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C : Le retour du pamphlet

2. UNE IMAGE GALVAUDEE ET INVALIDEE

Cependant, si le récepteur analphabète du XVIIIe siècle n’existe plus, ou du moins plus en France ni aux Etats-Unis du fait de l’école obligatoire, que penser d’un lecteur cultivé qui

continuerait à « consommer » ce mode de communication au XXIe siècle ?

Dans cette bande dessinée de Marian Henley publiée en octobre 1995 dans le New Haven

Chronicle, une situation actuelle vient s’inscrire dans le prolongement de la Révolution française

236 Confession apocryphe, anonyme et publiée en 1792.

237 Cette campagne de diffamation est si efficace que dans ses Mémoires (op. cit), La Fayette devra publier un second récit pour se justifier et qu’il prévoyait, d’après les notes de bas de page, de publier en 1814.

voire de l’Ancien Régime. Cette dernière a lieu par le recours au champ lexical de cette période : « elitist » ; « enlightened times » ; « let them eat cake ». L’image montre ainsi les héritiers de la

noblesse, qui ne sont plus un ordre héréditaire mais un ordre économique. Le mépris, voire

l’ignorance du personnage de la « femme au sac » prouve que la société n’a pas changé et que les catégories sociales demeurent étanches les unes aux autres. La seconde femme appartient à cette

même catégorie sociale des nouveaux nobles. Plus « éclairée », elle viendrait raisonner la

première. Sa volonté de changement de comportement n’est cependant pas synonyme d’un changement total ni révolutionnaire et se borne au rôle moralisateur, voire de correcteur de

langage.

La relative indifférence dans la réception des images d’aujourd’hui suggère une méconnaissance du contexte historique, expliqué en partie par la multiplicité des images de

Marie-Antoinette et par leur polysémie. L’émission d’images caricaturales et la brièveté des messages dans les journaux ou sur les réseaux sociaux montrent une évolution du public qui ne semble

fonctionner que par symboles, par raccourcis, ne répondant qu’aux signes, et sans les

comprendre238. Dans un article pessimiste et alarmiste, le journaliste Frank Bruni du New York

Times critique ce penchant à utiliser des symboles, insultes et emprunts historiques pour faire le

portrait de Donald Trump. Selon lui, ces arguments d’autorité trivialisent la réalité et desservent l’objectif premier des informations ou de l’argumentation. Créant de la distraction, ces parallèles démagogiques sont à destination d’un public déjà acquis, lecteurs et abonnés de journaux spécifiques, en d’autres termes, des « clients » :

When you answer name-calling with name-calling and tantrums with tantrums,

you’re not resisting him [Trump]. You’re mirroring him. (…) I am not urging

complacency. But when you invoke the darkest historical analogies, you lose many

of the very Americans you’re trying to win over (...) distracting people from what’s happening in the here and now239

Bruni critique ainsi non seulement la forme réductrice de ces attaques mais aussi leur inefficacité.

Soulignant la similarité entre la rhétorique Démocrate et Républicaine, le journaliste avance que

ces raccourcis, en dépit de leur volonté prosélyte, ne tentent ni de raisonner ni de convaincre un

lecteur impartial mais creusent un sillon entre deux populations, augurant même une possible

réélection de Donald Trump240.

Expliquant cette résurgence de la mode des pamphlets courts par l’évolution de la société,

Régis Debray oppose la période de graphosphère (l l’imprimerie), à celle de la vidéosphère (l’audiovisuel). Le processus de transmission des informations passerait de ce qui est lu, « transmission principalement livresque des savoirs » à ce qui est vu « transmission de plus en plus

rapide des données, modèles et récits ». En dépit de l’apparence démocratique241 de cette sphère,

Debray met en garde l’incompatibilité entre le développement de la technique et celui du

raisonnement humain242 affirmant qu’« un professeur n’est pas un émetteur, un élève n’est pas un

239 Bruni, Frank, “How to lose the midterms and re-elect Trump”, New York Times, 13 juin 2018

240 Frank Bruni avait auparavant écrit sur la famille Bush, les références à Marie-Antoinette n’étant pas absentes des comparants utilisés : « his mother, Barbara Bush, once quipped that the refugees of Hurricane Katrina huddled in the Houston Astrodome « were underprivileged anyways, so this is working very well for them.” Keith

Olbermann called this, fittingly, “her own Marie-Antoinette moment.” Frank Bruni writes that this “Marie Antoinette” and the rest of George W. Bush family “taught him that he had a right and claim to such a place [i.e. the Oval Office].” In Rountree, Clarke, The Chameleon President : the curious case of George W. Bush, “The Man who would be king”, Routledge 2012

241 « N’exigeant ni apprentissage technique, ni supériorité hiérarchique, l’accès à l’image électronique a été égalitaire et démocratique » (Debray 363)

