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C : Le retour du pamphlet

1. UN HERITAGE DU XVIIIe SIECLE

L’utilisation de Marie-Antoinette pour qualifier les abus des célébrités politiques ou médiatiques contemporaines cherche à établir un parallèle avec la réalité du contexte économique

et sociétal de la France de l’Ancien Régime, à savoir une fracture sociale entre les privilégiés et

les exclus, fracture s’aggravant chaque jour mais plus flagrante aux Etats-Unis. En effet, si en 1980, les 1% de la population la plus riche possédait 11% de la richesse nationale, en 2016, cette

partie de la population en possède 23%. Par opposition, si les 50% des plus défavorisés possédaient

en 1980 21% de la richesse nationale, ils n’en possèdent plus que 13% en 2016225. S’il est maladroit

de comparer notre époque avec la société de classes de l’Ancien Régime, on se souvient que le

tiers-état lourdement imposé constituait 98% de la population et avait une courte espérance de vie.

Dans ses voyages, l’agronome Arthur Young décrit le monde agricole français, ce qui lui permet de réaliser le tableau de la société française. Le 12 juillet 1789, il rencontre une jeune paysanne

dont le portrait, bien éloigné de celui de la reine fait par Edmund Burke, horrifie et permet des

considération sur une population misérable 226 : « Cette femme, vue de près, on lui aurait donné

soixante ou soixante-dix ans, tant sa taille était courbée et son visage ridé et durci par le travail ;

mais elle me dit qu’elle n’en avait que vingt-huit » (Young 330). L’auteur anglais, sans remettre en cause explicitement la monarchie, rappelle que ces transformations sont dues certes au travail

225 Gadrey, Jean, « Les Etats-Unis ont de plus en plus de caractéristiques d’un pays sous-développé », Alternatives

économiques, 10 mai 2018. Par contraste, l’économiste présente la situation d’Europe de l’Ouest où le 1% des plus

riches passe entre 1980 et 2016 de 10 à 12% et les 50% les plus humbles de 23 à 21% voir fin article. 226 Young, Arthur, Voyages en France en 1787, 1788, 1789, Armand Colin, 1931.

aux champs mais aussi aux conditions de vie des femmes françaises : « ce travail, joint avec celui

plus misérable encore de mettre au monde une nouvelle race d’esclave détruit absolument toute symétrie de la personne et toute apparence féminine » (Young ibid)

Cette époque se pose cependant comme précurseur de notre temps par la similarité des

moyens de communication, montrant par là une invariabilité et une continuité depuis le XVIIIe

siècle. En effet, si notre époque divertit les lecteurs par des journaux parodiques ou satiriques, tels

le Charlie Hebdo ou le Canard enchainé, journaux « sérieux » pour mieux les éduquer, suivant le

placere et docere aristotélicien ; notre époque est aussi riche en journaux du même genre mais

transmettant ouvertement de fausses informations tels the Onion, le Gorafi ou Nordpresse. Les

polémiques et procès lors de la parution de ces derniers montrent cependant que ces journaux ont

une capacité offensante mais aussi que la calomnie qu’ils génèrent contamine la vérité227.

Le XVIIIe siècle aussi était riche en caricatures, journaux satiriques et écrits apocryphes228

et diffamatoires. Pour certains historiens comme Robert Darnton ou Antoine de Baecque, ce sont

ces catégories satiriques qui, en dénonçant la perversion des valeurs morales de l’ordre en place, ont contribué à le discréditer et à préparer les esprits à la Révolution française : « ainsi que l’a

montré Robert Darnton, par exemple, le sensationnalisme sexuel des pamphlets de l’Ancien Régime était un moyen approprié de critiquer l’ordre établi tout entier » (Hunt 109). Si le Gazetier

Cuirassé dénonce la politique de l’Ancien Régime via les mœurs de ses représentants, d’autres

écrits insultent ces derniers sans arrière-pensée révolutionnaire apparente. Dans Le Testament de

Marie-Antoinette, ci-devant reine de France publié en 1790, le personnage de Marie-Antoinette,

personnage apocryphe, confirme ainsi les accusations portant sur sa nymphomanie ou son

227 Le site Nordpresse est notamment poursuivi dans l’affaire Benalla, pour l’annonce de décès à la suite de la coupe du monde 2018 ou pour de l’humour noir ciblant le chanteur Johnny Halliday alors mourant.

