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Diagramme: Activités/Statut

3. Les modes d’intervention privilégiés

3.1. Un principe dominant : faire pour apprendre

Entendu comme un phénomène socialement et culturellement situé, (Durand, Saury, et Sève, 2006), « l’apprentissage se réalise grâce au développement de l’expérience de la

personne en interaction avec d’autres professionnels dans un contexte qui valorise autant (et en même temps) la formalisation et la négociation de sens des savoirs et des savoir-faire, que l’expérimentation et la participation à une pratique professionnelle » (Daele, 2009, p. 2). Ainsi

les situations du travail quotidien deviennent -elles des artéfacts. Nous garderons ici, la notion d’artéfact, au sens d’une situation ou encore d’un dispositif conçu par une ou plusieurs personnes pour répondre à un besoin (Rabardel, 1995). Il est clair que l’objectif premier des MA n’est pas d’enseigner. Toutefois, comme le rappelle Rabardel, « les éléments perceptibles de la situation appellent un certain type d’usage, de mise en œuvre » (p.75). L’auteur parle d’affordance, que nous comprenons comme une opportunité qui émerge d’une situation sans

136 qu’elle ne soit le but initial63.

D’une entreprise à vocation économique, l’UPI passe à un lieu d’apprentissage et donc d’enseignement. Les situations d’intervention deviennent des artéfacts didactiques. On peut dire que nous assistons à une genèse instrumentale quand le potentiel formateur de l’UPI et, à une échelle plus petite, des situations de travail se révèlent au MA qui décident d’en faire des instruments de développement des compétences pour leurs apprentis. Cette phase correspond à une phase de production de sens et de valeur ajoutée ; valeur ajoutée dans la transformation du réel (matériel, symbolique ou social) et valeur ajoutée dans la production de l’expérience pour le sujet (apprentissage) (Goigoux, 2007).

Cette nécessité d’immersion quotidienne dans le métier constitue le principe fondamental de l’apprentissage traditionnel. Pour les MA, l’expérience est forcément au cœur de la construction des savoirs, des compétences et il est inconcevable de prétendre enseigner ou apprendre un métier sans cette immersion dans l’univers même du métier. Les extraits ci-dessous en témoignent.

Il ne faut pas faire l’intellectuel avec nous, tu nous vends que tu as fait l’école. Tu penses que nous autres on n’a rien dans la tête. Vas y, montre-nous comment tu fais ... [Extrait de notes d’observation : Mody MA en menuiserie métallique et Cheikh Tidiane AP]

Mody, le MA est en train de réaliser une rampe d’escalier en charpente métallique. Il est entouré de quelques apprentis. Cheikh Tidiane un AP (titulaire d’un CAP) assiste et participe au travail. Toutefois, on l’entend toujours dire à ces camarades : « on a fait ça », ce qui semble agacer le MA qui décide de le mettre à l’épreuve. Face aux difficultés que rencontre l’AP pour pointer les pièces métalliques d’ornement en respectant les côtes et l’angle d’inclinaison adéquat, le MA reprend le poste de soudage et lui demande d’observer et de se taire.

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Il faut apprendre à oublier le centre, si tu attends toujours d’avoir une pompe à vide pour purger le circuit, on ne va pas s’en sortir. Laisse-moi faire [note d’observation : Pape Mbaye, MA de froid]

Comme Cheikh Tidiane, Ousmane est titulaire d’un Certificat d’Aptitude Professionnel (CAP) en froid - climatisation. En milieu de formation scolaire, les conditions matérielles sont souvent réunies, contrairement en MAT. Pape Mbaye, après avoir installé un climatiseur split64 avec l’aide d’Ousmane, charge ce dernier de faire la mise en service. Il fallait juste tirer au vide le circuit, libérer le réfrigérant et mettre en marche. Le MA dispose certes d’une pompe à vide, cependant l’appareil n’est pas disponible sur le chantier, alors qu’il faut rapidement mettre en service le split pour finir le travail. Face à cette situation l’AP qui est chargé de faire la mise en service est bloqué, car ne sachant pas comment procéder sans pompe à vide. Le MA en profite pour lui montrer la manière de procéder sans avoir à sa disposition le matériel adéquat.

