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LES MAÎTRES D’APPRENTISSAGE : DES PASSEURS DE SAVOIRS

3. Les stratégies didactiques des MA et leurs limites

En milieu scolaire les situations sont d’abord faites pour faire apprendre. On espère, par « la somme » des apprentissages dans plusieurs disciplines connexes à un domaine, faire acquérir un métier. Le contrat didactique est l’outil qui permet aux enseignants d’une discipline d’analyser une situation d’enseignement/ apprentissage afin de choisir les contenus et les mises en situations possibles pour faciliter leur acquisition par les apprenants. Il concerne les stratégies didactiques de l’enseignant, les mises en situation et les évaluations des acquisitions. Il permet à l’enseignant de procéder suivant une logique plus ou moins maîtrisée.

À l’inverse, les situations de travail, en MAT, n’ont pas pour ambition principale de faire apprendre, mais de répondre à, des impératifs de production. Elles laissent peu de possibilités à des pratiques didactiques comme on en a l’habitude de le voir en milieu scolaire. C’est de cette intrication entre activités productives et activités formatives que découle le premier obstacle à la didactisation. En effet, la dynamique des activités au sein de l’UPI impose un certain nombre de contraintes. L’une d’entre elle est de l’ordre des performances économiques. Dans le souci de faire des gains, les MA sont obligés de répondre à un nombre élevé de commandes. Il n’y a pas moyen de différer les interventions. Cet enchainement entre les commandes laisse peu de place pour les activités de didactisation des contenus. Ils ne sélectionnent pas en amont les savoirs, ils ne les planifient pas, ils ne les ordonnent pas. Aucun

177 scénario n’est préparé en amont. Il faut prendre la situation comme elle arrive et essayer de faire acquérir à l’AP les savoirs potentiels qui permettent de la gérer. Le second obstacle à la didactisation découle pour nous du parcours des MA. Nous l’avons dit, la vocation première de ce dernier n’a jamais été d’exercer le métier de formateur. Par ailleurs, il n’y a rien, dans leur parcours, qui les prépare à l’ingénierie didactique contrairement aux enseignants en milieu scolaire.

Toutefois, malgré ces obstacles au travail de sélection des savoirs à enseigner et de préparation des scénarii pour enseigner des contenus ciblés, il arrive que des MA prennent le temps en marge des activités productives pour procéder à l’enseignement explicite d’un certain nombre de connaissances (Veillard, 2012,).

Nous avons observé chez les MA de froid des modes d’intervention de ce type. En effet, les MA ne disposent ni de ressources matérielles, ni de temps pour mettre en place des scénarii didactiques exclusivement destinées à faire apprendre. En revanche, ils profitent du matériel du client (réfrigérateur en panne) déplacé à l’atelier pour en faire des supports d’enseignement-apprentissage. Certaines manipulations, surtout le brasage, sont enseignées aux jeunes sur ces supports, avant de commencer à les impliquer dans le travail.

On retrouve les mêmes pratiques chez les MA de menuiserie métallique, pour apprendre la conformation de certaines pièces, les AP s’exercent sur des restes de matière d’œuvre. Il ne s’agit pas d’activités systématiques, mais les MA encouragent fortement les AP à s’essayer à réaliser ces pièces. D’ailleurs, comme source de motivation, les apprenants ont la possibilité de se faire de l’argent de poche en revendant, après contrôle et aval du MA, les plus belles pièces qu’ils ont réalisées.

Chez les MA de Mécanique automobile, en revanche, on n’aborde pas du tout les enseignements suivant cette approche. La mise en situation progressive est la principale stratégie didactique utilisée.

Même si l’ambition de faire apprendre est avérée, ces pratiques relevant d’une certaine didactisation procèdent surtout de stratégies préventives bien pensées. Il s’agit pour les MA d’être réalistes et d’anticiper sur d’éventuelles erreurs pouvant mener à la détérioration du matériel du client. Ces situations didactiques scénarisées sont destinées aux novices pour faire apprendre les bases du métier avant de commencer à leur confier du travail, même si Veillard (2012) affirme qu’il arrive qu’un novice soit mis directement dans une situation de production

178 dans l’optique de lui faire acquérir des savoirs. D’après nos observations en MAT, cela ne se fait jamais sans la guidance du MA ou même sans un moment d’explicitation formelle avant l’exécution de la tâche.

Il faut, cependant, souligner que deux MA parmi les dix-huit de notre corpus, ont recours plus souvent à des pratiques didactiques proches de celles des formateurs en milieu scolaire. Il s’agit de Sène (MA mécanicien) et Moussa (MA de froid).

Le premier a aménagé un local destiné à des cours théoriques. Il s’en sert pour aborder les cours de technologie spécifiques à la mécanique : organe, technologie, etc.. Sur le plan pratique, Sène, ne laisse jamais les apprentis intervenir seuls sans faire une démonstration au préalable. C’est soit lui, soit l’apprenti le plus expérimenté de son groupe (son jeune frère) qui exécute la démonstration. Ces apprentis ne sont jamais directement responsabilisés avant d’avoir démontré à la suite de plusieurs répétitions ce qu’ils savent faire. Il faut noter que ces essais ne se font pas tous dans l’instant et sur le matériel du client, contrairement au milieu scolaire où chaque AP à la possibilité après un cours de s’essayer plusieurs fois sur un poste de travail didactique. L’occasion est donnée aux AP de démontrer leur maîtrise au fur et à mesure que les situations se présentent, sous la supervision étroite du MA ou d’n AP plus expérimenté.

