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A : La première star moderne ?

1. CELEBRITE ENTRE RENOMMEE, GLOIRE ET REPUTATION

L’exclamation de Coppola permet surtout à Lilti de réaliser une analyse du concept de célébrité. Ce dernier date la célébrité de la moitié du XVIIIe siècle. Il rappelle que ce terme est un néologisme

qui atteint son apogée dans les publications françaises en 1800. A cette date, avec l’aide de

graphiques, Lilti prouve que le mot apparaît jusqu’à 0.0012% dans les publications françaises avant de décroitre262. L’historien du cinéma américain Richard Schickel date quant à lui la

popularité du mot au milieu du XXe siècle, affirmant en 1985 : « Il y a quarante ans, quand j’étais

enfant, le mot celebrity n’était pratiquement jamais employé » (Heinich 22). Selon Schickel, le

terme ne fut que tardivement officialisé, concurrencé par les adjectifs qualificatifs famous et

successful. Cette rareté du terme tiendrait effectivement à son imprécision et à la concurrence avec

un champ sémantique abondant. « Célébrité » semble effectivement se positionner à l’origine au

croisement des termes de renommée, réputation, estime, gloire, considération. Ce positionnement

262 Soit une fois tous les 100.000 mots, in Lilti, Antoine, Figures publiques. L'invention de la célébrité (1750-1850), Paris, Fayard, coll. « L'épreuve de l'histoire », 2014, p. 145

évolue peu, puisqu’en 2012 dans son ouvrage sur la visibilité263, la sociologue Nathalie Heinich

redéfinit le terme en lui opposant presque les mêmes termes.

L’Encyclopédie de Diderot ne comporte ainsi pas d’entrée pour "CELEBRITE" mais pour

"RENOMMEE", "GLOIRE" et "REPUTATION". Jaucourt, rédacteur des articles sur la

"RENOMMEE" et la "REPUTATION", définit la première comme l'« estime éclatante, acquise

dans l’opinion des hommes » l'opposant cependant ensuite à la mauvaise renommée. L'Encyclopédiste ajoute que cette bonne renommée doit être convoitée puisqu'elle implique une

amélioration morale, précisant que cette renommée ne doit pas être recherchée de manière factice

mais le résultat naturel d’une création originale ou le fruit d’un travail à priori stérile. Actualisant cette définition, Heinich précise un cadre spatial de proximité, le renom, « renown », « relèverait

plutôt des interactions directes et réciproques ».

Pour parler ensuite de la REPUTATION, Jaucourt l’oppose à la CONSIDERATION. Si la première marque plus que la seconde, touchant un plus large public mais serait plus éphémère, pas

forcément positive, ne se fondant pas sur des faits réels. La considération, quant à elle, se définit

par l’effet des qualités d'une personne sur son entourage, effets pouvant évoluer en admiration et amitié, même si le rayonnement de la considération est restreint et ne porte que sur les proches.

L’encyclopédiste synthétise en une phrase : « nous obtenons la considération de ceux qui nous approchent et la réputation de ceux qui ne nous connaissent pas ».

L’entrée GLOIRE est rédigée par Voltaire et reprend deux termes de Jaucourt : « la gloire serait la réputation jointe à l’estime, par des actions éclatantes ». Il oppose ainsi Attila, aux actions éclatantes mais non estimé ; Socrate, estimé mais sans action éclatante et Alexandre qui allie les

actions éclatantes à l’estime. Heinich confirme la définition de Voltaire, opposant la gloire,

reconnaissance du public « à ceux qui la méritent par leurs exploits », à la célébrité, qui « relèverait

plutôt du monde contemporain des médias, avec une connotation plus démocratique ou moins

élitiste » (Heinich 23). Voltaire incrimine justement dans son article les médias, qu’ils soient

qualifiés de sages ou d’hommes de lettres. Selon lui, ce sont eux qui construisent la gloire des grands hommes ou la ternissent. Si les hommes de lettres sont attachés au service d’un grand

homme ou d’une nation, ils vont corrompre la réalité et perdre leur objectivité. Voltaire critique ainsi implicitement les biographes royaux, tel Boileau mais aussi les académies qui sous

l'impulsion de Richelieu, puis Louis XIV lient (et restreignent) les artistes au pouvoir et à la nation.

Lilti confirme ces caractéristiques de définition, évoquant Emmanuel de Las Cases, biographe de

Napoléon ayant contribué à la gloire de ce dernier.

Bien qu’absente dans l’ouvrage d’Heinich et peu présente dans celui de Lilti264,

Marie-Antoinette illustre la couverture de ce dernier dans une traduction lusophone, quand les éditions

françaises lui préféraient un portrait de Jean-Jacques Rousseau265.

