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Diagramme: Activités/Statut

3. Les modes d’intervention privilégiés

3.5. Les pratiques d’évaluation en milieu d’apprentissage traditionnel

Comme nous l’avons vu, c’est au cours de différentes démonstrations effectuées par lui-même, ainsi que de démonstrations guidées inclusives ou exclusives sous sa supervision, que le MA conduit l’AP progressivement à acquérir une maîtrise sur les situations qu’il rencontre le long de son cursus. Cette approche d’enseignement dans et par la pratique du métier n’est pas dépourvu de moments dévaluation malgré les contraintes dues au contexte.

En effet, l’évaluation constitue une des activités cruciales de la pratique des MA. Quand elle est mal réalisée ou négligée, les conséquences peuvent être graves pour ce dernier. Il en va en plus des conséquences économiques, de la crédibilité de l’atelier. Aussi, on se rend compte que le fait que le MA confie une tâche à un apprenti ne répond toujours pas forcément à une nécessité émanant du travail quotidien. Ces sollicitations répondent aussi à des besoins évaluatifs pour sonder le degré de maîtrise de tel ou tel autre apprenti avant de pouvoir lui confier une tâche à réaliser en toute autonomie. Comme pour les apprentissages, ce sont les activités productives qui constituent en même temps les situations d’évaluation. Comme les enseignements-apprentissages, les évaluations sont contextualisées.

Cette évaluation s’opère dès les premiers instants de l’AP dans l’atelier. Elle se poursuit le long du cursus d’apprentissage. À l’opposé de ce qui se fait en contexte scolaire, en MAT, il n’existe pas de moment dédié pour sa mise en œuvre. Toutefois, dans le discours des MA, on sent que les phases clés comme l’enrôlement et l’émancipation sont ponctuées de moments d’évaluation. Cette dernière reste l’affaire exclusive du MA. IL en choisit le moment et les critères ne sont connus que de lui-même. L’apprenti n’est pas averti et ne sait pas qu’il est évalué.

C’est parce qu’ils commencent à perdre espoir en ces jeunes que leurs parents nous les amènent. C’est généralement des petits voyous, très têtus. Dès qu’ils arrivent on les jette au milieu du groupe, on ne dit rien, on les observe. [Extrait d’entretien avec Alioune D MA de froid, le 04 septembre 2016]]

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C’est au début qu’on sait à quel type on a affaire. Il faut être très humble pour vivre dans ce milieu. Si on a un orgueil démesuré, on est mort. Ils sont entre bande de jeunes, ça charrie, ça se moque. Faut savoir encaisser [Extrait d’entretien avec Sidy MA de menuiserie métallique [11 novembre 2016]]

Il faut les mater. Sinon tu es foutu. Je leur fais nettoyer après les autres. Je le leur impose. Ils sont frustrés mais, ils n’ont pas le choix que d’obéir. On découvre qui est résilient et qui ne l’est pas (…) Moi, je suis issu des Daaras, mon marabout disait que : quand l’orgueil précède dans le cœur, le savoir n’y trouvera pas de place. C’est la première chose qu’on enlève chez mes AP. [Extrait d’entretien informel avec Sène, MA de mécanique automobile 12 décembre 2016]

En observant le diagramme 2, les activités en fonction du statut, on constate que les tâches dominantes de l’AP novice sont de l’ordre du nettoyage et du rangement. Ces activités peuvent être son quotidien pendant plusieurs semaines ou mois. En plus de cela, on lui confie des activités subalternes sans aucun lien avec le métier : les courses dans et en dehors de l’UPI et, parfois, des corvées chez le patron. Bref, des activités que certains jugent dévalorisantes (Viti, 2005).

Les premiers jours ou premières semaines qui suivent l’arrivée de l’apprenti, sont des jours tests qui déterminent son avenir dans l’atelier. Il s’agit d’une phase d’observation durant laquelle le MA teste la motivation, l’acceptation de l’autorité, la patience et la capacité de résilience de la nouvelle recrue. À travers les tâches qui lui sont proposées, les moindres faits et gestes du primo arrivant sont scrutés. Cette période est mise à profit par le MA pour se faire une image générale de l’AP novice. Il apprend à découvrir ses traits de caractère, sa personnalité en fonction de son comportement.