242 « Une médiasphère qui fait du vite le synonyme du mieux peut découvrir à un moment que le trop vite est synonyme du pire (…) Le problème est de savoir si des gens qui s’habituent aux rythmes de la technique peuvent ou non s’habituer au rythme de la mémoire. Il y a des temps incompressibles dans l’ordre de la formation professionnelle –l’apprentissage, l’assimilation, la fermentation, la maturation » (Debray 241)

récepteur, une connaissance n’est pas un renseignement, la vérité n’est pas une donnée » (Debray 244). Dans ce sens, journaux et nouveaux médias se développeraient en opposition aux principes

éducatifs des Lumières, le public, citoyen à convaincre, deviendrait un consommateur (de

nouvelles et d’informations) à séduire243. Prolongeant les écrits de Debray qui rappelle que si la

logosphère calcule en siècles et la vidéo en heures, le post ou tweet se calculent, quant à eux, en

minutes voire en secondes244. Avec l’émergence de cette vidéosphère, Debray reporte la figure d’autorité sur le journaliste et le modérateur de site245 et non plus sur une autorité d’Etat ou

institution centralisée.

Dans cette nouvelle sphère médiatique faussement égalitaire, chaque individu peut émettre

un propos sans hiérarchie ni censure, tous les avis étant « équivalents ». Dans notre premier

chapitre, le Washington Post était ainsi cité : ce journal révélant et publiant le commentaire sur

Twitter d’un docteur. C’est parce que ce commentaire avait créé la sensation que le journal lui

avait accordé plus d’importance en devenant le relai et le porte-voix du propos. Twitter est d’ailleurs un support particulièrement prisé par les contemporains de Trump, les prises de position publiées sur ce médias par les politiciens Paul Ryan ou Jeff Merkeley sont ainsi relayés par les

journalistes pour en révéler l’ampleur, les corroborer ou critiquer leurs positions. Le journaliste n’est donc plus un enquêteur de terrain mais un chercheur et lecteur de sites internet. Son champ d’action et d’observation n’est plus un lieu physique mais l’espace numérique. Il se transforme par ailleurs en simple relais, confirmant l’évolution de la vision de Bourdieu du métier de journaliste,

243 “la transition de l’imprimé à l’audiovisuel correspond au passage de l’Ecole à l’Entreprise, du Ministère à la Bourse. Du citoyen au consommateur, du cadre national au marché mondial (…) faisant de l’illusion économique la nouvelle religion du consommateur » (Debray 364)

244 Ce moyen de communication limite l’expression du point de vue à 140 caractères. Et que dire d’Instagram qui se limite à des photos : « Instagram permet de partager ses photographies et ses vidéos avec son réseau d'amis, de fournir une appréciation positive (fonction « j'aime ») et de laisser des commentaires sur les clichés déposés par les autres utilisateurs ».

premier lecteur des concurrents, mais aussi du phénomène de circularité de l’information « cette sorte de jeu de miroirs se réfléchissant mutuellement (qui) produit un formidable effet de clôture,

d’enfermement mental » (Bourdieu 25). Métaphore à succès, la reine de France est employée par les médias républicains et démocrates indifféremment, révélant que les journalistes s’épient pour s’imiter, utilisant les mêmes images, les mêmes moyens et les mêmes arguments, dénonçant malgré eux une situation qui ne change pas, ou pas assez.

La caricature de Mike Lester d’Obama en 2011 partage ainsi de nombreuses similarités avec celle de Wilbur Ross de 2019 et pour cause : d’après la robe bleue que portent les personnages, les deux

images sont des parodies du portrait de Vigée-Lebrun de Marie-Antoinette à la rose. Par ailleurs,

si le style du dessinateur, ainsi que le tracé de son crayon sont similaires, probablement en raison

des outils numériques utilisés246. En outre, ces deux images proviennent de la même société de

communication, à savoir le groupe Cagle Cartoon (dont Mike Lester est un des

employés-dessinateurs). L’engagement politique de la société de communication se pose comme secondaire

246 Dans Dessin de presse et Internet - Dessinateurs et internautes face à la mondialisation numérique Guillaume Doizy, historien spécialiste des caricatures, avance ainsi que ce sont les outils d’édition utilisés qui donnent aux dessins le même style.

et serait conséquent non seulement à l’actualité mais aussi à la demande de l’audimat. En effet, si les dernières caricatures de la société semblent une longue liste de caricatures de Donald Trump,

Mike Lester avait fait une caricature d’Hillary Clinton… encore en Marie-Antoinette en 2014247.