266

264 Mise à part dans l’introduction sur laquelle nous sommes déjà revenu 265 à qui Lilti consacre une longue partie

La reine de France ne correspond en effet pas aux définitions des Encyclopédistes. Elle n’a rien créé, ni produit et n’a fait aucune action éclatante de son vivant, invalidant tout à la fois les termes de renommée et gloire. Connue de proches comme de personnes éloignées, elle n’entre pas dans

la définition de considération et la persistance de sa présence à travers le temps invalide celle de

réputation. L’utilisation d’une variation d’un portrait de la reine illustre tout à la fois une stratégie

commerciale et la reconnaissance de son statut international. Placée sur la couverture et dans

l’incipit de l’ouvrage, la reine sert de captation benevolentiae et sert d’accroche pour le lecteur. Ce dernier reconnait la figure de la reine et le montage de la photographie de couverture le place

dans une sorte de mise en abyme dans laquelle il pourrait se retrouver : spectateur reproduisant

avec sa caméra une reproduction d’une célébrité. Le personnage de la reine permet enfin au lecteur une immersion dans l’essai qui serait progressive, passant de Marie-Antoinette aux autres figures

historiques moins photogéniques et moins identifiables dans des portraits267.

Une autre explication se trouve dans l’article de Voltaire : si c’est tout d’abord l’opinion

publique qui lui a prêté mauvaises et bonnes actions, les auteurs et biographes268 se sont ensuite

saisi de cette matière pour la transformer. Se basant sur Celebrity, ouvrage de Chris Rojek de 2001,

Heinich ajoute d’autres termes permettant une approche contemporaine : la notoriété qu’elle associe à la « transgression, la déviance, l’immoralité » et le glamour, impliquant une

reconnaissance publique favorable. Si Marie-Antoinette était réputée au XVIIIe siècle, son image

étant commentée et discutée dans les rues et dans les maisons sans contact direct, elle a fait naitre

267 Lilti évoque ainsi le cas de l’acteur Talma, Rousseau, Napoléon ou Voltaire. Si Napoléon est une figure internationale et identifiable notamment grâce à David, les autres figures le sont moins… Le choix d’illustrer l’édition française est compréhensible du fait de sa popularité mais aurait été moins efficace pour des éditions étrangères. L’édition anglaise est ainsi illustrée par un tableau représentant Franz Liszt : Liszt devant François

Joseph et Sissi à Buda de Franz Schmaus et Karl Lafitte. Curieusement dans l’édition anglaise l’image est tronquée :

les personnages célèbres et royaux sont coupés.

une légende polymorphe qui continue de vivre aujourd'hui. Cette dernière tiendrait tout d’abord de la notoriété puisque l'ayant incriminée durant toute sa vie ; puis du glamour, l’ayant réhabilitée

et sanctifiée après sa mort. Evoquant la visibilité et finalement corrigeant la thèse de Walter

Benjamin sur L’œuvre d’art à l’heure de la reproductibilité mécanique269, Heinich affirme que la

multiplication des images, photographiques et cinématographiques proclame la vedette, créant un

parallèle entre le culte médiéval des reliques et la culture populaire moderne270. Si Benjamin se consacre aux œuvres d’art, définissant la reproduction comme un transfert d’aura et donc une atténuation de la valeur de l’œuvre, Heinich, se servant des théories du sociologue Thierry Lenain affirme le contraire puisque la reproduction de la star est une relique qui inviterait à la rencontre

avec la personne réelle, la reproduction étant d’ailleurs parfois supérieure à la réalité dans le cas des vidéos. Eloigné de la star dans la salle de spectacle, la vision et l’écoute de cette dernière sont en effet inférieures à l’enregistrement vidéo (Heinich 18). A cette production en série d’objets, activateurs mémoriels selon Poirson, s’ajoute le côté singulier de la reine : celle-ci est non

seulement aisément identifiable mais aussi imitable, contrairement à des célébrités telles Lady

Di271. La multiplicité matérielle du physique de la reine étant alors générateur de sa propre célébrité, l’artiste français John Hamon272, confirmant ainsi la prophétie d’Andy Warhol « je suis

surtout connu pour ma notoriété ».

