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L’APPRENTISSAGE AU SÉNÉGAL

3. L’apprentissage traditionnel en Afrique : une continuité de l’éducation informelle

3.4. De l’éducation informelle aux apprentissages informels

Le cheminement de la notion d’informel dans les sciences de l’éducation montre un véritable problème de positionnement épistémologique de la notion (Cristol & Muller, 2013). Les difficultés liées à sa définition permettent de le constater. L’éducation informelle est souvent définie par ce qu’elle n’est ou n’a pas. Elle est surtout définie par son écart avec la forme scolaire (Fabre, 2014; Poizat, 2003). Les définitions qui tentent de s’écarter de cette démarche, même si elles sont portées par une bonne intention, véhiculent un lot d’incertitudes.

47 Pour Schugurensky (2007), par exemple, l’éducation informelle est un « agencement délibéré de situations pour créer des expériences d’apprentissage informel. L’éducation informelle n’a ni professeurs, ni animateurs, ni programmes ou manuels, mais contient un projet et une intention pédagogique pensés a priori par quelqu’un qui n’est pas apprenant. » (P22). Si les apports de cet auteur constituent des avancées importantes pour l’identification et la conceptualisation des processus d’apprentissage informel (Brougère & Bézille, 2007 ; Cristol & Muller, 2013), sa définition de l’éducation informelle n’en reste pas moins, pour nous, sujette à discussion à deux niveaux au moins.

D’une part, l’expression « agencement délibéré » ne peut convenir pour définir l’éducation informelle, pour la raison simple que cette expression renvoie à l’organisation d’une ou plusieurs situations sous-tendues par un projet pédagogique. Or, le projet pédagogique est l’une des caractéristiques majeures de l’éducation formelle et/ou non formelle. Le projet pédagogique en soi est sous-tendu par un objectif. Car, le fait de choisir un projet et pas un autre oriente les apprentissages. Même s’il n’y a ni professeurs ni animateurs, comme le rappelle l’auteur, celui qui l’initie a l’intention de favoriser certains apprentissages au détriment d’autres. Par conséquent, la définition de Schugurensky renvoie à une situation construite à des fins de transmission de savoirs. On a donc une présence d’intentionnalité de la part de celui qui crée les situations et une institutionnalisation car on est dans la création d’un dispositif éducatif. S’agissant de l’informel, ceci est exclu par des auteurs comme Pain et Tough. Pour le premier, il n’y a ni chez les apprenants l’intention d’apprendre, ni chez un instigateur l’intention de faire apprendre (institutionnalisation sociale). Le dernier (Tough), quant à lui, admet la présence d’intentionnalité, mais uniquement de la part de l’apprenant (Brougère & Bézille, 2007).

Donc, si on se réfère à Pain et Tough, on ne peut admettre, pour caractériser l’éducation informelle, l’idée d’un agencement délibéré venant d’une entité (homme ou institution) extérieure.

Par ailleurs, en partant de « l’idée qu’une éducation ne se limite pas aux situations socialement construites en fonction d’objectifs éducatifs » (Brougère & Bézille, 2007, p. 123), admettre, pour définir l’éducation informelle, l’idée d’une quelconque orchestration consciente pour faire apprendre des contenus non identifiés, reviendrait à revoir le statut de l’éducation dans la cellule familiale ou en communauté, qui ne peut être de façon permanente le fruit d’actions éducatives délibérées.

48 D’autre part, la définition de Schugurensky est sujette à discussion si on l’analyse à l’aune de l’éducation scolaire. En effet, l’éducation scolaire, du reste assimilée à l’éducation formelle (Greenfield & Lave, 1982), est par excellence celle qui se fonde sur des situations provoquées intentionnellement pour susciter l’apprentissage de contenus identifiés dès le départ. Or, comme l’admet un grand nombre de chercheurs (Brougère, 2007 ; Cristol & Muller, 2013 ; Fabre, 2014) la classe et même l’école sont aussi des endroits qui suscitent des apprentissages informels. Aussi, à cette définition qui conçoit l’éducation informelle comme un projet pédagogique, nous opposerons celle de l’Union Européenne :

L'éducation informelle est le corollaire naturel de la vie quotidienne. Contrairement à l'éducation formelle et non formelle, elle n'est pas forcément intentionnelle et peut donc ne pas être reconnue, même par les individus eux-mêmes, comme un apport à leurs connaissances et leurs compétences.

