (simple) de toutes sortes, qui se sont constitués dans les circonstances d’un échange verbal » (1984, p. 267) et il indique

deux transformations caractéristiques subies par les discours premiers : ils perdent leur rapport immédiat, d’une part, au réel existant et, d’autre part, au réel des énoncés d’autrui. Ainsi, les énoncés de genre second se sont autonomisés par rapport à la situation, à l’action qui leur a donné naissance, ils font l’objet d’une structuration autonome, spécifiquement linguistique et en cela ils constituent de véritables actions langagières (Bronckart, 1996, p. 63). Ce processus de transformation des discours correspond à ce que Jaubert et Rebière nomment secondarisation (2005)25.

Le passage des discours de genre premier à des discours de genre second permet donc une reconfiguration de l’action qui est décrite de façon développée par Ricœur (1983, 1984, 1985) pour le récit, avec le processus de mise en intrigue26. Ricœur décrit la mise en intrigue comme la mise en œuvre d’une triple mimesis. La mimesis I permet d’« imiter ou représenter l’action », c’est-à-dire d’abord de « pré-

comprendre ce qu’il en est de l’agir humain : de sa sémantique, de sa symbolique, de sa temporalité » (1983, p. 125). La mimésis II permet de remettre ensemble ce qui

pouvait apparaître comme disparate, hétérogène, discordant dans le temps de l’action. C’est le rôle configurant27 de la mimesis II « grâce à laquelle l’intrigue

transforme les évènements en histoire » (ibid., p. 129). Enfin, la mimesis III

25 Ce concept est particulièrement opératoire à l’école lorsque l’on envisage les questions

d’apprentissage car « ce qui importe dans ce cas, c’est le processus de transformation progressive du langage déjà-là, sa mise au travail » (Jaubert, 2007, p. 208).

26 Ricœur a proposé une interprétation de la fonction reconfigurante caractéristique des genres seconds

uniquement pour le cas de texte de type narratif et ne fait pas référence à Bakhtine dans Temps et récit.

27 « Cet acte configurant consiste à “prendre ensemble” les actions de détail ou ce que nous avons

appelé les incidents de l’histoire ; de ces divers éléments, il tire l’unité d’une totalité temporelle » (Ricœur, 1983, p. 129). « À ce titre le prendre ensemble narratif comporte la capacité de se distancier de sa propre production, et par là de se dédoubler » (Ricœur, 1984, p. 115).

« marque l’intersection du monde du texte et du monde de l’auditeur ou du lecteur. L’intersection, donc, du monde configuré par le poème et du monde dans lequel l’action effective se déploie et déploie sa temporalité spécifique » (ibid., p. 136).

Nous avons quelques remarques à faire sur ce processus de transformation d’un discours de genre premier en un discours de genre second.

Ricœur indique que c’est le passage à l’écrit qui permet la mise à distance nécessaire à la reconfiguration de l’action. Mais, suivant Bronckart, nous pensons que « c’est l’organisation textuelle elle-même, qu’elle soit en modalité orale ou en

modalité écrite, qui est dotée de cette fonction de restructuration » (1996, p. 66). Le

processus de transformation des genres premiers en genres seconds peut donc avoir lieu aussi bien à l’oral qu’à l’écrit. En effet, les genres de discours cristallisent des systèmes d'attentes, historiquement et socialement créés, en dépôt dans la culture. Nous pensons également, toujours à la suite de Bronckart, que nous pouvons étendre la « thèse de la restructuration permanente de la pensée pratique par les genres

narratifs » (1996, p. 65) à l’ensemble des discours seconds. Ainsi, les différents

genres de discours produits dans le cadre d’une activité scientifique, comme lorsqu’il s’agit de décrire une observation, une expérimentation, d’expliquer, de démontrer, d’argumenter ou de justifier, peuvent être considérés comme des discours de genre second qui permettent une réorganisation de l’action liée à leur production.

Enfin, la triple mimésis, en particulier la mimésis I et la mimesis III permettent de rendre compte de la dimension dialogique du langage caractérisée à la section 2.2.

2.4. Conclusion

Cette conception du langage et du travail langagier dans un processus de communication, présentée rapidement ici, le considère comme « un ensemble de

pratiques socioculturelles, cognitives, affectives dans lesquelles se jouent l’élaboration des savoirs, de l’identité du sujet et de son rapport au monde »

(Bautier & Rochex, 1998, p. 144). Elle nous semble en mesure de rendre compte du versant langagier consubstantiel à l’activité scientifique.

Si nous reprenons le processus décrit à la section 1.2. et 1.3. à la lumière de cette conception, nous pouvons dire que lors de la recherche d’une explication28, l’activité

28 Il ne s’agit pas de dire que le processus est obligatoirement et formellement linéaire, les deux

processus de recherche et de mise en texte pouvant s’entremêler au cours de la recherche, mais il s’agit pour nous de caractériser des fonctionnements langagiers qui ont des caractéristiques

langagière, principalement orale, est fortement dépendante de l’action qui a lieu au laboratoire : on lit des articles, on les commente, on construit des protocoles expérimentaux, on commente des courbes, des graphes (tout ceci relève des genres premiers comparativement aux autres discours à venir, même s’ils sont déjà très calibrés). L’explication se construit à l'articulation des pratiques matérielles et langagières, dans le contexte du laboratoire : c’est le temps de l’invention, de la construction des objets scientifiques (travail d’énonciation et de référenciation), de l’induction, de l’analogie, du doute, de la controverse, les objections apparaissent, on les anticipe, on réagit face aux autres publications, on tente de les vérifier, de les justifier, de les invalider, on construit des possibles, on les soumet à la discussion, on établit des impossibilités, des nécessités… Les différentes voix en présence (en synchronie et en diachronie) se font entendre plus ou moins bruyamment dans les discours, elles sont plus ou moins dissonantes. La modalité orale plus souple, plus créative est propice à la phase de construction de l’explication. Ces discours relèvent des genres premiers (même si certaines formes canoniques, comme les comptes- rendus expérimentaux, par exemple, relèvent déjà de genres seconds) et d’une logique context-dependant.

