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LES MAÎTRES D’APPRENTISSAGE : DES PASSEURS DE SAVOIRS

2. Les savoirs privilégiés par les MA

La finalité de toute formation est de préparer le formé à développer un pouvoir d’agir sur les situations socioprofessionnelles spécifiques à son domaine d’intervention. La formation effectuée à partir des situations réelles joue sur la relation de dépendance entre situation de travail et construction des compétences. D’ailleurs les plaidoyers sur la professionnalisation des formations fondent leurs arguments sur ce fait. Une formation dans les conditions réelles de travail favorise l’acquisition de compétences incorporées directement mobilisables en cas de nouvelle situation sans charge mentale significative. Aussi la formation sur le tas par apprentissage offre-t-elle cette immersion (de plus en plus exigée par les défenseurs de la formation expérientielle) dans les réalités : techniques, économiques et relationnelles du métier.

L’apprentissage traditionnel ne repose sur aucun curriculum formalisé, aucun programme ne le sous-tend ; le projet global est de faire acquérir aux jeunes un métier. Or, nous l’avons montré dans notre analyse, les MA ne sont pas des formateurs de profession et rien ne

170 les prépare, à faire ce travail d’ingénierie didactique sur les contenus.

Par ailleurs, ayant une conception instrumentale de la formation qualifiante, les MA ont pour ambition de permettre au jeune AP de résoudre la situation qui se pose à lui afin de satisfaire son client. Autrement-dit, ce qui importe pour le MA, c’est de doter le jeune de savoirs pragmatiques qui, en cas de situation similaire ou de complexité proximale, permettent l’action : des savoirs d’actions donc. Le savoir d’action est un savoir contextuel et actualisé en situation qui permet à l’acteur de faire face à l’imprévisibilité, la complexité. Il peut être d’origine savante, empirique ou enracinée dans la culture professionnelle (Gather Thurler, 1998). Nos observations des UPI nous permettent d’identifier des savoirs d’action de deux natures : technique et social.

Le savoir-faire technique est en lien étroit avec l’apprentissage et la maîtrise des gestes

techniques. Il s’agit des compétences spécifiques au métier et à la spécialité. Ces savoirs d’action sont liés aux performances techniques attendues dans les situations professionnelles et permettent de distinguer une spécialité d’une autre. Ils constituent la première composante de l’action formative des maîtres, dans la mesure où le développement de l’agir professionnel est l’objectif visé par les MA. Or, cet agir se fonde sur des compétences mobilisables en situation et, dès lors se forge en situations concrètes comme l’illustrent ces notes d’observation.

Le premier extrait est la suite de l’échange entre Mody MA en menuiserie métallique et Cheikh Tidiane un de ses apprentis. Après avoir laissé l’apprenti montrer ses limites, le MA montre comment réaliser une rampe d’escalier sans gabarit

Ça parait simple, mais ça ne l’est pas, surtout sans gabarit La difficulté majeure, c’est de maintenir le bon angle d’inclinaison. Au moment du montage, la rampe doit être parallèle avec le limon de l’escalier. Au moment du soudage de la main courante, si tu ne fais pas attention, tu risques de trop charger entre la jointure et les barres verticales et la main courante. Tu fausses l’inclinaison et au montage, tu as n’importe quoi. (Extrait de l’observation)

171 La note d’observation suivante reprend des faits qui se sont déroulés dans l’atelier de Alioune B, le 03 novembre 2016.

L’AP est en train de remplacer un compresseur grillé, par un autre d’occasion mais en bon état. Il effectue les brasages des raccordements. Arrivé au montage du filtre déshydrateur , il fait appel au MA. Il lui passe la main. Le MA introduit le tube qui vient du condenseur dans un orifice du condenseur et effectue le brasage. Dans l’autre orifice, coté évaporateur il insère le détendeur capillaire qui relie le filtre à l’évaporateur, mais aussi un autre bout de capillaire qui n’est pas relié au reste du circuit. Il effectue le brassage. En tant que spécialiste du milieu, ne connaissant pas son objectif, nous lui demandons : « à quoi sert, ce bout de capillaire ? »

C’est pour faire le tirage au vide du circuit. Après je vais boucher.