228 Nous avons déjà évoqué Souvenirs de Léonard, coiffeur de la reine Marie-Antoinette, ou encore le Tremblement

homosexualité. Elle avance le nombre de 545 amants et cite la favorite Polignac, mais aussi

« d'Oliva , Soprosie, d'Arcourt, Fromenville, Julie, Bonnemoit , etc. pour le tems qu'elles m'ont

servi d'hommes » 229. Antoine de Baecque évalue ainsi à presque 10.000, le nombre de pamphlets

publiés entre 1789 et 1792 (soit du début de la Révolution au début de sa phase radicale)230.

Comment expliquer la popularité de ce genre à l’époque et quel en était le but ? A ces

questions, le journaliste royaliste Jacques Boyer-Brun, contemporain de la Révolution française et

auteur d’une Histoire des caricatures de la révolte des Français propose une réponse en 1792 : Les Caricatures ont été dans tous les temps un des grands moyens qu’on a mis en

usage pour faire entendre au people des choses qui ne l’auraient pas assez frappé si elles eussent été simplement écrites. Elles servaient, même, à lui représenter, avant

qu’il sçut (sic) ni lire, ni écrire, différens (sic) objets qu’il importait de lui transmettre ; et alors elles étaient pour lui, ce qu’elles sont encore à présent, une

écriture parlée (Boyer-Brun, 8).

Ecriture « plus parlantes » car grossissant certains aspects de messages, Boyer-Brun évoque les

avantages de la caricature auprès d’un public peu alphabétisé. Il tente cependant de prendre du recul pour analyser les effets de ces caricatures, qu’elles soient Révolutionnaires ou Contre-Révolutionnaires. C’est en effet à une bataille d’images que se livrent les journaux et éditeurs :

image officielle contre caricature, ode contre libelle, caricature contre caricature231. Répondant

229 Sur laquelle nous reviendrons dans notre chapitre III

230 Nombre de pamphlets publiés entre 1774 et 1786 : 312, en 1787 : 217 en 1788 : 819, en 1789 : 3305, en 1790 : 3121 en 1791 : 1923, en 1792 : 1286 en 1793 : 663 en 1794 : 601 et en 1795 : 569, selon De Baecque, Antoine, « Pamphlets, libel and political mythology »

231 Il prouve ainsi que si nous ne conservons majoritairement que des caricatures Révolutionnaires, les royalistes ont aussi utilisé ce procédé. Le relatif oubli ou déni des images contre-révolutionnaires serait l’objet d’une autre recherche : impopularité de ces images ou manipulation royaliste pour faire des Révolutionnaires des violents barbares.

immédiatement à l’actualité politique ou médiatique, les caricatures de la période révolutionnaires se teintent d’une véritable portée politique et polémique.

L’épisode de La Fayette232 au balcon lors de la nuit du 5 octobre 1789 est significatif de

cette guerre des images. Alors que les Parisiennes viennent chercher « le boulanger, la boulangère

et le petit mitron », des heurts éclatent durant la nuit et le général vient rétablir la sécurité sur le

balcon en public en baisant la main de la reine :

En paraissant avec elle en face de ces vagues qui mugissaient encore au milieu

d’une haie de gardes nationales qui garnissait les trois côtés de la cour, mais ne pouvait en réprimer le contre, Lafayette, ne pouvant se faire entendre, eut recours à

une signe hasardeux, mais décisif ; il baisa la main de la reine (La Fayette 341).