Ce procédé de reproduction du message, son contenu ou son moyen n’est cependant pas

propre au XXe et XXIe siècle et se retrouve notamment dans les images satiriques du XVIIIe

siècle. Ainsi, en 1790, une caricature anglaise248 traduite en français vient parodier les ambitions

de Catherine de Russie qui veut étendre le territoire de la Russie :

Première étape du conflit entre la Russie et la Turquie qui couvre la période de 1787 à 1792, cette

guerre est occultée dans notre Histoire par la Révolution française. Image modèle, Annie Duprat

corrige dans son article « Circulation des images en Europe et aux Amériques » la chronologie et

donc la parenté des caricatures :

247 Voir annexes

248 Image copiée de Thomas Rowlandson, The Imperial stride, publiée par William Holland, British Museum, 1791 comme l’avance Amelia Rauser dans “The Britishness of Caricature in Revolutionary France”: “many of the most noteworthy French caricatures from the early revolutionary period turn out to be derived from British examples. For example, An Imperial Stride, by Thomas Rowlandson, from 1791, seems to have inspired at least five French satires that made variations on this theme” p. 96 L’auteure cite ensuite la caricature de Catherine II avant celle de Marie-Antoinette in Ogée Frédéric, “Better in France ? “: the Circulation of Ideas Across the Channel in the

Certaines mises en images paraissent en revanche plus nouvelles, comme les

célèbres enjambées, celle de Lord North, nouveau colosse qui enjambe un fleuve

charriant des têtes coupées sur une gravure publiée par le London Magazine en

1774, celle de Marie-Antoinette en fuite vers Montmédy (Enjambée de la Sainte

Famille) ou celle de Catherine II (L’enjambée impériale) (…) Ces témoignages

démontrent indubitablement que l’enjambée de Marie-Antoinette a été copiée sur celle de Catherine II et non l’inverse comme on le voit fréquemment écrit (Duprat 62)249.

Burlesque et misogyne, la disposition de cette image diffamatoire à succès sera réutilisée pour

successivement attaquer Marie-Antoinette en 1791 mais aussi louer Napoléon lors de son évasion

d’Elbe en 1815.

Portant le même titre d’Enjambée impériale, l’estampe de Napoléon de 1815 parodie et détourne celle de l’impératrice de Russie. Au visage noble de Napoléon, les visages grimaçants et coiffés de chapeaux éteignoirs250 de Louis XVIII (reconnaissable à son écharpe bleue) et des autres

249 Révoltes et révolutions en Amérique et en Europe (1773-1802), Pups, 2005

250 Selon Rolf Reichardt, l’éteignoir symboliserait la volonté des royalistes d’éteindre les Lumières dans son ouvrage « Visualiser la logomachie entre Lumières et Ténèbres ou les étranges métamorphoses de l’éteignoir dans les

personnalités de la Restauration font face. Le blâme ne vient pas s’abattre sur le géant Napoléon

mais sur les observateurs Lilliputiens (en comparaison), qui l’observent de loin et à l’abri. Postérieure d’une année à l’estampe de Catherine de Russie, L’enjambée de la sainte famille des

Thuillerie à Montmidy reprend la disposition du personnage féminin ainsi que ses traits. L’image

véhicule certaines critiques envers Marie-Antoinette : sa coquetterie, que Marie-Antoinette est

l’instigatrice de la fuite, mais aussi sa culpabilité dans l’affaire du collier. Son ascendant sur le roi est rappelé par les propos de ce dernier, qui avoue : « je vais où l’on me mène » ; et par le sceptre

royal qu’elle porte. Jeanne de La Motte et le Cardinal de Rohan, tous deux célèbres acteurs de l’affaire du collier sont dessinés sous la robe de la reine, le collier étant d’ailleurs représenté dans leurs mains.

Les transformations de la caricature anglaise the Imperial Stride recyclée par la France et

déclinées avec les personnages de Marie-Antoinette et Napoléon n’est pas un fait unique. En effet,

la scène de Villeneuve, Ma Constitution, fait aussi l’objet d’un traitement particulier. Annie Duprat

montre la circulation mais aussi la reconversion de cette image dans son article sur Villeneuve ou

son ouvrage sur la représentation de la reine française Marie-Antoinette 1755-1793 : Image set

visages d’une reine, :

Quelques estampes la mettent en scène avec La Fayette, dans les mêmes positions

qu’avec Artois… L’une d’entre elles, Res Publica, est cependant énigmatique. Comme souvent, la reine est assise, jupes relevées et jambes écartées : elle sourit et

offre complaisamment son anatomie à un homme assis à ses pieds (…) Tout est réuni pour associer signes obscènes et référents politiques. Le titre de l’image,

attribuée au marchand graveur Villeneuve, figure hors du cadre ovale : Ma

estampes (1789-1830) », dans le collectif de Guilhaumou et Monnier, Des notions-concept en Révolution. Autour de la liberté politique à la fin du XVIIIe siècle, Paris, Société des études robespierristes, 2003

Constitution. On y a reconnu la reine et le général. Mais (…) l’historien

contemporain Claude Langlois a acquis la convictions que la partenaire de La

Fayette était madame de Condorcet (Duprat 157).

Annie Duprat montre ainsi que la caricature est indifféremment utilisée par deux camps opposés

durant la période dite de « guerre des caricatures » durant l’année 1791, marquée par la tentative

de fuite du roi, tournant historique décisif précédant la radicalisation du mouvement

révolutionnaire.

3. DE RUMEUR A NOUVELLE, INSTAURATION DE LA CARICATURE