Avoir un bon vide est une condition pour assurer un bon fonctionnement d’une installation frigorifique. Le vide suppose que tout l’air et toute l’humidité qui se sont introduits dans les tubes au moment de l’intervention sont extraits. Pour l’atteindre, il faut disposer d’une pompe à vide (un matériel qui coûte dans les 500 euros (300000 FCFA environ) que le MA n’a pas.

En imaginant le principe du fonctionnement d’un circuit frigorifique, on se rend compte que son astuce lui permet d’expulser l’air du circuit, ce qui est déjà bien, car cela atténue la survenance de panne qui provient de la présence d’air dans le circuit (panne des incondensables). En revanche, la méthode ne permet pas du tout de chasser l’humidité et d’atteindre le vide, le système peut, cependant, fonctionner pendant assez long avant qu’une panne ne survienne, à condition qu’il n’y ait pas beaucoup d’humidité dans le circuit. Nous lui posons de nouvelles questions : « pourquoi, il vous a appelé pour le réaliser ? il ne sait pas le

faire ?

Pourtant si (…). Ce n’est pas la première fois, qu’on le fait dans l’atelier. Mais le capillaire a un diamètre très faible et quand on chauffe trop, on risque de le faire fondre et de boucher le détendeur. Je n’ai pas envie d’acheter encore une fois de plus un détendeur.

172 Le troisième extrait, reprend des faits observés dans l’atelier de Tamsir, 27 juillet 2016

Après avoir changé le moteur d’un véhicule et posé un nouveau à la demande du client, Tamsir tente de récupérer, rénover, le moteur déposé destiné à la casse. Ainsi, il procède au démontage, à l’examen de chaque pièce du moteur. Il récupère ce qui peut l’être et fabrique les pièces défectueuses si possible. Ensuite, il procède au remontage du moteur avec ces AP.

« J’ai eu un client avec une Chrysler toute neuve. Il avait cramé son moteur. On lui a répété partout où il est passé qu’il fallait mettre un nouveau moteur ou, à défaut, adapter avec le moteur d’une autre marque. Il n’avait plus les moyens puisque déjà la voiture était neuve. Je lui ai proposé de récupérer le moteur, sans rien lui promettre. C’était la première fois que je le faisais. Cela m’a pris plusieurs jours à démonter les éléments un à un, à enlever les brulures, nettoyer. J’ai récupéré moi-même certaines pièces et adapter d’autres. J’ai taillé les joints. Quand tout a été fini. Tu ne pouvais pas mesurer ma joie quand j’ai entendu le moteur gronder. Depuis, il m’arrive de proposer à ceux qui ont ce problème et dont le moteur coûte cher ou est très rare sur le marché. Je suis, d’ailleurs, le seul mécanicien de la place qui fait cela. Je reçois souvent des clients de la part des collègues. Et il y en a même, parmi ces derniers, qui viennent apprendre ça avec moi. » (Tamsir)

Ces extraits issus des notes d’observation et de discussions informelles, montrent comment en milieu d’apprentissage traditionnel, les savoir-faire techniques sont liés à l’action, à la situation immédiate. Les MA ont développé une culture de la débrouille qu’ils transmettent à leurs apprentis. C’est cette capacité d’adaptation à la situation qui leur permet de survivre avec la pratique de leur métier.