Ce récit, issu des mémoires du général de La Fayette233 trouve de nombreuses illustrations et

gravures postérieures234 immortalisant le moment, et chargeant le baiser de vertus magiques. La

période de calme relatif qui succède et le projet de monarchie constitutionnelle sont cependant

remis en question par la tentative de fuite de la famille royale du 21 juin 1791. La Fayette,

responsable de leur sécurité mais implicitement aussi de leur surveillance, est accusé d’avoir favorisé ou organisé la fuite. Les caricatures conséquentes à cette fuite marquent la fin de la

confiance entre le Héros des deux mondes et la population.

232 Le choix de conserver l’écriture de La Fayette au détriment de Lafayette respecte l’usage. Même si ce dernier abandonnera l’orthographe nobiliaire de son nom à partir de 1789. Voir « Pourquoi les Français écrivent-ils La Fayette et les Américains Lafayette ? » sur le site de l’ambassade des Etats-Unis en France et selon l’historienne Laura Auricchio : « "Les Américains ont anglicisé très vite le nom en laissant tomber l'espace après le +La+. Il a lui-même adopté cette orthographe. Peut-être lui a-t-elle semblé plus +égalitaire+, plus américaine ? Je ne sais pas. C'est une variante qui a fait souche, l'orthographe changeait beaucoup au XVIIIe siècle, en français comme en anglais » in Le Point, « Hermione : La Fayette personnifie l’amitié franco-américaine selon l’historienne Laura Auricchio », 5 juin 2015

233 La Fayette, Gilbert du Motier, Mémoires, correspondance et manuscrits du général La Fayette, Tome 2, Fournier aîné, 1837

Villeneuve (attribué à)235, Ma Constitution, 1791, gravure à l'eau forte, Paris, BNF, Collection De Vinck.

Les moyens d’argumentation des images sont résumés dans ce versant iconographique à la citation du mémoire. Tous deux peuvent se lire non seulement comme une séquence, l’image suivant

l’épisode historique, mais aussi comme une réponse voire une opposition. La citation de La Fayette, « officielle » et noble, vient présenter une situation dans laquelle tous les personnages ont

une attitude respectable et courageuse, des membres de la famille royale au peuple. La caricature

vient reprendre semble-t-il les mêmes personnages, le personnage identifié comme La Fayette

portant un uniforme reconnaissable de commandant des Gardes Nationales, cependant dans une

attitude décadente et donc burlesque. Cette image vient détourner l’aspect honorable de l’événement du balcon, suggérant une autre explication au baiser. Malgré l’inimitié célèbre entre

les deux personnages, la corruption ou rétribution sexuelle de La Fayette apporte une nouvelle

lumière à son acte héroïque sur le balcon, mimant d’ailleurs la même position du baise-main voire de la position du marquis, ce qu’avaient déjà préparés les pamphlets tel La Confession de

Marie-Antoinette ci-devant reine de France sur ses amours et intrigues avec M. de La Fayette, les

235 Sur lequel nous reviendrons et qui fait l’objet d’un article d’Annie Duprat « Autour de Villeneuve, le mystérieux auteur de la gravure La Contre-Révolution », ANNALES HISTORIQUES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, 1997

principaux membres de l’Assemblée Nationale et sur les projets de contre-révolution, de l’imprimerie du cabinet de la reine236. L’acte sexuel est en effet une analogie que toute la population peut comprendre et l’image joue non seulement sur le courant littéraire libertin et pornographique du XVIIIe siècle mais aussi sur les différents libelles et rumeurs qui visaient la

reine dès son arrivée en France et sa supposée « stérilité ». L’image vient alors non seulement

inspirer de la méfiance envers La Fayette, alors commandant de la Garde Nationale et toujours

héros des Amériques mais aussi le désacraliser en le disqualifiant de la scène politique237.