(Union européenne, 2000, p. 9)

Cette définition est dans la lignée de celle Pain et Tough. Elle élargit l’éducation informelle à toutes les sphères sociales et gomme presque toutes les formes d’action délibérées, d’intentionnalité pouvant venir soit de la part d’une institution, d’un formateur ou enseignant, soit de l’apprenant.

D’autres définitions pourraient venir s’ajouter à celles énoncées ci-dessus et alimenter la controverse à l’infini. Chaque auteur aborde le sujet en fonction de ses influences théoriques, son paradigme (Brougère & Bézille, 2007). On observe ainsi les limites de l’exercice qui consiste à vouloir définir l’informel du point de vue de l’éducation.

Cette difficulté de se placer du côté de l’éducation pour définir l’informel aurait-elle motivé une rupture épistémologique dans la manière de le définir ?

En effet, Cristol et Muller (2007) nous apprennent que l’UNESCO, après avoir passé plusieurs décennies à faire la promotion de l'éducation informelle, a abandonné cette expression au profit de celle d’apprentissage informel. Un infléchissement qui s’explique par une volonté affichée de mettre l’accent sur les résultats ainsi que sur le processus d’apprentissage, plus que sur le mode éducatif (Cristol & Muller, 2013).

49 Pour nous, il s’agit surtout de se débarrasser du caractère scolocentrique véhiculé par le mot éducation. En effet, dans la pensée dominante, le mot éducation renvoie à l'institution (Akkari & Dasen, 2004). Or, l’éducation transcende l’espace et le temps scolaire. Aussi, se focaliser sur les apprentissages et les processus d’apprentissage permet de remettre un peu d’humain au centre des actions politiques et mettre la lumière sur les autres endroits où l'apprentissage est possible (Cristol & Muller, 2013).

Ce recentrage sur le pédagogique plutôt que sur le politique se fait dans un contexte néolibéral, où on exacerbe le capital humain (Cristol & Muller, 2013).. Il s’agit pour l’individu responsable de son employabilité, de s’inscrire dans une perpétuelle révision de ses compétences, mais aussi, pour les organisations professionnelles d’investir les questions liées à la gestion des compétences pour faire face aux demandes de mobilité liées à la concurrence (Cristol & Muller, 2013 ; Laval et al., 2002 ; Pain, 1990).

Considérer les apprentissages informels permet de prendre en compte des spécificités des apprenants dans leur développement personnel mais aussi l’importance de l’environnement socioculturel et professionnel. Toutefois, malgré ce glissement du politique au pédagogique donnant l’impression que la prise en compte de l’apprenant rendrait le concept d’apprentissage informel clair, Cristol et Muller (2007) nous font remarquer qu’il reste imprécis.

Aucune définition ne permet une délimitation formelle des contours de telle ou telle autre éducation. Il convient, alors, de retenir qu’au-delà des catégories conceptuelles, « l’éducation n’est pas unique »(Ardouin, 2014, p. 42), elle est permanente et se prête dans autant de cadres qu'il existe de monde sociaux (Ardouin, 2014). Pour Ardouin, un monde social est fait de représentations, de liens, de réseaux, de codes, de normes et pratiques30 . Et une forme, à la fois réelle et abstraite, est, avant tout, une représentation mentale que les individus se font d’un objet. « Elle n’apparait jamais dans la réalité à l’état pur » (Ardouin, 2014, p. 43). Une grande part de subjectivité persiste donc dans sa description. Par conséquent, il appartient à chacun d’objectiver sa pensée en fonction des spécificités de son monde social pour caractériser et catégoriser la forme éducative.

50 C'est à cet exercice que se sont essayés Charmes et Oudin (1994). Ces deux auteurs, ont essayé en tenant compte de la spécificité des pratiques d'apprentissage en Afrique de proposer une catégorisation de l'apprentissage traditionnel.

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