À l’instar de Charmes et Oudin (1994), nous avons rencontré dans les UPI des jeunes stagiaires ou apprentis titulaires du CAP (nous traiterons de cet aspect au chapitre 9). Les relations de ces jeunes issus du système scolaire avec les MA ne sont pas souvent faciles au début. Il ne s’agit pas de conflits ouverts, car dans ce milieu, la contradiction ouverte n’est pas admise, mais de courtes discussions entre AP titulaires65 d’un diplôme du système formel et les autres AP. Les MA règlent très souvent les problèmes en mettant les jeunes à l’épreuve. Dans la plupart des cas, l’AP à l’origine de la discussion montre rapidement ses limites. En procédant de la sorte, le MA tente de montrer aux jeunes que leur présence en apprentissage correspond à un manque qu’ils sont venus combler. Il s’agit surtout, pour le MA, de montrer que le véritable apprentissage du métier se fait par la pratique quotidienne sur le terrain. Leurs pratiques d’enseignement s’appuient sur ces réalités du terrain qui ne sont pas prises en compte en milieu scolaire. D’ailleurs, c’est dans cet aspect décontextualisé des enseignements que résident les

64 Système de climatisation individuelle constitué de deux parties : unité intérieure et unité extérieure liées par des

canalisations frigorifiques en tube de cuivre et des connections électriques pour alimenter l’installation

65 Dans certains UPI, on trouve des apprentis titulaires de diplôme du centre de formation qui viennent faire un

138 critiques formulées par les MA à l’encontre du système de formation scolaire.

« Parce qu’un enseignement totalement basé sur la théorie, sans la pratique…l’enseignement par la pratique est plus efficace. » [Extrait d’entretien avec Serigne].

Tu sais, c’est ce qui différencie l’école et l’apprentissage d’un métier ? Pour le métier, il faut « assister ». Par exemple assister à la réalisation d’un objet. Tu comprends ?... Comme ça tu peux reprendre tout seul. Il peut arriver rien qu’en ayant assisté à la réalisation d’une pièce qu’on se dit que c’est facile à faire. C’est arrivé à un apprenti, il n’y a pas longtemps. C’est un nouveau. Il a vu les apprentis plus anciens que lui former une pièce. Quelques jours après, je l’ai vu en train d’essayer de le faire. J’ai dit au jeune : « laissez-le », il ne va pas y arriver… Pour lui c’était facile… Quand on l’a laissé se débrouiller seul il a su le faire ». Donc, comme je dis pour apprendre un métier il faut « assister » être présent. En général, ce sont les apprentis les plus assidus et les plus intéressés qui deviennent plus performants que les autres. C’est en assistant à des situations diverses que l'on acquiert les secrets. Exemple, lui que tu vois, il est venu tout récemment dans l’atelier, un client peut venir me prendre pour une corvée chez lui. Je l’amène avec moi. Dans ces cas, il peut assister des choses qu’il pourrait ne jamais voir, ici. Parce que c’est trop tôt pour lui, et on ne lui confiera jamais une tâche pareille ici. Mais puisqu’il m'a vu le faire une fois, le jour on lui demandera, il pourra le faire sans grandes difficultés. C’est des choses qu’on oubliera si on l’avait appris sous forme de leçon, mais puisqu’il a déjà vu, il ne l’oubliera pas. L’œil est important dans ce que nous faisons, car il permet de capter des choses [Extrait d’entretien avec Albert].