Le second MA observé (Moussa), quant à lui, a installé des bancs de climatisation à usage didactique. Ces derniers, lui servent à asseoir quelques techniques de base telles que : le façonnage du cuivre, le brasage. Les bancs didactiques servent aussi à initier les jeunes au montage d’installations de climatisation ainsi que toutes les techniques afférentes. Il s’agit pour le MA d’exercer les jeunes aux techniques d’installation des climatiseurs en reproduisant de manière artificielle les conditions réelles de travail. Nous retrouvons chez ce MA les pratiques d’enseignement typiques de la formation professionnelle scolaire où les enseignements sont scénarisés. Là aussi, il s’agit de pratiques conscientes motivées par un choix stratégique qui consiste à se prémunir d’éventuelles erreurs aux potentielles conséquences désastreuses.

Le matériel frigorifique coûte cher. Il ne faut pas jouer avec le bien du client devant lui. Imagine si on grille le moteur79

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du client […]. Avec les bancs je peux leur apprendre certaines manipulations telles que la charge ou le brasage […] Comme ça, je n’ai pas à rembourser. [Extrait d’entretien avec Moussa, MA de froid].

Les patrons mécaniciens ici, n’accordent pas de l’importance à ça. Pour eux, ce qui importe, c’est de savoir la fonction de la pièce, la reconnaitre en cas de panne et remplacer. Cela suffit pour travailler. Mais pour être efficace, il faut comprendre ce que tu fais. Connaitre la technologie, pour récupérer la pièce si possible…la chaine de montage du sous ensemble mécanique, etc. Rien que le fait de comprendre la technologie des pièces t’évite beaucoup d’incidents à rattraper. On gagne en logique d’intervention. [Extrait d’entretien Sène, MA mécanicien]

Il faut souligner que ces pratiques se font hors temps de travail, c’est-à-dire dans les moments où l’atelier tourne au ralenti. Donc, ces pratiques didactiques décontextualisées sont des exceptions chez ces deux MA qui comme les autres se basent la plupart du temps sur des situations de travail réelles pour transmettre leur savoir.

Par ailleurs, comme on le sait, chaque situation recèle un potentiel d’apprentissage qui requiert une posture spécifique. Il arrive que des situations inédites très riches en potentiels d’apprentissage se posent. Il s’agit de situations dont la fréquence de survenance très rare. Les MA, comme Tamsir, désirant exploiter ces niches d’apprentissages font preuve de beaucoup de réalisme. En effet, pour ces situations inédites en termes d’apprentissage, mais aussi en termes d’enjeux économiques, jugeant qu’il y a un grand risque à intervenir avec des apprentis inexpérimentés, le MA exécute le travail en se faisant assister par plus expérimentés. Cependant, il n’hésite pas à reproduire la situation de manière artificielle pour en faire bénéficier les autres.

Ainsi, il nous a été donné d’observer Tamsir en train de reprendre la révision complète d’un moteur jugé bon pour la casse. Il s’agissait pour lui d’apprendre aux AP, sa technique pour récupérer des moteurs « cramés ».

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Quand je dois récupérer un moteur, je procède comme un chirurgien en salle d’opération. Il faut que tout soit propre, nickel. Je me fais entourer des apprentis qui ne sont pas occupés. Ils m’aident. Parfois, je n’ai même pas besoin de parler. Je me fais comprendre rien qu’en faisant des gestes. Je les entraine à deviner ce dont j’ai besoin rien qu’en faisant un signe de la main. Il n’y a plus de patron de garage comme moi qui enseigne comme ça. [Extrait d’entretien informel avec le Vieux Tamsir].

Dans ce milieu d’apprentissage par le travail, les situations artificielles participent d’un besoin de « dégrossir » les situations lourdes, soit du point de vue des enjeux ou soit en termes de connaissances, et rendre le plus accessibles possible les savoirs mobilisés. D’un autre côté, on se rend compte que, quel que soit le métier appris sur le tas, les modes opératoires construits par le biais de l’observation se font pour une situation donnée. Les savoirs acquis et les compétences développées sont locaux et la question du transfert, qui du reste est une des critiques formulées à l’encontre de l’apprentissage traditionnel, se poserait, si la situation venait à changer. Les situations didactiques artificielles permettraient alors, de prendre le recul sur les situations réelles et de rendre les apprentissages plus conceptuels dans une perspective de préparer leur réinvestissement dans diverses situations de classe de complexité assez proche. Ce qui contredit, en partie, les critiques qui disent que les situations routinières auraient tendance à rendre les apprentissages trop contextuels et les compétences acquises intransférables.

4. Du rapport au savoir des maîtres d’apprentissage en milieu

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