Etant donné la puissance de cette réputation, cette dernière se serait ensuite transformée en

célébrité avec le temps supplantant d’ailleurs ce dernier terme, qui inclut un sème de temporalité

269 Nous avons conservé le titre de l’édition Payot de 2013. 270 Heinich 28, 29

271 Marie-Antoinette, Elvis Presley ou Marilyn Monroe se rapprochent ainsi des personnages de la Commedia del Arte.

272 Dont l’unique action est d’afficher, placarder son visage depuis 20 ans sur les espaces publics, sans message politique et à priori sans arrière-pensée commerciale malgré sa présence dans la galerie d’arts en ligne Artsper.

courte. Heinich revient d’ailleurs sur cette dimension temporelle, lui permettant de distinguer l’actrice de la vedette mais aussi de la figure historique :

La différence entre un acteur et une vedette, c’est que le privilège de la seconde est

permanent et non pas temporaire – du moins tant que dure la célébrité en question,

car celle-ci peut être soumise à obsolescence. Voilà qui marque une notable

différence avec l’aristocratie des cours d’Ancien Régime (Heinich 72).

Réputée de son vivant, Marie-Antoinette, est adaptée et perpétuée sous forme de légende par les

hommes et femmes de lettres dans les pamphlets, libelles anonymes, biographies et romans

historiques. Si Marie-Antoinette en tant que figure historique n'est pas une célébrité, son

personnage, double médiatique, la serait. Le succès des adaptations de la vie privée de ce

personnage public affirme le renom de la reine. Paradoxalement, ce dernier s’effectue par le biais de la fascination, en intéressant un public de masse à des performances commerciales

discontinues : parution d’un ouvrage, d’un pamphlet, d’une pièce de théâtre, par une mode

vestimentaire ou par la vente d’un artefact.

Fascinant et divisant historiens et écrivains de fiction depuis le XVIIIe siècle,

Marie-Antoinette n’a pas acquis une immortalité médiatique par ses actions politiques, mais par la renommée de la beauté de son corps symbolique et par la déchéance et le trépas de son corps

physique. On peut supposer que si Marie-Antoinette n’avait pas été condamnée à mort, après un

procès à charge et écrit d’avance, sa figure historique ne serait pas devenue paradoxalement

immortelle.

De plus, ces pamphlets sont nourris par les rapports entre le peuple et la reine. Si la reine

Je suis reçue à Strasbourg comme si j’étais une enfant aimée qui revient chez elle273» ou le 8 juin

1773 : « Je ne puis vous dire, ma chère maman, les transports de joie, d’affection, qu’on nous a

témoignés dans ce moment. (…) Qu’on est heureux dans notre état de gagner l’amitié de tout un peuple à si bon marché ! » (Arneth 459), c’est parce que comme une célébrité, elle bénéficie du

crédit de la nouveauté et de la curiosité du peuple. Cette curiosité bienveillante tient d’ailleurs au statut même de la célébrité, rappelant le rapport affectif des fans des Beatles que cite Heinich,

expliquant leur attachement par le fait que les Beatles sont les Beatles. De même, Marie-Antoinette

est aimée car elle est princesse et est la dauphine. Le rapport devient cependant progressivement

un rapport phobique, accéléré après la tentative de fuite avortée du 21 juin 1791 : « Il n’y a aucun

parti à tirer de cette assemblée-ci, c’est un amas de scélérats de fous et de bêtes274 » (Lever 658).

Cette haine, issue notamment des écarts de conduite et moraux imputés à la reine viendront

l’accuser lors de son procès. C’est parce que des pamphlets sont publiés sur la légèreté de ses mœurs qu’elle est jugée pour ces mœurs légères. Et comme elle n’a pas contesté ces libelles et pamphlets à l’époque, elle est rendue coupable par contumace :

Marie-Antoinette (…) n’est pas opposée à la libre expression des libelles. Surtout

parce qu’elle a choisi de les ignorer (…) l’indifférence de Marie-Antoinette sur le danger des pamphlets repose sur une profonde confiance dans le monde où elle est

née (Thomas 43).

Ironiquement, le refus de Marie-Antoinette d’affronter ou, de se confronter au peuple de Paris

ressemble à la politique de l’autruche275. Ce mépris ou fuite du public et des médias populaires est

273 Lettre référencée à la côte 440AP/1 dossier 1, pièce 62 aux archives nationales mais curieusement absente de la compilation d’Evelyne Lever qui commente à la lettre du 9 juillet 1770 : « Il n’y a pas d’autres lettres de la

dauphine avant cette date » p.49

274 Lettre du 31 octobre 1791 au Comte de Fersen

fatal à la reine à l’époque. Aujourd’hui, la publicité est aussi un élément fondamental pour l’image de la célébrité. Cette dernière recourt justement à des spécialistes, les agences de communication,

pour gérer au mieux leur image publique. Ces agences ne sont cependant pas toujours capables

d’éviter un accident, écart de conduite ou un lynchage médiatique équivalent à une décapitation symbolique.