Pour rappel, au moment d’intégrer ce monde, les apprentis sont très jeunes sans aucune vision du monde du travail. L’AP est confronté pour la première fois à un monde atypique à la lisière de trois institutions distinctes : l’institution scolaire avec sa rigidité, l’institution familiale

159 avec sa flexibilité et le monde professionnel avec ses contraintes d’efficacité et de rentabilité71

Il doit intégrer tous ces aspects très rapidement pour s’insérer durablement dans l’UPI. Dans ce milieu où les attentes sont liées à des valeurs socioculturelles, l’obéissance, la docilité, la patience, la persévérance sont considérées comme des valeurs primordiales. Donner l’impression que l’une d’elles fait défaut entame durablement l’image que le MA peut avoir sur l’apprenti. C’est pourquoi, nous préférerons en ce qui concerne cette première phase de l’apprentissage, l’appellation phase d’enrôlement à celle de familiarisation.

« L’enrôlement désigne le mécanisme par lequel un rôle est défini et attribué en acteur qui l’accepte. L’enrôlement est un intéressement réussi » (Callon, 1986, p. 189). L’enrôlement

participe, pour un individu, d’un processus qui consiste à accepter, un rôle, une fonction, un statut et les tâches y afférents. Pour Callon, « décrire l’enrôlement, c’est donc décrire

l’ensemble des négociations multilatérales de coups de forces ou de ruses qui accompagne l’intéressement» (Callon, 1986, p. 189) pour aboutir à une contractualisation tacite. Le même

processus est observable dans le cas de l’apprenti qui aspire à intégrer un UPI.

Il arrive, comme l’affirment certains MA, qu’après quelques jours passés dans l’UPI à effectuer ces travaux insignifiants, certains AP abandonnent et ne se représentent plus à l’atelier. Au-delà de ce test qui dure les premières semaines, les activités de la phase d’enrôlement continuent à être réservées aux apprentis novices, car elles ont aussi une valeur formative. C’est durant cette période que l’apprenti apprend l’obéissance et à accepter la frustration. Il s’agit de conquérir sa place en passant par une initiation ingrate avant d’intégrer réellement l’activité

Les activités assignées à l’AP autonome et l’AP expérimenté ont aussi des buts précis. Pour pouvoir commencer à se décharger un peu et s’appuyer sur les AP en cas de surabondance de commandes, les MA confient des travaux de complexité relativement importante aux AP

71 L’apprentissage traditionnel intègre au moins un aspect de chacune de ces trois institutions. Il intègre de

l’institution scolaire les attentes en termes d’apprentissages et de réussite. On y retrouve la flexibilité du milieu familial à travers la bienveillance du MA qui est comme un père et des camarades AP qui sont comme des frères. Pour finir, l’apprentissage traditionnel hérite des obligations d’ordre économique du monde professionnel où on admet peu les erreurs.

160 confirmés. L’objectif est d’observer l’AP et de voir comment il arrive à mener à lui seul un travail complet recelant toutes les complexités significatives du métier. Le MA reste en retrait et intervient en cas de risque d’erreur grave. Ces activités sont destinées à vérifier la capacité de l’AP à travailler en toute autonomie en intégrant les risques liés à son activité. Ses capacités d’encadrement sont aussi mises à l’épreuve car, c’est à ce niveau qu’on lui confie ses premiers novices. Les tâches réservées à l’expérimenté servent à le préparer à endosser son futur rôle de chef de garage.

Il m’arrive d’être sollicité dehors, bah… dans ce cas, je ne peux pas être ici, c’est Ablaye72 qui gère. Je ne trouve rien à redire, sur ses choix et ses décisions. J’ai une confiance aveugle en son jugement. [Extrait d’entretien avec Pa Tamsir, MA de mécanique automobile].

Par des actes comme celui-ci, le MA met à l’épreuve l’honnêteté, les capacités de manager de l’AP expérimenté. Cette démarche est autant formative que certificative. Il faut préciser qu’aucune durée légale n’est fixée pour l’apprentissage traditionnel. Celle-ci est laissée à l’appréciation du MA qui, après plusieurs tests de la sorte, décide si l’AP est en mesure de gérer une affaire en toute autonomie et, le cas échéant, lui propose de se mettre à son propre compte comme patron d’UPI. Il s’agit d’une émancipation qui se fait avec la bénédiction du MA. Dans la plupart des cas, celle-ci s’accompagne d’un kit de matériel offert par le MA pour témoigner de sa satisfaction en l’endroit de l’AP sortant. Aucune cérémonie n’est organisée. En revanche une sorte de réunion familiale est généralement organisée parfois dans l’UPI avec la présence des autres apprentis, parfois dans la demeure familiale de l’apprenti et en présence de toute la famille de ce dernier. L’occasion est saisie par le MA pour faire des témoignages de satisfecit à l’endroit de l’AP émancipé.