Le savoir-faire social, quant à lui, est la seconde composante des objectifs de la

formation en MAT. Il renvoie au relationnel, à la posture professionnelle, à l’attitude, au comportement vis-à-vis de la clientèle, du matériel, des pairs et du MA lui-même. Ressources indispensables pour le développement des compétences sociales, l’enseignement des

savoir-173 faire sociaux est la base de l’action formative des maîtres d’apprentissage. En effet, la formation par l’apprentissage traditionnel ne peut faire, comme nous l’apprennent Lave et Wenger (1991), l’économie des réalités socioculturelles du contexte dans lequel il se passe. La société, le groupe ou le milieu social déterminent la nature des savoirs mis en avant. C’est d’ailleurs en cela que réside la fonction de « passeur » des MA. Dans cette perspective, au même titre que, les métiers et la technique, les ethnothéories sont transmises aux plus jeunes.

Les ethnothéories désignent l’ensemble des théories partagées qui définissent ce que les membres d’un groupe social pensent comme étant primordial dans l’éducation de leurs jeunes. Ces ethnothéories entretiennent donc une relation d’influence réciproque avec les pratiques éducatives en usage dans les contextes physiques et sociaux considérés. « Les ethnothéories se

construisent selon un processus actif, en lien avec la culture, l’histoire et sa propre éducation »

(Conus & Ogay, 2014, p. 99). Au-delà de son aspect heuristique sur la nature des savoirs, les ethnothéories recèlent un pouvoir révélateur de l’ordre non seulement de l’épistémologie des savoirs, mais aussi celle de la pratique enseignante des MA. Si l’éducation comme le pense Martin, résulte « pour une société, de la nécessité de lutter contre une anomie qui la menace de

disparition » (Martin, 1972, p. 338), on peut considérer l’apprentissage traditionnel comme une

réponse sociale spontanée mise en place par les populations pour faire face à un manque. À cet effet, il se construit sur les savoirs et les valeurs véhiculées par la société. Les ethnothéories sont les systèmes de valeurs, les normes , les « représentations sociales des adultes (…) sur ce qu’est l’individu et son éducation » (Dasen & Perregaux, 2000, p. 108).

Ces ethnothéories se réfèrent aux savoirs que les parents ont de leur société. Elles ont leur origine d’une part dans les expériences que les parents ont quotidiennement avec leurs enfants d’âges différents, et d’autre part, dans les savoir-faire culturels qui se sont accumulés dans leur communauté culturelle ou dans leur groupe de référence »

(Montandon & Sapru, 2002, p. 133).

Au-delà du métier, la visée de la formation en MAT est la formation de l’individu. En plus des savoirs d’action spécifiques à la formation du métier, les savoirs autochtones, croyances, représentations, mais surtout des enseignements sur les comportements et savoir-être sont les contenus privilégiés par les MA. Cet axe constitue le socle de la formation en MAT.

174 Les MA de notre corpus ont tendance dans leur conception de la formation, à insister sur les valeurs collectives, les relations interpersonnelles, le respect des anciens et la conformité aux standards sociaux du groupe pour les jeunes. Il y a une certaine forme de reproduction sociale au sens de Bourdieu.

Le plus important pour moi, c’est l’éveiller, l’amener à prendre conscience que son avenir et son bien dans le futur résident dans ce métier qu’il apprend aujourd'hui. Ensuite, je lui apprendrais comment se comporter vis à vis d’autrui, comment respecter les gens qu’on a en face de soi, comment s’adresser aux gens (…). Au sortir de cela, il devient quelqu’un d’utile à la société soit en étant à son propre compte soit en travaillant dans une boîte privée et peut aussi participer à la formation des jeunes. Donc l’apprentissage à un rôle important à mon avis. Grâce à nous beaucoup de voleurs potentiels ont été arrachés des rues [Extrait d’entretien avec Serigne]

Dans les UPI, c’est la transmission de ces ethnothéories qui cristallise le plus les actions enseignantes. En effet, hormis les consignes diverses portant sur le travail, les prises de parole des MA sont teintées de leçons de morale, de rappels ou injonctions ayant trait au respect des biens et des personnes, à la manière de se comporter en société et aux valeurs.