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C’est au moment d’intervenir sur une panne qu’on invite le jeune à venir suivre ce que nous faisons. On l’« actionne » en situation et lui confie des tâches. Comme ça, il participe. On le corrige en cas d’erreur. C’est comme ça que s’opère l’enseignement. On réceptionne un véhicule en panne. On appelle le jeune et lui confie un travail. On lui explique et voilà » [Extrait d’entretien avec Albert].

Cette approche de la formation n’est pas propre à l’apprentissage traditionnel. Elle est très ancienne et est présente dans des modèles d’apprentissage institutionnels comme le compagnonnage ou la formation duale allemande. Nous pouvons dire, d’ailleurs, qu’elle a précédé toutes les logiques de formation avant d’être récupérée par le modèle scolaire. Toutefois, ce n’est que dans le quart du siècle dernier, qu’elle commence à faire l’objet d’intérêt pour les spécialistes des sciences humaines. Lindemann (1926) est l’un des premiers à défendre l’importance de l’expérience au sens de la confrontation avec le réel, dans la formation des adultes (Brougère & Bézille, 2007). Cependant, ses travaux avaient pour objectifs d’impulser un éveil de conscience quant au potentiel formateur des activités et des organisations professionnelles.

C’est à Dewey (1938) que l’on doit les théories défendant la nécessité de prendre en compte l’expérience dans la formation des jeunes. Pour le philosophe américain, la source d’apprentissage la plus pertinente est l’expérience de la vie de tous les jours. Dewey est l’un des premiers à valoriser la mise en relation entre la théorie et la pratique. Pour lui, les apprentissages sont les fruits d’expériences diverses et complémentaires (Rozier, 2010), les premiers devant servir aux apprentissages futurs; d’où son invite, en direction des institutions scolaires, à orienter les curricula vers plus d’expérience réelle (Balleux, 2000).

Coleman (1976) définit l’apprentissage expérientiel par opposition à l’apprentissage en contexte scolaire (Balleux, 2000) . Pour l’auteur, l’apprentissage expérientiel est un apprentissage qui se déroule en dehors du contexte scolaire. Dans cette définition, le vécu scolaire des apprenants n’est pas considéré en soi comme expérience et donc comme potentiel producteur de sens pour les apprenants. C’est ce manque que semble rattraper Chickering (1977). Ce dernier focalise son apport sur l’aspect subjectif du vécu expérientiel indépendamment du contexte où l’expérience prend place (Balleux, 2000). Pour Chickering l’apprentissage expérientiel « survient quand des changements dans les jugements, sentiments,

140 connaissances ou habiletés atteignent une personne à travers les événements de sa vie » (Balleux, 2000, p. 269).

Willingham (1976) distingue l’apprentissage expérientiel autonome intervenant tout au long de la vie (au travail, dans les activités sociales et loisirs, etc.), de « l’apprentissage expérientiel encadré » (tout ce qui procure à l’étudiant une meilleure expérience dans l’intégration et dans la mise en application de sa formation : programme de travail, internat hors campus, etc.) (Balleux, 2000).

Pour notre part, nous retenons la définition de Keeton et Tate (1978) pour qui, l’apprentissage expérientiel est un apprentissage qui se fait pendant et à l’issue d’une confrontation de l’apprenant avec la réalité. Pour l’auteur, l’apprentissage expérientiel est un « apprentissage au cours duquel l’apprenant est directement en contact avec la réalité qu’il

étudie. Cela entraîne non seulement une observation du phénomène qu’il étudie, mais aussi une action sur lui autant qu’une vérification des dynamiques de cette réalité » (Balleux, 2000, p.

269,270). Cette définition de Keeton et Tate (1978) et la notion d’ « apprentissage expérientiel encadré » de Willingham (1976) décrivent exactement ce que nous avons trouvé dans les UPI en MAT. Si la définition de Keeton renvoie au processus opératoire de l’apprentissage, la notion d’apprentissage expérientiel encadré décrit la modalité de mise en œuvre pédagogique. Le point (3.4) suivant sur l’agir guidé illustre cet apprentissage expérientiel encadré.

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