Ces genres de moments sont très caractéristiques de la culture locale qui veut que les témoignages à l’endroit des jeunes qui donnent satisfaction se fassent devant la famille de ce dernier. Il s’agit d’une reconnaissance ultime qui rappelle ce que, dans leurs travaux sur

161 l’apprentissage en milieu informel, Lave et Greenfield (1982) appellent l’intégration dans une communauté des pratiques. Celle-ci se manifeste aussi dans l’accompagnement vers l’autonomisation dont va bénéficier désormais le « jeune patron » car ses premiers clients lui sont envoyés généralement par son ancien MA, comme nous pouvons le lire dans l’exemple ci-dessous.

J’ai formé une trentaine de jeunes depuis mon début. Mais, il y en quatre parmi eux à qui, après leur apprentissage, c’est moi qui les ai émancipés. Je leur ai cherché une place et leur ai fourni une partie du matériel, pour qu’ils commencent à exercer. Je l’ai fait parce que, pour moi c’est une manière de payer la dette. Mon maître qui m’a appris mon métier a agi de la même manière pour moi. Il m’a enseigné jusqu’à ce que j’aie une maîtrise parfaite de mon métier, de 1982 à 1992. Ensuite, c’est lui-même qui m’a ouvert mon premier atelier. [Extrait d’entretien avec Condé ,MA en menuiserie métallique]

Il faut reconnaitre que les apprentis qui ne passent pas par cette forme de reconnaissance de leur MA avant d’ouvrir leur propre UPI, bénéficient de peu de crédit dans le milieu. En effet, généralement dans ces milieux artisans, tout le monde se connait. L’attitude des AP qui s’émancipent sans la bénédiction de leur MA est très critiquée. On leur reproche d’être pressé et de ne pas avoir la maîtrise suffisante de leur métier. Par conséquent, ce manque de crédit voue souvent leur entreprise à l’échec.

Dans ses travaux sur l’apprentissage du métier de tailleur au Liberia, Jane Lave (1996) définit l’apprentissage comme activité située dont la caractéristique centrale est « une participation légitime périphérique ». Ce qu’il y a lieu de préciser ici, c’est que le principe de participation périphérique légitime opère à tous les niveaux. En MAT, « apprendre c’est, à

travers une participation modulée selon la place occupée, un processus qui consiste à devenir (et à être reconnu) membre d’une communauté de pratique » (Brougère, 2008, p. 52), d’un

groupe ou apte à intégrer un statut.

La prise d’initiative des AP constitue, pour les MA, un baromètre pour vérifier la progression des AP, leur niveau de maîtrise de tel ou tel aspect du travail.

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Le jeune nouveau là, nous a vus en train de travailler sur des pièces. Il pensait que c’était facile comme travail. Il a pris un bout de métal et a commencé, j’ai demandé aux autres de laisser faire. Le fait qu’il prenne l’initiative montre qu’il suit et qu’il désire mettre en application ce qu’il a vu faire. Il n’y est pas arrivé, mais j’ai vu qu’il est arrivé quand même à faire des choses… Quand ils suivent et apprennent on a l’œil pour le savoir et quand ils n’apprennent pas aussi on voit ça. Tu comprends ? Tu leur confies un travail et tu sais. Tu les vois faire des erreurs et tu sais… [Extrait d’entretien avec Mody 15 Août 2016, MA en menuiserie métallique]

Conclusion.

Pratiquer en situation pour apprendre à faire face à la diversité et la complexité de la réalité socio-professionnelle, c’est ainsi que nous pourrions résumer la conception des MA. En effet, la finalité instrumentale de l’apprentissage traditionnel est une conception partagée par l’ensemble des maîtres d’apprentissage. Celle-ci veut que l’apprentissage soit tremplin pour l’insertion socio-professionnelle durable des jeunes. Aussi en MAT, apprendre un métier, c’est se préparer à embrasser une vie professionnelle dans toutes ces facettes technique, psychologique, sociale, économique et culturelle. Car, pour les MA, si l’insertion socioprofessionnelle est la visée de leur action formative, cette insertion passe forcément par la préparation de l’individu. Cet aspect de la formation de l’Homme dans sa globalité prime sur celui de la formation du technicien praticien, spécialiste d’un métier. Cette croyance se traduit chaque jour dans leur compagnonnage avec leurs apprentis. L’immersion dans les réalités quotidiennes du métier constitue le moyen principal pour arriver aux résultats escomptés. L’apprentissage en contexte professionnel avec toutes les contraintes réelles du métier permet en plus du développement des aptitudes techniques celui des compétences sociales : il faut faire pour apprendre.