Dans le temps de la mise en texte de l’explication, pour qu’elle puisse être communiquée à l’extérieur du laboratoire, se met en oeuvre un processus de réorganisation et donc de transformation des discours déjà produits en discours de genre second. Ce processus de mise à distance, qui peut avoir lieu à l’écrit comme à l’oral, permet de reconfigurer l’action, de prendre ensemble les étapes qui ont conduit à la production de l’explication selon les formats canoniques partagés par la communauté scientifique. Les différentes voix sont encore présentes par le biais des modalisations, des références bibliographiques, mais l’hétéroglossie est orchestrée. La logique context-dependant cède la place à l’argumentation. Le texte devient de plus en plus autoréférentiel. Ce type de texte, que l’on peut considérer, d’un point de vue macroscopique, comme explicatif, puisqu’il vise à expliquer certains phénomènes biologiques pour ce qui nous intéresse ici, est construit à partir de différentes séquences qui n’ont pas toutes une fonction explicative. Veslin (1988, p. 100-101) présente les séquences qui constituent généralement les textes scientifiques (nous avons complété son analyse) :

- séquence d’introduction qui formule le problème scientifique abordé ;

- séquences descriptives qui présentent les observations, les expérimentations réalisées ;

différentes et qui pourront donc être analysés en mobilisant des outils différents. De plus, au sein d’un texte explicatif, nous pourrons trouver des séquences (au sens de Adam, 1992) qui ne relèvent pas sensu stricto de l’explication, mais de la description, de l’argumentation, de la démonstration, de la justification.

- séquences explicatives proprement dites ;

- séquences justificatives et argumentatives qui viennent étayer l’explication produite en la situant notamment par rapport aux savoirs stabilisés au sein de la communauté scientifique.

Afin de clarifier ce que nous entendons sous les termes expliquer, justifier, démontrer, argumenter, nous nous référons au tableau 2-6, tableau emprunté à Garcia-Debanc (1994, p. 12).

Tableau 2-6. Les traits distinctifs des termes démontrer, argumenter,

expliquer, justifier (Garcia-Debanc, 1994, p. 12)

(* comment = comment cela se passe ? et pas comment faire ? qui serait prescriptif)

Il ne s’agit pas de délimiter de façon restrictive le sens de ces différents termes car les frontières sont généralement beaucoup plus difficiles à établir29 dans le fonctionnement du langage en langue naturelle, mais de donner quelques repères.

Quels sont alors les liens entre ce processus de secondarisation et l’activité de problématisation telle que nous l’avons définie dans le premier chapitre ? Pour tenter de construire ce problème, nous allons faire appel à la topique des trois mondes de Popper. Nous ne la présenterons pas intégralement, mais nous essaierons de pointer les éléments qui pourraient nous permettre de mieux comprendre ces liens.

Popper distingue « premièrement, le monde des objets physiques ou des états

physiques ; deuxièmement, le monde des états de conscience, ou des états mentaux, ou peut-être des dispositions comportementales à l’action ; et troisièmement, le monde des contenus objectifs de pensée, qui est surtout le monde de la pensée scientifique, de la pensée poétique et des œuvres d’art »30 (1991/1998, p. 181-182).

Ces distinctions ont principalement pour objectif de démonter l’objectivité des connaissances et de proposer un mécanisme qui explique le progrès de la connaissance scientifique. La connaissance objective « sans sujet connaissant » (ibid., p. 185) s’oppose à une théorie de la connaissance subjective, c’est-à-dire

« celle qui repose sur les dispositions subjectives à intégrer psychologiquement et passivement des contenus à partir d’expériences sensorielles et identifiées comme des contenus de croyances » (Robillard, 2004, p. 6). Popper accompagne ces

distinctions de six thèses, trois principales et trois auxiliaires présentées dans le tableau 2-7.

29 Par exemple, Apothéloz et Miéville notent que « relations accréditives (donner des raisons de dire)

et relations explicatives (donner des raisons d’être) ne s’excluent pas nécessairement » (1989, p. 251).

30 Il convient d’expliciter qui sont les habitants du troisième monde de Popper : « Parmi les habitants

de mon “troisième monde”, il y a, plus particulièrement, les systèmes théoriques ; mais il y a aussi des habitants qui sont tout aussi importants, ce sont les problèmes et les situations de problème. Et je montrerai que les habitants les plus importants de ce monde, ce sont les arguments critiques, et ce qu’on peut appeler – par analogie avec un état physique ou un état de conscience – l’état d’une discussion ou l’état d’un échange d’arguments critiques ; et il y a aussi bien sûr, les contenus des revues, des livres et des bibliothèques » (Popper, 1991/1998, p. 182- 183) et plus loin : « je considère les arguments comme les habitants les plus importants de mon troisième monde » (ibid., p. 203).

Tableau 2-7. Les six thèses associées à la topique des trois mondes de

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