Avant de mettre de la nourriture dans une vaisselle, il faudrait auparavant l’avoir bien nettoyée. C’est pareil pour un être humain ; avant de penser à la formation, il faut éduquer le jeune [Extrait d’entretien avec Condé MA de menuiserie métallique]

Nous pouvons voir que dans les faits, les seuls moments où il y a une transmission directe c’est quand les MA interpellent les jeunes sur leur comportement. Il ne s’agit pas de regrouper les jeunes afin de leur distiller des leçons de vie, de morale ou de leur apprendre comment se comporter dans une situation donnée. En revanche, les MA exploitent toute situation où un AP est l’auteur d’un écart de conduite. Ces moments sont l’occasion de revenir sur la conduite globale à tenir et de rappeler les bonnes valeurs.

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Tu donnes l’air de ne pas être concerné par les reproches que je te fais. On dirait que ça ne te touche pas. Je t’ai toujours demandé d’éviter d’adopter cette attitude niaise quand on s’adresse à toi. Enlève ce sourire narquois de tes lèvres ! Un homme doit avoir un amour propre76 [Note d’observation Tamsir, MA de mécanique automobile].77

« Pourquoi restes-tu à regarder ? Que t’ai-je dit il y a à peine quelques instants ? Je ne t’ai pas répété plusieurs fois, qu’il y a toujours quelque chose à faire ! Je vous répète tout le temps qu’il ne faut jamais rester sans rien faire pendant que les gens travaillaient. Il faut avoir l’habitude de proposer son aide. Bouge-toi, vas les aider ! au lieu de rester planté à regarder. Tu n’as pas vu que c’était lourd 78 ? » [Note d’observation UPI Sène : MA de mécanique automobile]

Il faut être patient et ne jamais se fatiguer de leur rappeler qu’il y a des choses à bannir. Que ce soit dans la manière de s’exprimer ou dans le travail, il faut être à l’affût des

76 C’est la traduction qui s’approche de plus de l’expression wolof “Nit daffay am djöm”.

77 Cet extrait reprend les remontrances d’un MA envers un AP. Ce dernier a, selon Tamsir, la « vulgaire habitude

de rire » (Tamsir) quand on lui fait des reproches. Il donne l’air de ne pas être atteint par les critiques et remarques ; ce que le MA n’arrive pas à supporter. Selon le MA, ceci est un signe de manque de caractère et précurseur de mauvais comportement. Pour lui, quelqu’un qui est insensible aux reproches ne cherche jamais à évoluer. Par conséquent, montrer qu’on est sensible aux remarques désobligeantes, c’est montrer qu’on a un amour propre. La peur d’être attaqué dans son amour propre conduit toujours à adopter le bon comportement. Aussi, les MA mettent un point d’honneur à corriger certaines attitudes qu’ils jugent inadéquates

78 Le MA faisait référence à deux apprentis qui tentaient de déplacer la culasse d’un moteur. Pendant qu’Idy (un

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mauvais comportements et les corriger [Extrait d’entretien avec Serigne : MA mécanicien]

Comme je t’ai dit, je ne me borne pas seulement à leur apprendre les ficelles du métier. On discute de la vie, je leur apprends la vie et c’est comme ça. Nous sommes des êtres humains. [Extrait d’entretien avec Mody : MA en menuiserie métallique]

La mise en avant des savoirs d’action et des savoir-faire sociaux participe d’une certaine approche pragmatique et instrumentale de la formation par apprentissage au vu de l’objectif d’employabilité immédiate poursuivi. Elle traduit une certaine réalité de l’apprentissage traditionnel qui conduit à des difficultés pour les MA de didactiser les savoirs. Au-delà, elle participe d’une forme de rejet des savoirs livresques et de l’approche disciplinaire appliquée dans le système formel, jugée inopérante. C’est ce que nous allons aborder au point suivant.

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