Cet apprentissage par la pratique en contexte réel, ne laisse pas beaucoup de place à la planification. Comme nous avons essayé de le montrer dans ce chapitre, en MAT, contrairement au milieu scolaire, les apprentissages ne font l’objet d’aucune préparation préalable. Un seul fil conducteur guide l’action des MA, c’est qu’à l’issue de la formation, l’AP acquiert un métier

163 et s’insère dans la vie socioprofessionnelle. Les activités de production deviennent en même temps les activités de formation. Les situations pédagogiques sont consciemment ou inconsciemment puisées de celles-ci. De ce fait, ce sont les aléas de productions quotidiennes qui dictent les contenus d’enseignement. Les contraintes liées aux impératifs de production rendent difficiles l’aménagement de situations uniquement destinées à enseigner et forcent les MA à adopter ce que nous avons appelé une approche globale et intégrative ; toutes les ressources concourantes à la résolution de la situation sont mobilisées de manière intégrée sans possibilité de les différencier et de les aborder explicitement.

Il n’y a pas d’enchainement logique entre les différentes situations par conséquent, il n’y en a pas entre les objets d’enseignement En revanche, les différentes phases d’apprentissage identifiées permettent au MA de faire une hiérarchisation des enseignements en fonction des statuts des apprentis. En effet, bien que tout le monde soit dans le même groupe, cette stratification implicite permet au MA d’organiser les apprentissages. C’est le statut de l’AP qui détermine les tâches sur lesquelles il est sollicité. Cela détermine en même temps les contenus d’apprentissage qui correspondent à sa progression.

Le modèle sous-jacent de la « démonstration-observation-imitation » est la modalité dominante. Toutefois, elle ne constitue pas la seule. Cette modalité intervient toujours quand une situation non encore maîtrisée par les AP ou inédite se pose. Autrement dit, il s’agit de situation qu’aucun AP dans le groupe ne peut résoudre de manière autonome. Le MA a recours à cette modalité autant de fois que nécessaire jusqu’à ce qu’il sente qu’au moins un AP dans le groupe est en mesure, au cas où le schéma identique se reproduirait, d’intervenir de manière autonome.

Au-delà de la «démonstration-observation-imitation », les MA procèdent aussi par démonstration guidée. La démonstration guidée consiste à diriger l’intervention en associant l’apprenti. Cette démonstration guidée est inclusive quand, en plus de faire travailler l’apprenti, le MA l’associe aux différentes prises de décisions afférentes à la situation. Elle est exclusive quand l’apprenant ne fait qu’exécuter les directives données par le MA, sans prendre part à la réflexion sur la résolution de la situation.

Nous avons montré aussi que le caractère global et l’intrication entre activités économiques et pédagogiques était un obstacle majeur à la didactisation. Toutefois, dans les métiers de froid et de menuiserie métallique, il arrive que les MA aient à recourir à des situations

164 uniquement faites pour enseigner aux apprentis certaines techniques de base nécessaires

Deux MA de notre corpus se démarquent clairement. Moussa et Sène qui ont recours plus souvent à des situations didactiques décontextualisées. Nous reviendrons plus précisément sur ces points au chapitre suivant.

Pour évaluer les acquisitions des AP, les MA mettent les AP dans des situations concrètes avec des incidences réelles sur le travail tout en étant en retrait afin d’intervenir en cas de risque d’erreur grave. En dehors de ces évaluations dans le travail, il y a des évaluations à l’entrée que nous avons assimilées à une phase d’enrôlement. Il en va de même au bout de quelques années passées dans l’UPI avant l’émancipation de l’AP. Ainsi sans disposer d’un tableau de bord ou d’un document formel, comme c’est le cas en milieu scolaire, pour surveiller la progression des apprentis, les MA connaissent exactement l’évolution des apprentis.

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LES MAÎTRES D’APPRENTISSAGE :

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